Chapitre 18
 

La première journée fut consacrée à une évaluation globale : tests physiques, profil psychologique, habiletés diverses, connaissances générales et spécialisées.

Pendant la soirée, Bamboo et l’un des psychologues présentèrent en détail à la jeune femme ce que seraient ces quinze journées de formation intensive. Des modifications au programme seraient apportées en cours de route par l’équipe de synthèse qui se réunirait chaque soir pour évaluer ses performances et orienter son entraînement du lendemain.

La deuxième journée marqua le début de l’entraînement comme tel.

Réveil à six heures. Après un simple jus de fruit et un yogourt, Claudia eut droit à une demi-heure de méditation sous la direction d’un gourou fraîchement débarqué de Palo Alto. Son sourire engageant et l’intensité de son regard faisaient presque oublier l’incongruité de son habillement : une combinaison de cuir d’un blanc immaculé. « Pour la moto », expliqua-t-il.

Suivit ensuite une heure de conditionnement physique intensif.

Bamboo et une équipe de psychologues partagèrent avec elle un petit déjeuner consistant. Il n’y avait pas de sujet de conversation prévu de façon formelle, mais il était clair que l’évaluation et les tests se poursuivaient.

Une grande partie de l’avant-midi fut consacrée à des cours techniques : matériel d’écoute, ouverture de serrures et appareils de surveillance, utilisation de codes, de boîtes aux lettres et d’appareils de transmission. Lors de son engagement à l’Agence, Claudia avait déjà bénéficié d’une introduction à ces matières. Cette fois, il s’agissait d’un cours plus poussé avec un expert dans chacun des sujets.

L’avant-midi se termina sur un exercice de tir et de maniement d’armes.

Pour le repas du midi, en plus des psychologues et de Bamboo, Claudia retrouva ses instructeurs de l’avant-midi. La conversation roula sans ordre apparent sur les sujets abordés pendant les cours et chacun des experts trouva le moyen de ramener les principaux points qu’il avait touchés.

L’après-midi débuta par des cours de prestidigitation et de manipulation : la personne-ressource était un illusionniste qu’elle avait vu à quelques reprises à la télévision.

L’heure suivante fut consacrée au maquillage, à la coiffure et à l’habillement ; elle se déroula sous la direction conjointe d’un styliste maquilleur et d’un mime. L’exercice final consistait à entrer dans une pièce et à en ressortir moins de cinq minutes plus tard, complètement transformée, uniquement à l’aide des ressources de son sac à main, de son propre habillement et de ce qu’elle avait pu trouver dans la pièce.

Le mime insista à plusieurs reprises sur le fait que la modification de l’image tenait autant sinon davantage à l’attitude générale, au maintien du corps, au port de la tête et aux gestes, qu’aux accessoires. « Modifiez l’essentiel, répétait-il, de toute façon, le reste passe inaperçu. »

Après une pause de vingt minutes, les cours pratiques reprirent. D’abord, les exercices de mémoire. On disposait des objets sur une table, on lui laissait trente secondes pour regarder, puis elle devait les nommer. Elle était ensuite interrogée sur leurs caractéristiques. Plusieurs questions lui furent également posées sur des détails précis concernant les cours précédents : description des professeurs, les mots qu’ils utilisaient le plus souvent, leurs manies, l’ordre des sujets dont ils avaient traités.

Le dernier cours fut un exposé sur les méthodes de filature et de contre-filature ainsi que sur les techniques d’interrogatoire. Comme exercice, elle dut répondre de la façon la plus naturelle possible à une foule de questions sur son entraînement de la journée tout en révélant le moins de choses possible. On lui donna ensuite la consigne de ne parler à personne, sauf à l’heure des repas, de ce qui se passait dans ses autres cours.

L’après-midi se termina par un réchauffement, de la course à pied et un bref exercice sur les appareils Nautilus, le tout suivi d’une mise à jour dans les techniques de combat rapproché.

Claudia se donna à fond contre les instructeurs, défoulant sur eux toute la rage et l’agressivité accumulées au cours des dernières semaines.

Après une légère période de relaxation, elle eut droit à une demi-heure de caisson d’isolement.

Malgré son appréhension, elle s’abandonna rapidement à l’agréable sensation d’apesanteur. Elle flottait dans la solution saline maintenue à la température du corps et la musique lui occupait complètement l’esprit.

Lorsqu’elle en sortit, elle se sentait étrangement reposée et détendue. Bamboo l’amena prendre un apéritif dans le bar du camp, en compagnie de deux experts financiers et d’un spécialiste de l’industrie biotechnologique. La discussion se fit sans ordre formel, mais Claudia fut surprise de tout ce qui lui fut présenté sous une forme condensée, imagée et facile à retenir.

Ce fut ensuite le souper, où elle retrouva tous ses instructeurs de la journée. Claudia n’avait droit qu’à deux verres de vin, mais la même restriction ne s’appliquait pas au reste du personnel : la discussion s’anima très vite en un joyeux concours d’anecdotes où chacun y allait des cas les plus étranges qu’il avait rencontrés dans sa spécialité.

Le seul qui ne parlait presque pas était Bamboo. Après le repas, Claudia s’isola avec lui dans un coin de l’immense salon et lui demanda pourquoi il parlait aussi peu, lui habituellement si volubile.

— Est-ce que ça fait aussi partie de l’entraînement ?

— Du mien, répondit Bamboo avec un sourire complice.

— Vous continuez à vous entraîner ?

— Continuellement. Les illusions de la maya sont tellement nombreuses. Tellement insistantes.

— Quel genre d’illusions ?

— Des illusions comme le charme et la beauté de l’exquise collaboratrice, répondit-il avec un éclair de malice dans les yeux.

Claudia resta sans voix, incertaine de la façon dont elle devait prendre la remarque. Il était difficile de ne pas soupçonner derrière l’humour la trace d’un intérêt réel.

— Les jeux de la maya pour nous séduire sont infinis, reprit Bamboo.

— Et pourquoi ne pas se laisser séduire ? Ça ne doit pas être si douloureux.

— Que gagnerait une illusion à être partagée par une autre illusion ?

— Vous pourriez vous mettre à l’élevage de petites pousses de Bamboo.

— Peut-être est-il possible d’épouser son entraîneur, son conseiller ou son gourou. Ou encore, un ami. À la limite, on peut même épouser son père ou sa mère. Mais tous à la fois ?… Si la précieuse collaboratrice veut bien m’excuser, je dois me retirer dans ma chambre : quelques menus travaux réclament instamment mon humble attention.

Avant de s’éclipser, il lui expliqua que toutes ses soirées seraient libres – hygiène mentale oblige ! – et qu’elle pourrait les occuper comme bon lui semblerait.

Claudia traîna quelques minutes au salon puis regagna sa chambre. Ce soir-là, elle s’endormit à sa table en jouant avec le jeu de Tangram.

 

Les jours suivants se déroulèrent selon un horaire à peu près identique. Chaque soir, l’équipe des instructeurs se rencontrait pour faire rapport à Bamboo et aux deux psychologues. À la suite des différents comptes rendus, ces derniers ajustaient les activités du lendemain et rédigeaient des consignes pour chacun des instructeurs.

Le quatrième soir, Claudia parla longuement avec Bamboo. Elle commença par lui demander des nouvelles de Klaus, puis elle se laissa aller à parler de l’époque où elle était avec lui. Ce qu’elle trouvait le plus injuste, c’était l’immense impression de gaspillage qu’elle ressentait : tout ce temps où ils auraient pu faire des choses ensemble et qu’ils avaient perdu en futiles guerres de territoire ! Perdu de façon irrécupérable. Et maintenant qu’elle aurait été prête pour quelque chose de différent, il n’était plus là.

Lorsqu’elle l’avait vu, à l’hôpital, c’était cette impression d’être devant quelque chose d’à jamais inaccessible qui lui avait fait le plus mal. Cristallisée dans un corps inerte et sans réaction, l’absence de Klaus avait acquis la densité d’une masse compacte. Incontournable.

Bamboo l’avait écoutée pendant plus de deux heures. Lorsqu’elle lui avait demandé pourquoi il fallait presque toujours que quelque chose nous manque pour qu’on puisse le désirer, il avait répondu que notre avenir était toujours derrière nous, d’une certaine façon.

— Le karma ? avait demandé Claudia, après être demeurée interloquée pendant un moment.

Bamboo avait répondu que, peu importe le nom, la même idée se retrouvait partout : programmation génétique, conditions sociales, empreinte inconsciente, structures de base… Tous ces termes et toutes ces théories se ramenaient à l’idée du destin contenu en germe dans le point de départ, à l’idée du karma. Les seules différences se situaient au niveau de qui avait écrit le karma, de l’endroit ou de la manière dont il avait été écrit.

Par la suite, Claudia discuta tous les soirs avec Bamboo. Le compte rendu de ces conversations venait enrichir les évaluations que l’honorable conseiller effectuait pendant la nuit avec ses deux collègues psychologues.

Ce rapprochement avec la jeune femme n’avait rien d’accidentel : au milieu de parfaits étrangers qui avaient pour consigne de maintenir avec elle une attitude strictement professionnelle, il était la seule personne plus ou moins familière.

Bamboo avait joué sur cette situation. C’était pour favoriser ce rapprochement qu’il avait refusé de paraître intégré à l’équipe d’experts. Cela lui permettait de situer leur relation sur un autre plan et de fournir un havre de vie affective à Claudia. D’autant plus qu’il était son seul lien avec Klaus.

Cette partie de la formation était d’ailleurs la plus importante. Bien sûr, tous les trucs qu’on lui enseignait, tout l’entraînement auquel on la soumettait avaient leur utilité : certaines choses pourraient servir un jour ou l’autre. Mais l’objectif était d’abord d’ordre psychologique : en premier lieu, il s’agissait de renforcer la confiance en elle-même de la jeune femme ; plus profondément, on voulait lui donner le sentiment de l’importance de sa mission. C’était principalement à cela que servait tout ce déploiement de spécialistes autour d’elle.

Le but était d’ancrer en elle des motivations suffisamment profondes pour l’aider à mener sa mission à terme. La première de ces motivations, ce serait la vengeance : d’abord venger Klaus et se venger elle-même de tout ce qu’on lui avait fait subir. Viendrait ensuite l’importance de la tâche qu’elle avait à accomplir. Enfin, il y aurait une certaine fidélité : à l’Agence, bien sûr, mais surtout à celui qui représentait l’Agence pour elle. À Bamboo.

Pour créer entre eux ce lien affectif, Bamboo comptait sur les deux semaines pendant lesquelles il serait pour elle la seule source disponible d’intimité. Il s’infiltrerait progressivement dans sa vie. Il s’y infiltrerait d’autant plus facilement, d’autant plus profondément qu’il serait vide : il n’apporterait rien d’autre qu’une disponibilité, qu’une écoute pour partager ce qu’elle ne pouvait contenir en elle. Elle retrouverait avec lui l’impression de partage qu’elle avait eue avec Klaus et dont elle avait la nostalgie.

 

Au milieu de la deuxième semaine, au sujet d’une remarque que Bamboo lui avait faite sur ses jambes, Claudia lui parla de sa sœur. Elle lui raconta comment, à partir de l’âge de quatre ans, elle avait vu sa sœur se défaire.

Déjà, à onze ans, elle ne marchait plus du tout : il fallait la porter du lit à son fauteuil, dans la cuisine.

Plus le temps passait, plus elle restait allongée sur son lit, à attendre. Il fallait lui faire des massages. À cause des crampes. Son corps était tordu de crampes. Surtout ses jambes.

Et elle parlait de moins en moins. Uniquement pour se plaindre, lorsque cela faisait trop mal. À la fin, elle ne parlait plus du tout. Simplement, elle regardait. Dans ses yeux, on voyait bien qu’elle comprenait. Qu’elle comprenait certaines choses, à tout le moins.

Les gens se sentaient mal à l’aise en sa présence. Même ceux de la famille. L’image qui était venue à l’esprit de Claudia était celle d’une poupée qui brise de l’intérieur et qui pend, molle, de partout… sauf lorsque cela faisait trop mal.

Dans ces cas-là, son visage se crispait et elle pleurait un peu. Sans bruit, presque. Des larmes qu’elle avalait avec difficulté, comme si elle manquait de force.

Claudia s’était toujours beaucoup occupée de sa sœur. Dès qu’elle en avait été capable, c’était elle, le plus souvent, qui lui avait fait ses massages. Elle qui l’avait habillée, qui avait soigné ses plaies de lit. Elle et sa mère.

Un des cauchemars qui lui revenait le plus souvent datait de cette époque. Elle voyait l’image de sa sœur dans un miroir. Elle avançait vers le miroir et l’image venait vers elle, se rapprochant jusqu’à se presser contre son corps, à menacer de s’y fondre. Claudia sentait alors les crampes monter dans ses jambes. Elle essayait de se débattre, de résister à la force engluante du miroir qui l’aspirait, pour finalement se réveiller en sueur, terrorisée, les mains crispées sur des morceaux du corps de sa sœur qui collaient à elle et qu’elle essayait d’arracher.

Plusieurs minutes après le réveil, elle pouvait encore sentir les traces de la douleur dans ses jambes.

Un jour, un psychiatre lui avait dit que sa terreur profonde était de devenir comme sa sœur parce que, au fond, c’était ce qu’elle désirait. Elle avait probablement eu l’impression de lui voler ses jambes : à mesure que les siennes étaient devenues longues et élancées, celles de sa sœur s’étaient désagrégées, étaient devenues difformes et douloureuses. C’était cette culpabilité qui s’extériorisait dans le cauchemar.

Mais pas seulement la culpabilité. Il y avait aussi le mandat que sa mère lui avait inconsciemment donné. « Avec toi, lui avait-elle dit un peu avant de mourir, j’ai toujours voulu en faire deux. Pour rattraper l’autre, il faut croire ».

Selon le psychiatre, son cauchemar exprimait toute la tension entre ces deux impératifs : à la fois le besoin de se punir, de devenir comme sa sœur, mais aussi le besoin de demeurer intacte afin de réaliser le mandat de compenser pour l’autre. C’était cela, l’image de cette fusion toujours sur le point de survenir, mais jamais réalisée : le fantasme d’une incorporation obsédante mais impossible.

À force de répéter à Claudia qu’elle était spéciale, qu’elle ne ferait jamais rien comme les autres, sa mère l’avait ancrée dans l’idée que rien de ce qu’elle réussissait à faire n’était vraiment « pour elle ». Quels que soient ses succès, elle gardait le même sentiment d’inadéquation qui la poussait à toujours essayer autre chose.

Mais elle n’arrivait pas pour autant à en vouloir à sa mère : elle comprenait trop bien à travers quoi elle avait dû passer, elle aussi, quand elle était jeune.

Sur ce sujet, sa mère n’avait jamais été très loquace : elle avait simplement dit à Claudia que son père, mort lorsqu’elle avait douze ans, n’était pas son véritable père. Ce dernier était disparu avant même qu’elle vienne au monde. Sa mère s’était remariée dans l’année.

Lorsque Claudia l’avait interrogée sur ce père fantôme, sa mère lui avait fourni des réponses vagues : il voyageait beaucoup, faisait des affaires dans plusieurs pays… Un jour, au cours d’un voyage, son avion s’était écrasé. On n’avait jamais retrouvé son corps.

Claudia avait toujours été fascinée par ce père inaccessible dont elle entendait parler à l’occasion depuis l’enfance. C’était sans doute ce qui l’avait poussée à toujours rechercher des hommes plus vieux qu’elle ou ayant un statut social plus important. Mais il était probable aussi que c’était ce qui l’avait toujours amenée à les rejeter, en bout de ligne : pour avoir de l’air, pour respirer. Avec eux, elle n’arrivait jamais à se sentir à égalité.

Un soir, Bamboo lui avait lancé un curieux aphorisme à ce sujet.

— Il est peu raisonnable de demander en même temps à un mur de nous faire de l’ombre et de ne pas nous boucher la vue. D’être solide et de céder à nos moindres pressions. D’être rassurant et infiniment malléable.

Claudia n’avait pas répondu. Elle avait simplement évité le sujet par la suite. Bamboo ne l’avait pas ramené lui non plus. Fidèle à son personnage, il se cantonnait presque toujours dans un rôle d’oreille. Et ensuite, lorsque Claudia se retirait pour la nuit, il allait à la salle de réunion pour la revue de la journée.

Le dernier soir, il eut une longue conversation téléphonique avec F. Il lui fit d’abord un bilan des deux semaines d’entraînement. Les résultats dépassaient toutes les espérances. La formation antérieure de la collaboratrice lui avait permis de progresser beaucoup plus rapidement que prévu.

Ils discutèrent ensuite des détails de la stratégie, des chances qu’aurait Claudia de s’en tirer. Puis la directrice de l’Agence lui donna le feu vert. Claudia recevrait ses instructions finales le lendemain matin et elle partirait aussitôt. Le premier objectif était Paris. Entre-temps F amorcerait la mise en place.

 

Une des premières tâches de la directrice de l’Agence consisterait à aller porter une lettre à Montréal. Pour plus de sécurité, elle avait décidé d’y aller personnellement. D’un geste machinal, elle vérifia qu’elle avait bien les lentilles cornéennes teintées dans la poche de son tailleur. Mais il y avait plus urgent. Avant de partir, elle devait d’abord contacter son meilleur agent dans les pays de l’ancien bloc de l’Est.

L’homme en question, attaché commercial à l’ambassade américaine de Moscou, avait été piégé dans un chantage sexuel par le KGB, plusieurs années auparavant. Il avait aussitôt fait rapport aux services de sécurité et ceux-ci lui avaient demandé de se montrer réticent mais de finir par accepter de jouer le jeu : c’était une bonne occasion de les infiltrer.

Au fil des années, l’homme avait acquis de plus en plus de valeur aux yeux des Russes. Même si une grande partie de l’information qu’il leur fournissait servait uniquement à corroborer ce qu’ils savaient déjà, elle était tout de même précieuse, une information n’étant habituellement acceptée comme sûre qu’après avoir été confirmée par plusieurs sources indépendantes. Et puis, il était jeune. Il monterait.

F avait appris l’existence de cet agent par les confidences d’un général qui continuait d’éprouver pour elle une nostalgie tenace. Il lui avait ensuite fallu près de six mois pour parvenir à le recruter.

Depuis, l’homme de Moscou était devenu un triple. En plus des services secrets russes et de la CIA, il travaillait à l’occasion pour l’Agence. Mais seulement à l’occasion. Car F ne l’utilisait presque pas. Il avait été convenu dès le début qu’elle lui demanderait d’agir uniquement dans des occasions d’extrême nécessité pour ne pas risquer inutilement sa couverture.

À l’instant où il recevrait le message de F, l’agent se dépêcherait d’alerter son contrôle moscovite et il lui remettrait le dossier qui était déjà en sa possession depuis plusieurs semaines.

La lourde machinerie des services russes se mettrait alors en branle.

 

*

 

Quelques heures plus tard, à des milliers de kilomètres, un rapport tombait sur le bureau du général Pronnikov, chef du directorat K, mieux connu sous le nom de « ligne KR ».

En tant que responsable de la surveillance interne, le général avait le pouvoir d’enquêter sur tout membre des différentes agences de renseignement de la Russie. Pour le faire, il pouvait utiliser à sa discrétion toutes les ressources jugées utiles. Le rapport lui avait été remis avec les compliments de « l’ami de l’ambassade ». Sous ce nom de code se cachait un de ses meilleurs agents infiltrés dans les services secrets américains. Une taupe avec un avenir remarquable et qui ne se manifestait que pour fournir des renseignements que lui-même jugeait cruciaux.

Pronnikov ne lui avait jamais reproché cette prudence. Au contraire. Mettre sa position et sa future carrière en péril pour de simples affaires de routine aurait été un non-sens. La taupe occupait déjà le poste de chef de section à la CIA, dans la prestigieuse ambassade américaine de Moscou. Avec un peu d’aide, qui savait jusqu’à quel échelon cet informateur pourrait s’élever dans les services américains ?

C’était à cet informateur qu’il devait d’avoir survécu aux multiples remaniements des services secrets, y compris au fameux massacre de décembre 1993, lorsque Eltsine avait tenté de dissoudre définitivement le KGB. Pronnikov était le seul à pouvoir communiquer avec l’agent américain et c’était son secret le plus précieux : en cette période d’incertitude, les dirigeants de l’État avaient estimé ne pas pouvoir sacrifier une telle source d’information. En connaître le plus possible sur les intentions américaines était capital.

On avait donc recyclé Pronnikov dans un poste qui lui donnait la haute main sur l’ensemble des activités de renseignements, en échange de quoi il avait déclaré apporter son soutien à l’équipe dirigeante pour mater les extrémistes de droite qui tentaient de soulever le pays à leur profit. Son pouvoir était assez bien assis pour qu’il se paye le luxe de récupérer toute l’ancienne équipe du directorat K et d’en garder le nom. Sans jamais assister à leurs réunions, il était l’âme dirigeante de la Troïka.

 

Le général examina le dossier avec attention. Essentiellement, il s’agissait de relevés bancaires et de copies de transactions financières impliquant une banque suisse, une banque torontoise ainsi que la compagnie Seabeco, qui venait comme par hasard de déménager à Zurich.

Il y avait également une liste assez longue des rencontres que Porfiry Drozhkin avait effectuées avec un nombre restreint de personnes : un Américain, un Anglais, un Français et un Libanais. Il y avait aussi une brève série de questions sur les opérations financières du délégué russe ainsi que sur la nature de ses liens avec le sénateur américain récemment disparu dans des circonstances tragiques : Alexander B. Cornforth.

Le document signalait que de tels liens, s’ils venaient à être découverts, donneraient prise aux rumeurs les plus extravagantes. Des rumeurs que les responsables de la politique étrangère russe n’apprécieraient certainement pas, en cette ère de rapprochement avec l’Ouest et d’aide économique. Surtout si la mort du sénateur américain devait se révéler de nature criminelle.

Le général Pronnikov relut le document une deuxième fois.

Si les gens de la CIA étaient au courant des liens de Drozhkin avec le sénateur Cornforth, pourquoi n’avaient-ils pas utilisé cette information ? Étaient-ils en train de préparer une opération d’une plus grande envergure ? Était-ce pour cette raison que l’ami d’en face prenait la précaution de l’avertir ?

Il y avait également les quatre personnes mentionnées dans le document : s’agissait-il d’un réseau personnel que Drozhkin avait établi en marge de tout contrôle hiérarchique ?

— Faites-moi parvenir le dossier complet du colonel Porfiry Drozhkin actuellement en poste au consulat de New York, dit-il à son secrétaire. Et sortez-moi aussi tout ce que nous avons sur ces personnes.

Il lui fournit la liste des noms auxquels le document faisait référence.

Quatre heures plus tard, le général dictait ses instructions à son secrétaire pour qu’il les expédie sur-le-champ au rezident de New York.

— Un rapport détaillé, précisa-t-il. Et quand je dis détaillé, je veux savoir combien de carrés de papier il utilise lorsqu’il va aux toilettes, de quelle main il se sert… Je veux aussi une inspection de tous les fonds qu’il a touchés, ou qu’il aurait pu toucher, au cours des trois dernières années. Demandez également au GRU s’ils possèdent quelque chose sur ces quatre personnes.

Le Glavnoye Razvedyvatelnoye Upravleniye, service de renseignements de l’armée soviétique, avait longtemps été le principal compétiteur du KGB. Mais, à la suite des nombreuses pénétrations de leurs services par des agences étrangères, la tutelle de la ligne KR leur avait été imposée. C’était une occasion de plus de leur montrer qui était le maître, songea Pronnikov.

Quant aux manigances de Drozhkin, le général ne savait toujours pas exactement à quoi s’en tenir, mais il était clair qu’une grande partie de son activité échappait totalement au contrôle de ses supérieurs. C’était assez pour soulever des questions. Beaucoup de questions.

Pronnikov avait très hâte de parler au colonel Drozhkin.