Claudia débarqua à Paris le lendemain soir.
Elle fut précédée à l’hôtel par Bamboo, qui loua deux chambres adjacentes : une pour lui et une autre au nom de Claire Mathers.
À son arrivée, Claudia s’installa dans une chambre qui avait été réservée à son nom depuis le Sri Lanka. Elle y passa environ une heure à revoir le dossier qu’elle avait parcouru deux fois déjà. Bamboo le lui avait remis juste avant son départ du camp d’entraînement.
Il y avait là l’ensemble de ce qu’il avait pu trouver dans les banques de données : différentes photos de César Pardiac, les détails biographiques disponibles ainsi qu’une liste exhaustive de ses avoirs dans les différents groupes financiers auxquels il était associé. Un des documents décrivait même les moyens détournés par lesquels il réussissait à contrôler près de quatre-vingts pour cent du groupe BioGen.
Au moment du départ, Bamboo avait fait montre de la même politesse extravagante qu’à l’accoutumée. Pourtant, elle l’avait senti plus près d’elle. Sans doute était-ce à cause de ce qui s’était passé l’avant-dernier soir.
Ce soir-là, ils avaient parlé de Klaus. Elle se sentait affreusement seule et elle avait laissé aller sa tête contre son épaule. Toute son attitude, tous ses gestes disaient qu’elle aurait voulu faire l’amour avec lui. Mais Bamboo avait eu pour seul geste de lui tenir la tête, comme on tient celle d’un enfant.
Devant son impassibilité, Claudia lui avait demandé explicitement de passer la nuit avec elle. Bamboo l’avait alors gentiment rembarrée.
— L’exquise collaboratrice devrait savoir que les produits de remplacement sont en général très décevants. De plus, si j’en crois l’expérience très humble de ma modeste personne, ils ont une durée de vie plutôt courte. À employer seulement en cas de stricte urgence, avait-il conclu, sur un ton parodiquement doctoral.
Il l’avait ensuite quittée.
Demeurée seule, Claudia avait mis longtemps à s’endormir. Son esprit revenait sans cesse à Klaus, au trou qu’il représentait maintenant dans sa vie. De le savoir si proche et si inaccessible à la fois était pire que de l’avoir totalement perdu.
Bamboo avait raison, lorsqu’il lui avait dit qu’un mort est plus facile à oublier. Il était illusoire de prétendre que ce vide au centre d’elle-même n’existait pas : non seulement elle ne pouvait y échapper, mais elle sentait bien qu’aucune autre personne ne pouvait le combler. Il lui faudrait d’abord refermer elle-même cette brèche avant d’approcher quelqu’un. Autrement, l’autre s’y engouffrerait et elle se sentirait rapidement plus vide encore.
Pour le moment, la principale chose à faire était de venger Klaus. Si elle y parvenait, elle aurait refermé un peu la brèche. Elle aurait payé une partie de ses dettes.
Car il y avait aussi de cela : elle avait l’impression d’être responsable de ce qui était arrivé à Klaus. C’était d’ailleurs la première idée qu’elle avait eue, lorsque Burnham lui avait expliqué en quoi consistait la tâche de son prédécesseur. Elle avait senti confusément qu’il avait accepté ce travail à cause d’elle : pour fuir, pour être totalement accaparé par quelque chose. Et peut-être, aussi, à cause du risque. Une manière de jeu avec la mort. De suicide différé.
Et si elle ne l’avait pas attendu à la sortie de l’avion, si elle ne lui avait pas immobilisé la tête entre ses mains, le temps qu’il offre une cible parfaite…
Après avoir relu une fois encore le dossier Pardiac, Claudia accrocha l’affiche « ne pas déranger » à la poignée extérieure de la porte et elle quitta sa chambre pour aller dormir dans celle inscrite au nom de Claire Mathers.
Une protection supplémentaire. Probablement inutile. En théorie, personne ne devait encore savoir qu’elle était à Paris…
Pour l’instant, il fallait qu’elle dorme. Le lendemain, elle aurait besoin de toute son énergie, de toute sa concentration. Car elle n’en pouvait plus d’attendre. De supporter cette tension. Il fallait que quelque chose se produise. Et, pour cela, elle croyait avoir trouvé un moyen. Un moyen risqué. Très risqué, même. Si Bamboo venait à l’apprendre, il désapprouverait intégralement. Elle aurait sans doute droit à une inondation de proverbes. Mais sa décision était arrêtée. Tout valait mieux que cette incertitude.
*
Au même instant, Leppert téléphonait à Drozhkin. Il avait deux sujets de préoccupation.
— On ne pourra pas y arriver dans les délais prévus, dit-il. Il faut interrompre le programme de contamination.
— Impossible.
— La souche résistante ne sera pas prête.
— Je m’en fous. Je ne peux pas attendre plus de trois semaines.
— Mais si elle n’est pas prête !
— On mettra l’antidote en marché.
— Là aussi, on bloque sur la production industrielle.
— Trois semaines, j’ai dit !
— On ne pourra jamais en produire assez pour arrêter la prolifération des…
— Il faut que j’aille à Moscou dans trois semaines. Pour l’inspection des livres.
— Ils se doutent de quelque chose ?
— Je ne crois pas. Tous les employés sont rappelés de temps à autre pour ce genre d’inspection. Mais…
— Vous voyez !
— Le problème, c’est qu’avec le réseau américain qui vient de s’écrouler, je ne peux plus compter sur les mêmes entrées de fonds. Je n’aurai pas le temps, en trois semaines, de dissimuler tout ce qui manque. Et si je n’ai rien de concret à mettre sur la table, mes amis, là-bas, ne prendront pas le risque de me couvrir.
— Je comprends… mais ce n’est pas possible de faire plus vite. Surtout avec les nouvelles que je viens de recevoir.
— Des nouvelles ? reprit Drozhkin, sans parvenir à cacher son inquiétude.
— Une lettre de Claudia Maher.
— Du Sri Lanka ?
— Je ne crois pas. La lettre est arrivée ce matin par messager. Une femme lui a donné un billet de cinquante dollars pour la porter. Ce qui l’a frappé, c’est qu’elle avait les yeux mauves.
— Elle est donc revenue, fit lentement Drozhkin, comme s’il se parlait à lui-même.
Que pouvait bien signifier cette réapparition ? Quelle nouvelle complication cela augurait-il ?
— Vous pouvez me dire ce qu’elle veut ? reprit-il en s’efforçant de conserver un ton mi-curieux, mi-détaché.
— Je ne sais pas, répondit ce dernier.
— Vous devez bien avoir lu le message ! ironisa le Russe.
— Oui, mais c’est ambigu.
— Ambigu…
— C’est écrit : « Le danger, avec les apprentis sorciers, c’est qu’ils ne se méfient jamais assez les uns des autres. Croyez-vous que Cornforth soit mort par accident ? »
— C’est tout ?
— Il y a une autre phrase : « Qui, pensez-vous, sera le prochain sur la liste ? »
— Vous n’allez tout de même pas vous imaginer que…
— Qu’est-ce qui est vraiment arrivé à Cornforth ? l’interrompit Leppert.
— Je vous l’ai déjà dit, c’est une coïncidence. Un accident.
— Qui me dit que je n’aurai pas un accident, moi aussi ?
— Écoutez, il avait lui-même prévu tous les détails de sa disparition, protesta Drozhkin. Sa nouvelle identité était prête. Sa résidence l’attendait à Monaco, avec un compte en banque, une voiture… Sa nouvelle biographie avait soigneusement été mise en place dans les archives d’une dizaine de villes. Vous pensez qu’on se serait tapé tout ce travail pour rien ?
La voix de Drozhkin sonnait vraie. Mais Leppert savait que le Russe avait justement comme métier de dire n’importe quoi en ayant l’air sincère. À cela, toute sa formation non seulement de diplomate, mais aussi d’officier de renseignements, l’avait préparé. Pouvait-il le croire ?
Leppert n’était pas à l’aise dans ce monde. Il préférait son laboratoire. Là, il était en territoire connu : il savait comment survivre. À quoi se fier.
Drozhkin décida de brusquer la situation. Dans un cas comme celui-là, le mieux était une attaque de front.
— Vous ne pensez tout de même pas qu’on attend que vous ayez terminé les travaux pour vous… enfin, pour vous éliminer ?
— Non, non, bien sûr, se crut obligé de répondre Leppert.
Jugeant bon de faire diversion, le Russe lui demanda alors :
— Le message, vous l’avez reçu quand ?
— Il y a une heure environ.
— Le mieux, c’est de ne rien faire. De ne pas réagir.
— Pourquoi ?
— À mon idée, c’est de la provocation.
Drozhkin reconnaissait la tactique : il en avait souvent utilisé de semblables.
Pour l’instant, il fallait rassurer Leppert, l’empêcher de faire un geste. Car c’était clairement cela, le but du message : le forcer à agir, à se compromettre.
Le Russe aurait cependant aimé savoir qui se cachait derrière cette provocation. Était-ce seulement une vengeance de la fille Maher, ou bien fallait-il y voir la main d’une organisation ?
— Dans le message, il n’y avait rien d’autre ?
— Non, rien.
— Alors ça ne fait pas de doute, fit-il, comme s’il était tout à fait soulagé. C’est seulement de la provocation. Si elle avait quelque chose de sérieux contre nous, elle aurait été plus explicite.
— Vous croyez ?
— J’en suis sûr.
— Et l’histoire des apprentis sorciers ?
— La blague classique sur les savants. Le mieux, c’est de ne plus y penser. Plus vous vous tourmentez, plus elle atteint son but.
— Vous avez peut-être raison, admit finalement Leppert, mal convaincu.
Pour le message, il y avait deux possibilités, songea-t-il : ou bien Claudia faisait effectivement de la provocation, ou bien la mise en garde était sincère, auquel cas il devait se méfier de Drozhkin autant que des autres.
Comment savoir ?
Drozhkin sentit que Leppert lui échappait. C’est sur un ton plus intime qu’il reprit.
— Pour les recherches, essayez de faire ce que vous pouvez. Autrement, je vais être dans de sales draps.
L’homme du SVR n’aurait jamais employé ce genre d’argument avec Pardiac. Avec lui, il ne se serait pas permis le moindre aveu de faiblesse. Mais, étant donné la naïveté de Leppert, cela le rassurerait sans doute de savoir que le Russe lui faisait confiance au point de lui avouer ses problèmes. L’idée qu’ils puissent l’éliminer une fois son travail achevé aurait moins de prise.
— Je fais de mon mieux, répondit Leppert.
— Et si vous avez besoin de quoi que ce soit…
— La seule chose qu’il me faudrait, c’est du temps. Pour faire des expériences, il faut du temps. On ne peut pas tout simuler sur ordinateur.
— C’est vous l’expert.
— Et pour le message, insista Leppert, vous êtes certain que…
— Absolument.
Malgré son ton apaisant, Porfiry Drozhkin fulminait intérieurement.
Il avait bien besoin de ce cirque ! Sa carrière était en jeu. Et sa carrière, c’était un euphémisme : il avait trois semaines pour sauver sa peau. Seulement trois semaines. Dire qu’il ne pouvait même pas faire pression sur Leppert sans risquer de le faire paniquer davantage !
Ce pseudo-message anonyme tombait au pire moment. Le groupe F ne pouvait tout de même pas connaître leur organisation au point de savoir exactement où frapper ! songea-t-il, effrayé malgré lui par les implications de son hypothèse.
— Si vous le dites, concéda Leppert. Je vous rappelle dès que j’ai quelque chose de nouveau. Pour les recherches ou pour…
— Si vous pensez que c’est utile, je peux demander à deux de mes agents de vérifier cette histoire de message.
— Je me sentirais plus rassuré.
Drozhkin rabattit l’acoustique sur le téléphone.
Quel plaisir il aurait à écraser cette lavette, lorsque la production industrielle des deux substances serait au point. Car il avait ses projets, ses propres projets, bien plus importants que ceux de l’organisation.
À Moscou, il avait gagné à sa cause des membres influents de la coalition qui formait la nouvelle équipe dirigeante. Il avait même l’appui secret d’un des membres de la Troïka. Si tout se déroulait comme prévu, il prendrait en personne le contrôle total du plan B. Entre les mains de son pays, cela deviendrait une arme irrésistible. De quoi assurer la reconstruction de toute leur économie et faire échec aux illuminés de l’extrême-droite qui menaçaient de s’emparer du pouvoir. Il pourrait même rétablir la position dominante de son pays sur le plan international. Il serait un héros. Son fils pourrait bénéficier de la meilleure éducation.
C’était surtout pour lui qu’il avait entrepris toute cette opération. Pour son fils. Pour qu’il n’ait pas à gravir les échelons un à un, de la même manière que lui. à subir l’arrogance des médiocres qui avaient des relations. À effectuer les corvées et à payer les pots cassés pour tous les intrigants qui l’utiliseraient. À toujours se méfier.
Il voulait pour son fils une vie calme et heureuse. Celle qu’il n’avait jamais eue. Parce qu’il avait toujours été obligé de se battre et qu’il devrait continuer de le faire.
Même après être devenu un héros national, il devrait lutter pour consolider son pouvoir. Pour le garder. À ce prix seulement, son fils aurait le temps de se faire une situation. En marge des luttes politiques. Une carrière de savant, sans doute. À un poste où il n’apparaîtrait pas menaçant politiquement, où on le laisserait vivre tranquille, en mémoire de son père, le héros derrière lequel tout le monde se rallierait une fois mort.
C’était cela, le rêve de Porfiry Drozhkin, colonel des services secrets russes et deuxième attaché culturel au consulat de New York. Jusqu’à présent, il avait réussi à surmonter tous les obstacles, à gagner les appuis nécessaires à l’intérieur des divers groupes et partis qui s’opposaient pour dessiner la nouvelle carte du pouvoir.
Mais ces appuis n’étaient pas officiels. Le plan demeurerait son plan à lui – à lui seul – tant qu’on n’en serait pas à la dernière étape. Alors seulement, les autres mettraient ouvertement leur poids dans la balance pour assurer la réalisation de l’opération finale. Entre-temps ils l’aidaient de façon clandestine. Ils fermaient les yeux. Mais si jamais les sommes détournées au profit du centre de recherche ne pouvaient pas être justifiées, si on ouvrait une enquête à son sujet avant qu’il ne puisse garantir que la production industrielle soit au point, ils le sacrifieraient.
À ce moment-là, Drozhkin aurait encore la possibilité de dévoiler son plan pour tenter de s’en tirer. Mais il ne serait pas en position de force pour négocier son implantation. Quelqu’un d’autre viendrait l’accaparer à ses propres fins.
À la rigueur, on lui permettrait de sauver sa vie. Mais cela n’était pas sûr. Car, tant qu’il serait vivant, il serait une menace pour ceux qui voudraient s’attribuer la gloire de l’opération ; par contre, une fois mort et les témoins éliminés, son rôle pourrait être réduit à ce qu’on voudrait bien. Celui d’un honnête travailleur, probablement. Un combattant anonyme qui aurait fait son humble part et qui serait tombé au champ d’honneur pour la gloire de sa patrie.
Quant à son fils, n’ayant plus aucune parenté, il serait relégué dans un orphelinat. Peut-être même à l’autre bout de la Russie, dans un endroit où il deviendrait, au mieux, un travailleur manuel et où il serait oublié. Un endroit où il n’entendrait plus jamais parler de son père.
Porfiry Drozhkin pleurait en pensant à son fils. Il pleurait à la fois de rage et de désespoir devant la bêtise de Leppert. Devant sa mollesse… Tous ses rêves menacés à cause de ce grand efflanqué de rat de laboratoire qui avait peur de son ombre ! Foutus savants ! Foutus Anglais ! C’était sûrement l’eau de la Tamise qui coulait dans ses veines ! Du lait écrémé, qui suintait de ses testicules ! Comment pouvait-on faire confiance à un Anglais ? Ou bien ils étaient à vendre, ou bien ils n’étaient pas vendables.
Mais il n’avait pas le choix. Leppert était sa seule carte. Il devait tout faire pour le rassurer, pour le maintenir dans les meilleures dispositions possibles : son rendement en dépendait.
Comment une telle lavette avait-elle bien pu réussir à concevoir et à diriger avec succès une recherche d’une telle ampleur ? Pour Drozhkin, c’était un autre mystère à porter au crédit de la décadence de l’Occident. Car l’Anglais était brillant. Il le fallait, pour avoir mis sur pied un tel projet. Comment se faisait-il qu’il soit aussi stupide, aussi pleutre, aussi naïf, une fois sorti de ses éprouvettes ? Pas de doute, seul le laisser-aller et la corruption du monde occidental pouvaient expliquer l’existence d’individus aussi dégénérés.
*
Une dizaine de secondes après que Drozhkin eut brutalement coupé la communication avec Leppert, l’enregistreuse s’arrêta automatiquement. F rebobina aussitôt pour réécouter la conversation.
Le nouveau dispositif antibrouillage mis au point par les whiz kids du NSA faisait des merveilles.
Le général qui lui avait refilé le tuyau, en bavardant, aurait été surpris de savoir qu’elle avait pu se procurer un appareil dès le lendemain. Madame Ogilvy était une si charmante veuve ! Il avait toujours plaisir à l’impressionner en lui parlant des différentes trouvailles du service qu’il dirigeait. Elle était si naïve, si facilement émerveillée par tout ce qu’il lui racontait. Dommage qu’elle n’ait jamais répondu à ses avances…
Après avoir écouté tout l’enregistrement, F s’octroya un verre de porto. Elle l’avait bien mérité.
Jusqu’à maintenant, le plan fonctionnait : lorsqu’il avait reçu la lettre, Leppert avait paniqué et s’était rué sur le téléphone. Il avait appelé Drozhkin au lieu de Pardiac, comme elle l’aurait cru, mais cela ne tirait pas à conséquence. Au contraire, cela lui avait permis de vérifier l’efficacité du travail de son agent à Moscou.
Les Russes n’avaient pas perdu de temps. Drozhkin avait été rappelé. Le compte en banque établi à son nom, en Suisse, était un artifice un peu gros, mais le demi-million qui y reposait les avait probablement incités à ne pas prendre de risques.
Fidèles à leur habitude, les Russes n’avaient cependant pas envoyé de convocation immédiate, pour ne pas éveiller de soupçons chez leur agent, et ils avaient déguisé le rappel en inspection de routine. Ils devaient juger que les cas de défection étaient déjà bien assez nombreux.
F n’avait plus qu’un dernier élément à mettre en place : dans quelques heures, Drozhkin recevrait un message, rédigé en termes obscurs mais suffisamment incriminants, l’avisant que le dépôt avait été fait dans son compte, tel que convenu, et qu’on attendait la marchandise. Drozhkin ne pourrait pas s’empêcher de vérifier. Et si Pronnikov l’avait fait placer sous surveillance, comme elle le prévoyait, sa démarche achèverait de le compromettre. Les hommes de la ligne KR feraient le lien entre les sommes manquantes dans ses propres livres et celles déposées dans son compte. On ne le soupçonnerait pas seulement de trafic illégal ou d’espionnage, mais aussi de corruption et de détournement de fonds. Le camarade Drozhkin aurait sûrement de longues soirées d’explications en perspective.
Cela promettait également de belles discussions à l’intérieur du SCRAP. Surtout que Pardiac serait déjà lui-même un peu sur les dents après la visite de Claudia. Car le Russe ne manquerait pas de réagir : lorsqu’il s’apercevrait que le compte était bien réel, il comprendrait que quelqu’un cherchait à le perdre. Son premier réflexe serait certainement de croire à la responsabilité de Pardiac, avec ou sans l’aide de Daran. Il comprendrait que le raisonnement qu’il s’était lui-même fait sur l’utilité de Leppert – cela était manifeste tout au long de sa conversation avec lui –, d’autres pouvaient l’avoir fait à son propre sujet.
Les pions étaient presque tous en position pour la séquence finale : Leppert, Drozhkin, Pardiac…
Pour Daran, les choses avaient été plus difficiles à organiser. C’était de loin le plus élusif du groupe. Son habitude du Moyen-Orient, ses contacts avec les cellules terroristes et son entraînement professionnel en faisaient une cible presque insaisissable. F avait dû se résigner à faire appel à sa carte secrète. C’était la deuxième fois. Il lui restait à espérer que l’ensemble des provocations qu’elle avait orchestrées perturberait suffisamment le fonctionnement de l’organisation pour les amener à faire des gaffes et à se découvrir.
*
Claudia supporta sans sourciller le regard à la fois distant et scrutateur du maître d’hôtel.
— Impossible sans rendez-vous, dit ce dernier.
— Présentez-lui ça.
Elle lui tendit une carte sur laquelle elle inscrivit le nom de Klaus.
— Dites-lui que Claudia Maher désire le rencontrer tout de suite. Il attend ma réponse sur un sujet important.
— Puisque mademoiselle insiste, mais je préviens mademoiselle qu’elle risque de perdre son temps. Monsieur Pardiac a donné des instructions pour n’être dérangé sous aucun prétexte.
Un maître d’hôtel referma la porte et s’absenta un long moment. Lorsqu’il revint, son expression était presque chaleureuse.
— Je suis désolé d’avoir fait attendre mademoiselle. Monsieur Pardiac va vous recevoir dans un instant, dit-il. Si vous voulez bien passer au salon.
Claudia le suivit dans une pièce immense, décorée de façon baroque, où trônait un foyer de marbre.
Pendant un moment, elle contempla la collection de pièces de monnaie exposée sur une table de montre. Puis elle fit lentement le tour de la pièce.
— Je peux vous offrir quelque chose ?
— Non merci, répondit Claudia en s’assoyant dans un fauteuil. Je vais attendre.
Pardiac l’observait sur l’écran du moniteur.
La jeune femme ne paraissait pas particulièrement tendue. Par contre, elle avait visiblement modifié son allure ; ses vêtements avaient une meilleure coupe. Sans doute un effet de la fortune que lui avait laissée Klaus.
Trois jours plus tôt, au Sri Lanka, elle s’était subitement volatilisée. Les deux anges gardiens chargés de sa surveillance l’avaient perdue. Que pouvait-elle bien vouloir, maintenant ?
Après une dernière vérification sur l’appareil, pour être certain qu’elle ne dissimulait pas d’armes ou d’instruments électroniques, il éteignit l’écran.
— On va aller voir ce qu’elle veut, dit-il à la femme qui regardait l’appareil par-dessus son épaule.
Claudia vit entrer un homme, milieu de la quarantaine, assez grand, vêtu d’un habit de lainage. Ses cheveux blonds étaient méticuleusement coiffés vers l’arrière et ses yeux gris bleu avaient des reflets de faïence. Son col de chemise était ouvert et il portait des mocassins de cuir souple. Ses lèvres, très fines, esquissaient un sourire retenu.
— Je me présente, César Pardiac. Excusez ma tenue un peu négligée, mais je n’attendais pas de visiteur… ou de visiteuse.
Elle serra la main qu’il lui tendait. Une main longue et très fine.
— Claudia Maher, répondit-elle.
— Je ne crois pas avoir déjà eu le plaisir de vous rencontrer. Mais d’abord, laissez-moi vous présenter mademoiselle Oméga Rope.
Il se retourna vers la femme qui se tenait derrière lui. Celle-ci vint à son tour serrer la main de Claudia. Elle était très grande, plutôt musclée et habillée presque uniquement de rouge : pantalon de velours ample, veston assorti, sandales de cuir, larges boucles d’oreilles. Seul son chemisier était blanc, avec un graffiti peint en noir sur le devant. Ses traits marqués mais harmonieux lui donnaient une beauté particulière. Elle regarda Claudia avec un air froidement amusé qu’accentuait la dureté de son maquillage.
— Mademoiselle Rope est mon garde du corps, expliqua Pardiac. Je peux vous offrir à boire ?
— J’en ai seulement pour un instant.
— Comme vous voulez.
— Je voudrais vous parler seule à seul, poursuivit Claudia, avec un signe de tête en direction de l’autre femme.
— Je vous assure que vous pouvez parler devant mademoiselle Rope. Elle est mon garde du corps, comme je viens de vous le dire. Même au sens littéral. Mais passons.
— Vous êtes certain que c’est utile qu’elle…
— Tout à fait.
— Bien… C’est au sujet de Klaus Ébachaire.
— Ce nom devrait me dire quelque chose ? Quelqu’un que vous connaissez, sans doute ?
— Que je connaissais.
— Parce qu’il est…
— Pas exactement, mais il y a de ça.
— Vous m’en voyez désolé.
— Votre nom était écrit sur un papier qui a été retrouvé chez lui.
— Ah…
— Il y avait également celui de quatre autres personnes. Alexander B. Cornforth…
— Cornforth ? Il me semble avoir aperçu ce nom récemment. Dans les journaux, peut-être ?
— Un sénateur américain. Mort il y a quelques semaines.
— Oui, oui… Maintenant que vous le dites…
— Thomas Leppert, enchaîna sans transition Claudia. Vous le connaissez ?
— Peut-être un vague souvenir. Je rencontre tellement de gens !
— Porfiry Drozhkin ?
— Un Russe ?
— Oui.
— Cela ne me dit rien. Les principaux groupes qui ont recours à mes services font très peu affaire avec les pays de l’Est.
— Victor Daran ?
— Non plus… Je suis désolé de ne pouvoir vous éclairer davantage. Si jamais vous découvrez ce que mon nom faisait sur cette liste, je serais…
— Vous les avez tous déjà rencontrés, l’interrompit Claudia.
— Vous croyez ? fit Pardiac, l’air réellement surpris.
— Il y a six ans. À l’inauguration du centre de recherche du groupe BioGen.
— Six ans ?… Oui, c’est possible. Je crois m’en souvenir… C’est si loin… Mais je suppose que la raison majeure de votre visite n’est pas seulement d’évoquer de vieux souvenirs. Vous voulez quoi, exactement, mademoiselle Maher ?
Puis, avant que Claudia n’ait le temps de répondre, il ajouta :
— Si vous voulez bien m’accorder quelques instants… Un petit problème domestique dont je viens subitement de me souvenir.
Sans attendre la réponse, il entraîna la femme en rouge à l’autre extrémité de la pièce et lui chuchota quelques mots à l’oreille. Cette dernière lui passa la main à l’intérieur du col de chemise, l’embrassa et lui dit à haute voix, en jetant un coup d’œil du côté de Claudia :
— Je m’occupe de tout.
Elle sortit et Pardiac vint rejoindre Claudia.
— Je suis désolé de ce bref intermède, dit-il.
— Je vous en prie.
— Nous disions donc… Ah oui ! Vous voulez quoi, exactement, mademoiselle Maher ?
— Savoir si vous êtes intéressé.
Elle fit une pause puis, voyant qu’il se contentait d’attendre la suite, elle poursuivit.
— Si jamais l’information découverte par monsieur Ébachaire venait à passer entre mes mains…
— De l’information à quel sujet ?
— Sur une organisation appelée SCRAP. Sur les recherches que mène cette organisation. Sur ses activités de financement, qui sont, paraît-il, assez particulières.
— Et vous croyez que je pourrais être intéressé par une telle information ?
— Dans les milieux financiers internationaux, ce genre d’information a certainement son prix. Surtout si on en restreint la circulation.
— Il est possible que vous ayez raison. Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas très bien, mademoiselle Maher : jusqu’à tout récemment, n’aviez-vous pas des employeurs qui se spécialisaient dans cette sorte de… commerce de renseignements ?
Claudia laissa porter la question et soutint le regard de Pardiac. Le Français avait décidé de jouer cartes sur table : autant ne pas réagir pour voir jusqu’où allait l’information dont il disposait sur elle.
— Si jamais ce genre de renseignements tombait entre vos mains, reprit Pardiac, je pense qu’ils n’aimeraient pas beaucoup que vous les transmettiez à des tiers.
— Admettons que je n’aie pas apprécié le succès mitigé avec lequel ils ont réussi à assurer ma protection.
— Que pourrait-il bien arriver à une jolie femme comme vous ?
— Lisez les journaux. À la rubrique des faits divers.
— Vous exagérez certainement.
— Je pense qu’un bon montant d’argent serait une meilleure protection.
— Un montant… de quelle ampleur ?
— D’une bonne ampleur.
— Je vois. Et vous avez déjà quelque chose, bien entendu ?
— Pas encore.
— Dans les milieux financiers, on entend beaucoup de rumeurs. Je crois me souvenir avoir entendu votre nom, récemment. On disait que vous aviez fait un héritage et que vous étiez au Sri Lanka. C’est possible ?
— C’est possible.
— Et vos ex-employeurs vous croient toujours au Sri Lanka ?
— Je le suppose.
— La disparition d’une jolie femme comme vous ne passe pas facilement inaperçue. Ils seraient déjà sur vos talons que je n’en serais pas autrement surpris.
— Je suis venue seule, si c’est ce que vous voulez savoir.
— Puisque vous le dites.
Il sortit une cigarette d’une tabatière posée sur une petite table.
— Vous fumez ? demanda-t-il en lui tendant une cigarette.
Claudia fit signe que non.
— Et vous n’avez toujours pas trouvé l’information dont vous me parliez tout à l’heure ?
— Pas encore. Mais il se pourrait que ça se produise sous peu.
— Si tel était le cas, vous me le feriez savoir ?
— Bien sûr.
— J’ai beaucoup de relations. Je pourrais probablement vous trouver un client.
Claudia manipulait machinalement une caméra qui était posée à côté de la tabatière.
— Une Leica, fit Pardiac. Vous connaissez ?
— Oui. Votre hobby ?
— Plus qu’un hobby. Je dirais plutôt une perversion.
— Et les pièces de monnaie ? Vous les collectionnez aussi ?
— Une autre de mes petites manies, acquiesça Pardiac. Uniquement des pièces de qualité exceptionnelle. Que serait la vie sans ces petits agréments ?
— À votre avis, combien vaudrait une pièce d’un dollar de 1911 ?
— Le fameux dollar canadien ? Une pièce rarissime ! Disparue depuis 1960, si je me souviens bien.
— Vous seriez intéressé ?
— Bien sûr… Je suis surpris que vous connaissiez même l’existence de cette pièce. On a longtemps cru qu’il n’en restait qu’un seul exemplaire, au musée de la Monnaie Royale en Grande Bretagne… Vous ne l’auriez tout de même pas… ?
Sur ces entrefaites, la femme en rouge revint au salon.
— Tout est réglé.
— Parfait, répondit Pardiac.
Il se tourna vers Claudia.
— Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire pour l’instant. Mademoiselle Rope va vous raccompagner.
Lorsque cette dernière revint au salon, Pardiac était affalé dans un fauteuil, les yeux fermés. Elle s’assit sur lui, le força à redresser la tête et à ouvrir les yeux.
— Qu’est-ce que tu en penses ? dit-elle.
— Elle devient intéressante… et embarrassante.
— Tu veux que je m’en occupe ?
— Tu pourrais ?
— Tu serais surpris de tout ce que je peux faire.
Elle sentit son sexe se durcir sous le sien.
— Ça t’excite, hein ? fit la femme.
— Toujours.
— Espèce de salaud, dit-elle en riant.
— On ne se refait pas.
— Alors, tu me la laisses ?
— Qu’est-ce que tu vas en faire ?
— Je ne sais pas encore. Je vais m’amuser.
— Il faut d’abord découvrir ce qu’elle veut.
— Si tu veux savoir ce qu’elle a dans le ventre, dit-elle sur un ton provocateur, je me ferai un plaisir…
Depuis qu’elle était avec lui, elle ne cessait d’inventer de telles histoires pour nourrir son imaginaire. Aucune autre femme ne pouvait l’exciter autant.
— J’adore ton cerveau, dit-il. C’est ce que je connais de plus pervers.
Elle eut un rire un peu forcé, pour lui laisser l’impression qu’il l’avait percée à jour. C’était une autre façon de conserver son emprise sur lui.
— Tu as bien dit à Victor ce que je voulais qu’il fasse ? reprit Pardiac.
— Oui. Il va téléphoner dès qu’il aura du nouveau.
Comme il était sur le point d’ajouter quelque chose, elle lui mit la main sur la bouche.
— Cesse de parler, dit-elle. C’est l’heure de mon self-service.
Seuls le frottement des tissus et le bruit des respirations continuèrent de briser le silence.