Débarqué à Paris quarante-huit heures avant Claudia, Limbo avait établi une base opérationnelle à proximité de l’hôtel où elle devait résider. Par mesure de sécurité, il avait ensuite loué une autre chambre dans l’hôtel même.
Dès l’arrivée de la jeune femme à l’aéroport, il l’avait tenue sous une surveillance constante mais discrète. Non seulement voulait-il éviter d’attirer son attention, mais il ne voulait pas non plus alerter ceux qui, éventuellement, la surveilleraient.
Lorsque Claudia sortit de chez Pardiac, une Alfa Roméo suivit à distance le taxi qu’elle avait pris. Sans avoir besoin d’explication, Kim fit démarrer la voiture et suivit de loin l’Alfa Roméo. Le trajet se fit en moins de quinze minutes, sans aucun imprévu : Claudia retournait à son hôtel.
Dans le hall, l’homme qui emboîta le pas à Claudia avait le teint brun, un costume de confection ainsi que la démarche sûre et décontractée d’un habitué du jet set. Limbo ne le vit pas de face, mais il était certain qu’il avait les yeux noirs. D’un noir aussi intense que celui de ses cheveux.
L’homme discuta un bon moment avec le responsable de la réception puis il emprunta l’ascenseur. Limbo observa à quel étage s’immobilisait la cabine et il monta à son tour.
Kim, pour sa part, s’assit dans un fauteuil de l’entrée.
Claudia s’était rendue directement à la chambre inscrite au nom de Claire Mathers et s’était laissé tomber sur le lit. Pardiac la contacterait certainement sous peu, le temps de vérifier si elle ne traînait pas derrière elle ses ex-employeurs.
La réaction qu’il aurait ensuite était moins évidente : essaierait-il de l’acheter ? de l’éliminer ? Probablement les deux, songea-t-elle. D’abord l’acheter, pour la mettre en confiance et récupérer au plus vite l’information ; puis l’éliminer, pour couper court à toute possibilité ultérieure de chantage et récupérer l’argent.
Si les choses se déroulaient de cette façon, il n’y avait pas de problème : le plan prévoyait une telle éventualité. Mais il y avait Oméga Rope. En sa présence, Claudia avait ressenti une menace diffuse. Plus inquiétante, d’une certaine manière, que celle que représentait Pardiac. Était-elle simplement sa maîtresse, la garde de son corps, comme Pardiac l’avait lourdement souligné ? Ou bien jouait-elle un rôle dans l’organisation ?
Déguisé en serveur, Daran frappa à la chambre de Claudia Maher en disant à haute voix : « Service ! »
Aucune réaction.
Il attendit une dizaine de secondes puis frappa de nouveau, plus fort cette fois. Toujours pas de réponse.
Peut-être était-elle dans la douche… Il ouvrit la porte avec le passe-partout du serveur dont il avait pris la place.
La pièce était vide. Aucun bruit ne provenait de la salle de bains. La jeune femme était probablement ressortie. Ils s’étaient peut-être croisés dans les ascenseurs.
Fermant la porte derrière lui, il déposa son plateau et entreprit un examen systématique de la chambre. Il ne découvrit rien d’intéressant : pas le moindre dossier, pas la plus petite trace d’un système de surveillance pour dépister les fouilles. Restait à voir si la fille était suivie. Il ressortit aussi discrètement qu’il était entré.
Au moment de tourner le coin du corridor, une main lui saisit la gorge par-derrière et un jet de vaporisateur lui embua le visage. Il eut l’idée de ne pas respirer, mais il était déjà trop tard. Ses jambes cédaient et il s’affala sur le tapis.
Lorsqu’il reprit connaissance, il était ligoté, un projecteur lui aveuglait les yeux et le canon d’une arme était enfoncé dans sa bouche.
— Si jamais quelque chose arrive à la fille, dit une voix grave et assurée, Pardiac et toi allez payer le prix. Vous êtes personnellement responsables de tout ce qui peut lui arriver. Entendu ?
— Mais, c’est elle qui… parvint à marmonner Daran, lorsque Limbo eut suffisamment dégagé le revolver de sa bouche.
— Ça, je vais m’en occuper. Vous, occupez-vous de la laisser tranquille. Très très tranquille. De toute façon, avec ce que vos petits copains vous préparent, vous allez avoir suffisamment à vous occuper.
— Mais…
— Considérez-vous comme avertis, coupa avec autorité la voix de l’inconnu. À partir de maintenant, vous lui fichez la paix !
Daran n’eut pas le temps de protester : un deuxième jet d’aérosol le fit de nouveau sombrer dans l’inconscience.
Limbo lui enleva alors tous ses papiers d’identité, tous ses effets personnels, le déshabilla et mit l’ensemble de ses possessions dans une petite valise. Il lui fit ensuite une piqûre et lui referma la main droite sur un revolver. Dans l’autre, il lui mit un flacon de pilules, ouvert, qu’il renversa à moitié par terre. Il jeta finalement la clé de la chambre inscrite au nom de Claudia Maher sur le plancher, ainsi qu’un bout de papier sur lequel étaient dactylographiés une dizaine de chiffres.
Il vérifia une dernière fois les détails de la mise en scène puis sortit de la pièce de rangement. Il s’agissait d’une pièce réservée aux employés de l’entretien pour entreposer leur matériel. Le corps ne tarderait pas à être découvert.
Prenant soin de ne pas verrouiller la porte, il descendit à la réception, où il emprunta un papier et un stylo à l’employé de service. Il écrivit quelques lignes, le remercia et sortit.
En passant devant Kim, il lui glissa discrètement le message.
Il retourna ensuite à la limousine, s’installa sur le siège arrière et attendit que Kim revienne. Son mal de tête, qui ne l’avait toujours pas quitté, avait trouvé le moyen d’empirer.
Kim inséra le message dans une enveloppe, y inscrivit le numéro de la chambre inscrite au nom de Claire Mathers et le glissa dans la main d’un chasseur, avec un billet de cent francs.
— Un message à porter ? demanda celui-ci.
Kim lui fit simplement un signe affirmatif de la tête et s’éloigna en direction de la sortie.
*
Quelques minutes plus tard, Bamboo lisait le message que Claudia lui tendait. Elle avait utilisé la porte communicante entre les deux chambres pour lui brandir le bout de papier devant les yeux. Elle n’avait même pas respecté les consignes voulant qu’elle utilise le téléphone interne pour vérifier si elle pouvait entrer.
— C’est ça, votre sécurité ? lui avait-elle lancé. Une chance que je suis ici incognito.
Quittez Paris. Laissez Pardiac tranquille. Vous ne savez pas ce que vous risquez. New York aurait dû vous suffire comme avertissement.
Prenez le prochain avion pour n’importe où et laissez les cow-boys de l’Agence jouer à leurs petits jeux tout seuls.
— Il semblerait que l’entreprenante collaboratrice ait hérité d’un ange gardien.
— Vous avez une idée de qui ça peut être ?
— Puis-je me permettre de demander à la collaboratrice de quelle manière le message est parvenu en sa délicate possession ?
— Un chasseur. Quelqu’un lui avait remis l’enveloppe dans le hall d’entrée. Une femme. Une Orientale.
Claudia crut voir le visage de Bamboo devenir soucieux.
— Vous pensez à quelqu’un ? demanda-t-elle.
— Pas exactement. Mais peut-être s’agit-il « d’une » protectrice.
— Ce que j’aimerais bien savoir, c’est comment cette personne a découvert le numéro de ma chambre, alors qu’elle n’est même pas louée à mon nom. Comment elle a su que j’étais allée chez Pardiac. Comment il se fait qu’elle soit au courant de ce qui s’est passé à New York. Et comment elle peut savoir que je travaille pour…
La jeune femme s’était interrompue, comme frappée par une idée.
— Oui ? demanda Bamboo, pour l’inciter à continuer.
— Est-ce qu’il peut y avoir un troisième groupe d’impliqué ? En plus de l’Agence et l’organisation de Pardiac, je veux dire.
— Pas à ma modeste connaissance. Mais, si je peux risquer une humble suggestion, peut-être s’agit-il d’une ruse de Pardiac ?
— Je ne comprends pas.
— Ainsi que le disait un honorable ancêtre à moi, celui dont la bouche nous supplie de regarder ailleurs a souvent déjà la main dans notre sac.
— Vous avez peut-être raison.
Le ton de Claudia manquait de conviction. Sa pensée revenait sans cesse à l’homme qui l’avait rescapée à New York. Le message reprenait les mêmes avertissements.
Pour faire diversion, elle entreprit de raconter en détail sa rencontre avec Pardiac. Bamboo l’écouta avec attention et l’interrogea longuement sur la femme qui avait assisté à la rencontre.
— Vous la connaissez ? lui demanda finalement Claudia, intriguée.
— Ma misérable mémoire échoue à réaliser une identification. Mais la gracieuse collaboratrice a vu juste : la femme en rouge est probablement reliée de façon étroite à l’organisation.
— Ce qui m’intrigue, c’est que Pardiac l’ait expédiée faire autre chose pendant la partie la plus importante de la conversation.
— Peut-être l’honorable adversaire désirait-il prendre des mesures urgentes concernant la précieuse collaboratrice ?
— Comme quoi ?
— Mes incompétentes cellules grises échouent à percer les intentions des funestes adversaires. Mais je déconseille fortement toute nouvelle apparition de la collaboratrice dans leur honorable résidence.
— Ridicule ! S’ils avaient voulu m’éliminer, ils l’auraient déjà fait quand ils en avaient l’occasion. C’est vous-même qui l’avez dit.
— Mes inconsidérées vaticinations se retournent contre ma regrettable personne !
— Pour les faire bouger, il faut que je prenne des risques.
— Qu’il soit permis au déplorable intendant du bien-être de la collaboratrice d’insister : je persiste à dire que la collaboratrice devrait s’abstenir de partager les mêmes lieux que le peu rassurant Pardiac.
— Et moi, je persiste à dire que j’ai quelqu’un à venger.
*
Limbo allait mieux. Il avait eu une nouvelle crise, mais elle était maintenant passée.
Chaque fois, les mêmes souvenirs remontaient avec violence. Il se revoyait, à treize ans, lorsqu’il avait frappé celui qui le harcelait. L’autre était tombé comme une masse. Il n’y avait pas eu moyen de le ranimer.
Limbo avait alors fui à toutes jambes.
Pendant des semaines, il avait vécu dans la peur. Il ne pouvait pas entendre frapper à la porte sans que son cœur se mette à battre plus fort. Toutes les nuits, il rêvait que des policiers faisaient irruption dans sa chambre pour l’arrêter.
Il n’avait pas été pris. Mais il n’avait plus jamais été le même. Méfiant, secret, il se sentait sans cesse surveillé. Avec le temps, il s’était mis à pratiquer différentes formes d’arts martiaux. Puis, vers seize ans, il s’était intéressé aux techniques orientales de contrôle de soi. À la méditation.
C’était à cette époque qu’il avait été recruté. Pour des choses simples, au début. Comme de livrer des messages. Faire de la surveillance. Puis, progressivement, pour du travail de plus en plus musclé.
Pendant toute cette période, Limbo avait vécu dans une espèce d’inconscience protectrice. D’un côté, il faisait du « travail » pour le groupe qui l’avait engagé ; de l’autre, il s’occupait des jeunes du quartier, leur donnait gratuitement des cours d’arts martiaux. Il croyait aux vertus du sport pour leur apprendre la discipline et canaliser leur agressivité.
Un jour, les deux mondes étaient brutalement entrés en collision. Il avait découvert le corps d’un de ses jeunes protégés chez Ferrett, le chef de l’organisation pour qui il travaillait. L’enfant était mort d’une overdose.
Limbo savait que Ferrett touchait au trafic de drogues. Mais il n’avait jamais prêté foi aux rumeurs voulant qu’il ait développé un réseau de distribution dans les écoles.
Ignorant qu’il connaissait la victime, Ferrett lui demanda de le débarrasser du corps. La solution la plus simple, suggéra-t-il, était de l’expédier à l’usine de nourriture pour animaux. « Un peu de viande avariée de plus ou de moins… », avait-il dit avec un sourire. « Une fois transformée… »
Limbo répondit d’un hochement de tête. Il s’approcha alors de son chef et s’appliqua à faire le vide en lui.
Le coup partit comme un éclair. Le même qu’il avait porté six ans plus tôt. Mais, cette fois, il s’agissait d’un coup techniquement parfait, donné par un jeune homme qui avait déjà une carrure imposante.
Ferrett n’avait aucune chance.
Limbo suivit ensuite le dernier conseil de son patron : il se débarrassa de son corps en le jetant la nuit même dans le broyeur de carcasses de l’usine.
Avant de partir, il s’empara de tous les papiers permettant d’identifier ou de compromettre les clients de son ex-employeur. Il mit ensuite le feu à la maison en y abandonnant le corps du jeune adolescent : cela lui ferait un enterrement décent et, surtout, ça éviterait qu’on découvre des traces de drogue en examinant son corps.
Autre avantage : lorsqu’on retrouverait les restes calcinés de la jeune victime mais pas ceux de Ferrett, tout le monde croirait ce dernier en fuite. On ne chercherait pas plus loin d’autre coupable.
À partir de ce moment, Limbo avait travaillé à son propre compte. Grâce aux renseignements recueillis chez Ferrett, il avait établi des contacts et offert ses services sur une base anonyme, par le biais d’un système d’annonces dans les journaux.
Cependant, il n’arrivait pas à oublier les deux meurtres. Il croyait que c’était son destin, qu’il finirait de nouveau par être obligé de tuer. D’autant plus que la nature particulière des services qu’il était appelé à rendre l’y exposait.
À l’âge de vingt et un ans, il avait pourtant connu une brève période d’accalmie. Pendant plus d’une année, il n’avait effectué aucun travail d’importance, vivant uniquement de l’argent qu’il avait accumulé. Il avait également rencontré un ami : le seul qu’il avait conservé à travers toutes ces années.
Puis un jour, tout avait basculé… Et il était parti pour l’Indochine.
Là-bas, sa spécialité devint le travail en solitaire. Parachuté derrière les lignes ennemies, il exécutait sa mission puis revenait par ses propres moyens. Il survécut ainsi pendant quatre ans, passant le plus clair de son temps en territoire ennemi, ne se liant à personne et demandant sans cesse à repartir en mission.
À son retour en Amérique, il était devenu Limbo. Un « intervenant de dernier recours », comme le disaient avec pudeur ses clients. Mais il ne s’était jamais habitué à son « travail ». Après chaque contrat, il était pris de malaises. Les mêmes qu’il traînait depuis le premier accident.
Heureusement, il y avait eu Kim. Ils s’étaient rencontrés dans la jungle du Cambodge, où il avait effectué sa dernière mission.
Limbo ouvrit les yeux et se força pour sourire au visage anxieux de Kim qui l’observait.
— C’est passé, dit-il.
Il se leva et se servit une tasse de thé.
— J’aurais dû me foutre de leurs instructions et l’éliminer, reprit-il. Il risque d’être encore plus dangereux… Si au moins elle peut comprendre, cette fois !
*
Abigaïl Ogilvy avait été réveillée en sursaut au milieu de la nuit. Quelques minutes plus tard, elle gagnait ses appartements clandestins et redevenait F.
Sur le coin de son bureau, toute une série de coupures de presse ayant trait à l’arrestation des terroristes étaient soigneusement empilées. Au cours des deux dernières semaines, il y avait eu des centaines d’arrestations, dont celle de fonctionnaires importants et de plusieurs hommes politiques en vue.
Pour le public, la version officielle était qu’il s’agissait de terroristes. Leur objectif était de briser les sociétés occidentales par l’anarchie en causant le plus de dégâts possible. C’était pour cette raison qu’ils avaient empoisonné différents produits. Au moment d’être arrêtés, ils étaient sur le point de lancer une nouvelle offensive. C’était du moins ce que les journaux racontaient. Ce qu’on leur avait raconté à eux.
F avait élaboré elle-même la structure du communiqué de presse que le FBI et le NYPD avaient émis conjointement. Pour expliquer le comportement des nombreuses personnalités publiques impliquées, personnalités que le bon peuple n’imagine pas spontanément en terroristes, elle avait concocté une histoire qui respectait les préjugés populaires : certains individus avaient été carrément achetés, d’autres avaient été victimes de chantage et la plupart ignoraient la nature réelle de l’organisation avec laquelle ils s’étaient compromis.
Le bilan de l’opération n’était pas sans intérêt : toutes les activités nord-américaines de l’organisation semblaient définitivement enrayées. Mais, en même temps, toutes les pistes pouvant mener à ses autres activités étaient coupées.
Heureusement qu’il restait l’opération Gambit, songea F.
À trois heures trente exactement, le timbre du téléphone se fit entendre. À l’exception de Bamboo, une seule personne connaissait ce numéro et il était fort improbable qu’elle appelle.
Comme prévu, c’était Bamboo. Il commença par raconter la visite de la noble protagoniste chez Pardiac ainsi que la façon dont ce dernier avait semblé mordre à l’appât.
Il expliqua ensuite la manière dont quelqu’un s’était occupé de Daran : les policiers l’avaient découvert dans une salle d’entretien de l’hôtel, nu et drogué, un pistolet dans une main et un flacon d’amphétamines dans l’autre, sans vêtements ni papiers d’identité à proximité. Il avait passé le reste de la nuit en cellule.
— Vous êtes certain que votre humour n’est pas en train de vous emporter ?
— Que la précieuse ordinatrice se rassure, mes modestes neurones sont encore sous contrôle.
Il lui lut ensuite l’avertissement que Claudia avait reçu.
— La très savante ordinatrice aurait-elle des lumières sur la provenance de l’honorable avertissement ?
— Peut-être quelques-unes. De votre côté, vous avez des indices ?
— Il semble que l’intrigant message ait été remis à l’employé de l’hôtel par une jeune femme.
— C’est tout ce que vous avez appris ?
— Un infime détail hésite encore à franchir mes misérables lèvres. Un léger incident…
Comme il se taisait, F s’impatienta.
— Bamboo !
— Tout de suite, honorable ordinatrice ! Votre humble exécutant s’efforçait uniquement de bien choisir ses misérables mots…
— Accouchez !
— Lorsque le tristement regrettable Daran a été découvert, il y avait une clé, par terre, à côté de lui. La clé de chambre de l’honorable collaboratrice. Celle inscrite à son propre nom.
— Si c’est encore une de vos blagues…
— Les valeureux représentants de l’ordre ont fait irruption dans la chambre de la précieuse collaboratrice au milieu de la nuit pour lui faire identifier le peu ragoûtant corps du délit.
— Comment a-t-elle réagi ?
— L’estimée collaboratrice s’est montrée désagréablement surprise. Elle a été choquée d’apprendre qu’un aussi répréhensible individu avait une clé de sa chambre en sa possession.
— Qu’a-t-elle dit aux policiers ?
— La collaboratrice a nié toute connaissance du regrettable individu.
— Leur a-t-elle parlé de l’Agence ?
— Tant que les honorables représentants de la loi nous ont honorés de leur présence, la collaboratrice s’est montrée d’une impeccable discrétion.
— Et ensuite ?
— La gracieuse collaboratrice a émis quelques commentaires.
— Bamboo…
— Oui ?
— Cessez tout de suite votre numéro ! Je veux savoir tout ce qu’elle a dit !
— Des choses déplaisantes pour le modeste exécutant de vos desseins. Elle a aussi émis d’insistantes réserves sur notre efficacité en matière de protection de la collaboratrice…
— Mais, au fait, qu’est-ce qu’elle faisait là ? coupa brusquement F. Je croyais qu’elle devait passer la nuit dans la chambre à côté de la vôtre !
— Après avoir reçu le message, l’intempestive collaboratrice a tenu à changer de chambre.
— Et vous ne pouviez pas l’empêcher ?
— Comme le disait ma vénérable grand-mère, à l’époque de sa grande constipation : « On retient ce qu’on ne veut pas et on ne peut pas retenir ce qu’on voudrait ». Ma vénérable grand-mère était une vaste philosophe.
Devant l’apparente absurdité de la remarque, F resta sans voix.
— Trois jours auparavant, poursuivit Bamboo, elle avait perdu son mari qu’elle aimait beaucoup.
Puis il ajouta, après une autre pause :
— Mon honorable ancêtre était mort de trop de laisser-aller. Il avait attrapé le choléra. Ma vénérable grand-mère fut persuadée que ces événements prouvaient l’ironie avec laquelle les forces du karma conduisent nos insignifiants destins.
— Votre grand-mère n’aurait pas une explication sur la raison pour laquelle cette clé s’est retrouvée à côté de Daran ? Et, par la même occasion, vous ne pourriez pas lui demander ce qu’elle pense du message reçu par Claudia ?
— Ma vénérable aïeule serait un peu inquiète, je crois. Elle craindrait que le mystérieux ange gardien ne vienne perturber les plans de l’inestimable ordinatrice.
— J’ai l’impression que votre grand-mère n’a pas tellement tort.
Plus elle y pensait, plus elle trouvait toute cette histoire d’ange gardien délicate. De toute évidence, l’ange en question essayait de sortir Claudia de l’opération : le message et la confrontation avec Daran se complétaient trop bien pour ne pas avoir été planifiés.
Décidément, il était temps qu’Abigaïl Ogilvy effectue un autre de ses voyages touristiques en Europe. Si les choses tournaient au vinaigre et que ses craintes se réalisaient, elle serait sur place pour prendre sans délai les dispositions nécessaires.
*
Victor Daran sortit de cellule le lendemain après-midi. Il était encore légèrement sous l’effet de la drogue.
Pardiac avait été informé de l’affaire par deux policiers qui s’étaient présentés chez lui, quelques heures plus tôt, pour lui demander s’il connaissait un individu prétendant se nommer Victor Daran. Ils lui avaient montré une photo.
À sa demande, les représentants de l’ordre lui avaient expliqué dans quelles circonstances l’individu en question avait été découvert. Un des seuls objets en sa possession était un bout de papier avec un numéro de téléphone qui s’était révélé être le sien.
Bien sûr, il n’était pas question de soupçonner quelqu’un de sa réputation, lui avait dit le policier. Mais l’individu avait son numéro de téléphone… Peut-être préparait-on quelque chose contre lui…
Pardiac avait répondu ne pas connaître l’individu. Puis, sitôt après le départ des deux inspecteurs, il avait téléphoné à un ami en haut lieu pour qu’il intervienne. Ce n’était surtout pas le temps d’attirer l’attention.
Les diverses mesures prises par l’ami haut placé exigèrent moins de deux heures. Au terme de ce délai, une voiture banalisée avait déposé Daran près d’une limousine garée dans un stationnement.
Les inspecteurs qui accompagnaient Victor n’avaient posé aucune question à la femme qui l’avait pris en charge. D’ailleurs, on leur avait dit qu’il n’y aurait pas de limousine ni de stationnement dans leur rapport de la journée. Il n’y aurait pas de prisonnier à transporter non plus. Tout juste si on ne leur avait pas dit que la journée n’avait pas existé !
Enfoncé dans un fauteuil, une tasse d’espresso en équilibre instable sur les genoux, Daran essayait de reprendre ses esprits. Pardiac le harcelait de questions pour lui faire identifier son agresseur. En vain. La seule chose dont Victor se souvenait, c’était l’avertissement que l’inconnu lui avait servi : ne plus s’occuper de la fille.
— Vous ne voyez pas qui ça peut être ? insista de nouveau Pardiac.
— Non.
— Aucun signe qui permettrait de l’identifier ?
— Je n’ai rien vu. J’étais aveuglé par une lampe de poche.
— Et il n’a rien dit d’autre ? Simplement de ne plus s’occuper de la fille, qu’il nous tenait responsables de sa sécurité ?
— C’est ce qu’il a dit : qu’il nous tenait personnellement responsables.
— Vous êtes sûr qu’il n’a rien ajouté ?
— Non, rien… Sauf que… J’étais sur le point de lui dire que la fille nous avait contactés elle-même et…
— Et quoi ? s’impatienta Pardiac.
— Il ne m’a pas laissé terminer ma phrase. Il a répondu qu’il s’occuperait également d’elle. Ou quelque chose du genre.
— Aucun sens ! fit Pardiac. Qui peut bien avoir intérêt à agir de la sorte ?
— Chose certaine, c’est un professionnel : je n’ai même pas eu le temps de réagir.
— Un professionnel vous aurait éliminé, trancha brutalement Pardiac.
— Pas nécessairement. Son contrat était peut-être de nous transmettre un message…
— Dans quel but ?
— Si c’est quelqu’un du groupe F, ça expliquerait qu’il ait été au courant de certaines choses.
— Ils ne dévoileraient pas ce qu’ils savent pour sauver un agent. Surtout pas de cette façon.
— C’est peut-être une diversion. Il est possible qu’ils veulent simplement nous embrouiller pour couvrir autre chose.
— Peut-être…
Pardiac resta un long moment songeur.
— Vous avez eu le temps de jeter un coup d’œil dans sa chambre ? demanda-t-il finalement.
— Oui. Aucune surveillance. Rien sur ce qui nous intéresse non plus. Si elle possède quelque chose, elle doit l’avoir caché ailleurs.
— Il fallait s’y attendre. Dire qu’on ne sait même pas quels dégâts Klaus a réussi à faire ! Je suis vraiment entouré de spécialistes ! Des spécialistes qui se laissent piéger comme des amateurs !
— Quand on est obligé de récupérer les gaffes des autres… Si seulement Cornforth n’avait pas organisé ses stupides attentats qu’il n’a même pas été capable de réussir !
— Victor, votre rôle est précisément de récupérer les gaffes des autres. De les récupérer et de les prévenir. Alors…
— Je peux me retirer, si vous le désirez.
— J’avoue y avoir pensé…
Le ton de Pardiac se fit d’une inquiétante douceur.
— Le monde du nettoyage en est un où les spécialistes abondent, reprit-il. Le premier travail d’un nouveau contractuel pourrait consister à régler le problème que constitue son prédécesseur.
— Le problème pourrait se retourner contre son ex-employeur, répliqua Daran.
— C’est possible, admit Pardiac, redevenant conciliant. C’est pourquoi je pense qu’il serait préférable d’en venir à une entente à l’amiable.
Il fit une pause avant d’ajouter :
— Il aurait été facile, lors de mes récents contacts avec les autorités judiciaires, de suggérer un accident dans une cellule plutôt qu’une remise en liberté discrète. Si j’avais cru nécessaire de rompre notre association, ce serait déjà fait… Vous croyez qu’on peut faire une trêve ?
— D’accord, consentit Daran, sans manifester un enthousiasme excessif.
— Bien ! Passons à la bonne nouvelle !
— Laquelle ?
— Notre tactique de diversion fonctionne à merveille. Les Américains nettoient consciencieusement le réseau de New York. On devrait avoir la paix de ce côté-là. Ils ont enfin une occasion de se faire valoir et ils ne chercheront pas plus loin.
— La paix ? reprit Daran, sceptique. Et la fille ?
— J’admets qu’elle commence à poser un problème. Mais elle n’est reliée à aucun groupe.
— Et le type qui m’a… ?
— Ça ressemble aussi à du travail de solitaire, si vous voulez mon avis.
— Vous soupçonnez quelqu’un ?
— Oui. À cause d’une demande d’information que j’ai reçue, il y a quelques semaines. Ça devrait vous faire plaisir de savoir que vous aviez peut-être raison.
Pardiac expliqua alors à Daran quels étaient ses soupçons. Puis il lui fit part des modifications qu’il avait apportées à son plan.
— Si un agent peut être retourné, commença-t-il, il devrait être possible de faire la même chose avec une chèvre. Voici comment nous allons procéder…