Chapitre 21
 

Claudia n’avait eu aucune difficulté à reconnaître, dans la photo de l’homme retrouvé nu à l’hôtel, celui qui l’avait escortée à New York. Ses cheveux maintenant noirs, ses traits ravagés et le fait qu’il ne portait plus de maquillage ne l’avaient pas abusée.

Aux policiers, elle n’avait cependant rien révélé : elle ne l’avait jamais vu et n’avait pas la moindre idée sur la façon dont il avait pu se procurer la clé de sa chambre.

Après le départ des représentants de la loi, elle s’était précipitée chez Bamboo : l’honorable conseiller avait eu droit à un rapport concis des événements, entrecoupé de remarques acides sur ses performances en matière de sécurité. Lorsqu’il avait essayé de répondre, elle était partie en claquant la porte.

Elle s’était alors plongée dans le Tangram pendant plus d’une heure. Lentement, elle avait senti son esprit se clarifier, sa décision s’affermir. La seule façon de ne plus être bousculée était de prendre l’initiative. Pour cela, elle croyait avoir découvert un moyen décisif. L’idée lui en était venue en jouant avec le Tangram : des pièces en nombre limité qui s’emboîtent pour engendrer des formes à l’infini. C’était tellement simple ! Tellement évident !

Sans se soucier de l’heure, Claudia frappa de nouveau à la porte de Bamboo. Elle lui demanda s’il avait la cassette où Klaus avait enregistré son message, celle qu’elle lui avait remise à Montréal. Mal réveillé, Bamboo marmonna que la cassette était à New York. Elle lui répondit d’en faire venir une copie par télécommunications. Elle lui demanda également de lui procurer un ordinateur portable et un logiciel d’analyse musicale. Puis elle tourna les talons sans prendre la peine de s’expliquer davantage.

On ne l’aurait pas à l’intimidation. Si l’ennemi voulait jouer ce jeu-là, il allait être servi. Il suffirait de quelques modifications au plan que Bamboo lui avait exposé. Des modifications qui allaient précipiter les choses. Et tant pis si le mystérieux groupe F n’était pas satisfait du déroulement de l’opération !

Lorsque l’enregistrement arriva, au cours de l’avant-midi, elle s’enferma dans sa chambre pendant presque deux heures. D’abord pour l’écouter. Puis elle le transféra sur le Power Book pour analyser la structure musicale de la pièce. Elle la fit jouer à plusieurs reprises en suivant à l’écran le déroulement de la partition.

Entre des lignes mélodiques apparemment normales, apparaissaient des passages construits à partir de quatre notes, toujours les mêmes, mais sans aucun ordre apparent. Ce motif revenait à plusieurs reprises, toujours formé à partir des mêmes notes, mais toujours dans un ordre différent.

C’était bien ce qu’elle pensait. L’intuition qu’elle avait eue en jouant avec le Tangram ne l’avait pas trompée. Elle entreprit de traduire les notes au moyen de lettres.

Quand elle eut terminé, l’imprimante lui cracha trois pages couvertes de lignes continues. Elle mit les feuilles dans son sac à main et passa une dizaine de minutes devant son miroir ; puis elle sortit de l’hôtel, un grand fourre-tout jaune en bandoulière.

Après un long trajet en métro ponctué de brusques et nombreux changements de direction, elle s’acheta des cartes postales et du papier dans une boutique pour ensuite entrer dans un bistrot. Par chance, il n’y avait pas de préposée aux toilettes : personne ne serait témoin de sa transformation.

Lorsqu’elle revint s’installer à une table, elle commanda un café et se mit à écrire.

Le premier message qu’elle rédigea était adressé à Pardiac. Elle l’expédia par télégramme, depuis le bureau des PTT situé de l’autre côté de la rue.

Le texte n’était pas long, mais cela inquiéterait suffisamment le financier pour qu’il procède à des vérifications.

 
Surveillez Leppert, il est à la veille de craquer.

 

Elle téléphona ensuite au bureau de Leppert, à Montréal. Elle demanda à la secrétaire qui lui répondit de prendre un message pour le directeur du Centre : il comprendrait de quoi il s’agissait.

 
L’instabilité est toujours considérée comme un facteur de risque. Souvenez-vous de Cornforth… À votre place, je m’inquiéterais davantage de mes amitiés soviétiques.

 

Après s’être assurée que la secrétaire avait noté correctement le message, Claudia lui demanda de le transmettre à son patron le plus rapidement possible. Puis elle raccrocha. Elle avait encore du travail.

De retour au bistrot, elle entreprit de rédiger un autre court texte. Celui-là serait expédié à Drozhkin, directement à son adresse personnelle, à New York.

 
Préparez soigneusement votre prochain voyage en Russie : il risque d’être plus long que prévu. Beaucoup plus long. À moins que nous parvenions à un arrangement…

 

Le message aurait un effet d’autant plus dévastateur que le Russe se demanderait s’il n’avait pas été intercepté par les services de surveillance de sa propre délégation.

Après s’être débattue avec une opératrice pour que les frais du télégramme soient portés à sa carte, Claudia réussit à le faire acheminer. On lui assura qu’il serait à destination dans moins de trois heures.

De retour à sa table, elle composa le texte d’un deuxième message pour Leppert. Celui-là, elle allait l’envoyer directement chez lui.

 
Ce serait dommage de gâcher une si belle carrière. Surtout si près du but. Soyez au Sphynx, vendredi prochain, à vingt-trois heures.

 

En guise de signature, elle copia quelques lignes qui apparaissaient sur les feuilles qu’elle avait imprimées : quelques lignes où les quatre mêmes lettres se répétaient sans arrêt, de façon irrégulière. Si elle ne s’était pas trompée, ce serait la panique du côté du savant.

Il lui restait encore deux messages à envoyer. Mais elle devait d’abord trouver un prétexte.

Elle se rendit près de la résidence de Pardiac et s’installa pour attendre, à bonne distance, à l’angle d’une rue.

Un peu moins d’une heure plus tard, elle vit Daran sortir de la maison. Un véritable coup de chance. Pour ce qu’elle avait en tête, c’était une occasion en or.

Double chance, il allait à pied. Elle le suivit jusqu’à un café, à quelques rues de là, où il s’accouda au bar pour commander un espresso.

Claudia sortit le message qu’elle avait préparé à son intention et donna un billet de cent francs à une petite fille pour qu’elle aille le lui porter. Elle expliqua à l’enfant que c’était un jeu : elle voulait jouer un tour à l’homme et, pour cela, il ne fallait pas qu’il reçoive le message avant cinq minutes.

Aussitôt que la jeune commissionnaire fut partie, Claudia entra dans un autre café qu’elle avait repéré, tout près. Elle se débarrassa de sa perruque rousse et de ses verres fumés, changea de souliers, retourna sa jupe et changea de blouse. Elle vida ensuite l’immense fourre-tout dans lequel elle avait apporté ses accessoires, le retourna pour le transformer en un sac noir et elle y enfouit ce dont elle venait de se débarrasser.

Elle s’installa alors à l’intérieur du café, près de la fenêtre, pour observer Daran. De là, elle put le voir questionner la petite fille. Celle-ci lui répondit d’un signe de la main indiquant l’autre bout de la rue. Après quelques minutes de discussion, il la congédia d’un geste impatient pour se replonger dans la lecture du message.

 
D’où viennent tous ces cafouillages ?… Mettriez-vous votre vie dans les mains d’un chimiste ?

 

Daran abandonna son café et marcha d’un pas décidé vers un taxi. Claudia écrivit alors son dernier message.

 
À 16 h 57, Daran a reçu un message au Café de Villiers. Le billet a été apporté par une jeune fille d’une dizaine d’années. Daran s’est alors précipité vers un taxi.

 

Après avoir expédié cette dernière missive par télégramme, elle téléphona au Grand Véfour pour réserver une table en début de soirée. Elle jugeait qu’elle avait bien travaillé et qu’elle méritait de se faire plaisir.

Après avoir reçu le message l’enjoignant de ne plus s’occuper de l’affaire, Claudia avait compris le parti qu’elle pouvait tirer de telles missives, si elle en expédiait aux quatre suspects en même temps. La méfiance s’installerait. Il y en aurait au moins un qui ruserait, qui essaierait de tester les autres au lieu de leur dire directement ce qu’il avait reçu. Les autres s’en apercevraient et cela alimenterait leur propre méfiance.

Par ailleurs, l’utilisation du déguisement et de la carte de crédit enregistrée à une fausse identité empêcherait qu’ils puissent remonter jusqu’à elle.

Comme le disait Bamboo, il y a ceux qui bougent et ceux qui font bouger. Supériorité de ceux qui sont immobiles sur ceux qui sont en mouvement.

 

Claudia entra au Grand Véfour à vingt heures. Limbo n’avait pas eu trop de difficulté à la suivre, sauf à un certain moment, dans le métro.

Quand elle était sortie de l’hôtel, deux autres hommes l’avaient prise en filature. Le premier avait été semé dès le départ et le deuxième était disparu à l’endroit où Limbo avait lui-même failli se faire avoir.

Tout au long de l’après-midi, Limbo avait continué de la « couvrir », craignant que d’autres équipes ne réussissent à la rattraper. Il n’avait aperçu personne. Du moins, pas avant la toute fin de l’après-midi, lorsqu’un couple de vieux promenant un épagneul lui était apparu vaguement suspect.

Pendant tout ce temps, il avait observé la jeune femme avec attention. D’un œil professionnel.

Il devait convenir qu’elle avait de bons réflexes. Son travail pour semer les deux anges gardiens et sa maîtrise du déguisement étaient plus que convenables. Elle était douée. Heureusement. Cela lui permettrait peut-être de s’en tirer. Car autant se rendre à l’évidence : il ne servirait à rien de l’avertir de nouveau. Quand elle avait expédié ses messages, sa figure affichait l’air décidé de ceux qui ont quelque chose à venger et pour qui plus rien d’autre ne compte. Elle attaquait.

Au café, pendant qu’il l’observait, Limbo avait lui-même effectué quelques appels pour faire jouer ses contacts à Paris. Résultat : les câbles à l’étranger et les télégrammes locaux pourraient être repérés rapidement. Il en aurait copie au début de la soirée. Quant au premier appel de Claudia, il lui faudrait se contenter du seul mot que Kim avait pu lire sur ses lèvres : « Montréal ».

En partie rassuré, Limbo n’avait pourtant pu empêcher une certaine nervosité de le gagner. Et, avec la nervosité, étaient revenus les maux de tête.

Chaque fois qu’il voyait Claudia, il parvenait mal à étouffer l’agitation qu’il sentait monter en lui. C’était comme si quelque chose d’instable dormait depuis trop longtemps dans sa tête et que la simple présence de la jeune femme suffisait à amorcer le détonateur.

Il avala trois comprimés. La paix de son studio de New York lui manquait. Ou celle de son autre appartement, en Suisse. C’était la seule thérapie efficace : une longue période d’isolement, dans un lieu calme, entouré de choses qui lui parlaient. Des choses comme les bonsaïs. Quand il les regardait, ramassés sur eux-mêmes comme pour ne rien perdre, presque figés dans une forme immuable, il éprouvait quelque chose comme un sentiment d’éternité. Comme s’il avait été possible d’arrêter le temps, de tenir ce qu’on aime dans ses mains, à jamais.

Pour l’instant, les comprimés lui servaient de palliatif. Un palliatif qui s’usait vite et dont il devait de plus en plus forcer la dose.

Il aurait pu être en Suisse dans la nuit. Il n’avait pas besoin de ce contrat pour vivre. Mais c’était désormais davantage qu’un contrat. Davantage même qu’une mission. Quoi qu’il arrive, il suivrait Claudia à la trace.

 

*

 

À son arrivée à Paris, F considéra d’un air découragé la série de messages télécopiés qui l’attendaient.

Depuis quelques mois, les nouveaux développements de la politique internationale tournaient invariablement autour des problèmes agricoles. Les ministres russe, canadien et américain de l’Agriculture prévoyaient se rencontrer la semaine suivante pour discuter de questions « d’intérêt mutuel ». Cette rencontre avait soulevé des tollés parmi les autres pays, qui accusaient les superpuissances agricoles de disposer du problème de la faim par-dessus leur tête.

Noyé dans la masse d’information, il y avait également le suivi des affaires d’empoisonnement : la plupart des mises en accusation avaient eu lieu et il devenait de plus en plus clair qu’il serait impossible de remonter plus loin. Le cœur de l’organisation avait été protégé. Toutes les pistes s’arrêtaient au bureau du sénateur Cornforth, dont le nom n’était évidemment mentionné nulle part, pour des raisons de haute politique.

Admettre la corruption d’un membre aussi haut placé du gouvernement aurait jeté le discrédit sur toutes les autres figures importantes de l’administration américaine. Le moral de l’Amérique n’avait pas les moyens de se payer un deuxième Watergate, avait-on estimé en haut lieu : le prix social à payer, en termes de désordre et de désaffection, aurait été trop grand. Sans compter les retombées électorales désastreuses pour le parti au pouvoir.

Toutefois, ce qui attira le plus l’attention de F, ce fut la copie des différents messages expédiés par Claudia. La directrice de l’Agence comprit immédiatement ce que la jeune femme avait en tête : au lieu de se contenter de harceler Pardiac, elle les attaquait tous à la fois.

Un des messages risquait cependant de déclencher une réaction beaucoup plus violente que les autres. Si jamais la longue formule chimique était ce qu’elle croyait… De quelle manière Claudia avait-elle bien pu découvrir ça ?

C’est alors que la directrice se souvint de la réquisition effectuée par Bamboo au début de la journée : il demandait une copie de la cassette enregistrée par Klaus. Si c’était là l’explication, comment la jeune femme avait-elle fait pour découvrir, dans ces paroles confuses, une formule qu’aucun des spécialistes n’avait réussi à faire apparaître ?

Bamboo arriva quelques minutes plus tard. F lui montra une copie des messages expédiés par Claudia.

Le visage de Bamboo prit un air soucieux.

— Si une modeste suggestion n’importune pas immodérément les vénérées oreilles de l’ordinatrice…

La directrice le regarda avec une certaine appréhension.

— Oui ?

— L’inestimable collaboratrice a beaucoup changé depuis son arrivée à Paris. Sa précieuse personne aurait intérêt à être extraite de la circulation.

— C’est peut-être la fatigue. Avec l’entraînement, le voyage…

— C’est plutôt le regretté prédécesseur. L’indispensable collaboratrice se laisse gagner par le vide.

— Cela devrait vous convenir, ironisa F.

— Hélas, il y a deux vides ! Le premier naît du détachement, de la perte des illusions : celui-là libère, rend disponible. Et il y a le vide qui naît du manque, du besoin de le combler : celui-là gruge, obsède et finit par envahir toute la personne.

— Et Claudia ?

— La très entreprenante collaboratrice se laisse de plus en plus envahir par les trous de sa vie. Elle risque de nous échapper.

— Jusqu’à maintenant, ses initiatives sont plutôt bonnes.

— La réaction des déplorables antagonistes risque d’être éminemment indélicate, objecta Bamboo.

— Je sais, c’est risqué. Mais elle est notre seul moyen d’accès rapide à leur organisation. Je suppose que vous ne savez pas où elle est ?

— Comme toujours, la savante ordinatrice a résumé la situation de façon appropriée.

— Dès que vous la trouverez, prévenez-moi.

— Je suis aux ordres de l’irremplaçable ordinatrice.

— Espérons que l’autre ne l’a pas perdue, lui aussi.

— L’autre ? fit Bamboo, surpris.

Puis son visage s’éclaira.

— L’honorable carte secrète de votre auguste manche ?

— C’est sûrement lui qui a intercepté les messages de Claudia… Essayez de savoir comment il se comporte.

— Auprès de l’honorable personne avec qui… ?

— Oui.

— L’esquisse d’un soupçon aurait-elle effleuré l’esprit insondable de la gracieuse ordinatrice ?

— Je veux un rapport complet sur son état.

 

*

 

Lorsque Claudia rentra à l’hôtel, elle monta directement à la chambre inscrite au nom de Claire Mathers et s’endormit comme une masse, résultat des trois demi-bouteilles de vin dont elle avait arrosé son repas.