Chapitre 22
 

Pardiac regardait d’un air songeur les deux bouts de papier qui lui étaient parvenus la veille, à quelques heures d’intervalle. Au-delà de leur contenu explicite, ce que les deux messages révélaient, c’était une pénétration importante de l’organisation : l’auteur posait non seulement un diagnostic juste sur Leppert, mais il se payait le luxe de tenir Daran sous surveillance.

Le but des messages, lui, était plus difficile à cerner. Pour quelle raison quelqu’un d’aussi bien informé s’amusait-il à divulguer ce qu’il savait plutôt que de passer à l’attaque ? Pourquoi le prévenait-il de ce qui allait se passer ? Aucun professionnel ne ferait l’erreur de télégraphier ses coups de cette manière. À moins que ce soit justement ça, leur attaque, de chercher à les intimider, à semer la méfiance.

Oméga Rope, assise dans un fauteuil, le regardait ruminer en silence depuis plusieurs minutes.

— D’après toi, ça vient de la fille ? finit-elle par demander.

— Certainement pas d’elle seule. Même si elle avait trouvé les deux noms dans les papiers de Klaus, elle n’aurait jamais eu les moyens de suivre Victor. Il y a quelqu’un d’autre derrière tout ça.

— Tu penses à qui je pense ?

Pardiac fit signe que oui.

— À mon avis, reprit la femme, on devrait l’interroger très sérieusement.

— La fille Maher ?

— Oui.

— C’est facile à arranger.

— Je suppose que nous avons seulement à l’inviter ? ironisa Oméga Rope.

— C’est exactement ce que j’ai fait, répliqua Pardiac, en s’efforçant d’avoir le triomphe modeste. Elle a téléphoné tout à l’heure. Elle voulait savoir si j’avais découvert un acheteur éventuel et je l’ai invitée à dîner ce soir.

Au cours de l’après-midi, Pardiac appela son ami, à la Direction de la sécurité du territoire. La veille, il lui avait demandé de faire enquête – à titre officieux – sur ce qui était arrivé à Daran. Il lui avait également fourni le numéro de chambre de Claudia Maher. Peut-être avait-il réussi à découvrir quelque chose…

La réponse fut négative. Il n’y avait rien sur Daran et la jeune femme était une touriste ordinaire : elle passait la journée à traîner dans les rues, à prendre des cafés aux terrasses et à expédier des cartes postales.

— Des télégrammes ? demanda Pardiac, essayant de ne pas avoir l’air trop intéressé.

— Pas que je sache. Je peux vérifier.

— Non, laissez. Cela n’a pas d’importance.

— Elle a également fait un appel dans un café.

— Vous avez pu retrouver le destinataire ?

— Non. C’était à l’extérieur du pays. Mais, si c’est utile, je peux voir ce que je peux faire…

— Non, ça va. Du moment qu’elle n’a rien fait d’autre de l’après-midi.

— Ça, je ne peux pas vous le garantir entièrement.

— Vous ne pouvez pas le garantir ?

— Il y a eu un trou dans la surveillance. Les deux anges gardiens l’ont perdue dans le métro. C’est une équipe en maraude qui l’a récupérée, quelques heures plus tard, à la terrasse d’un café.

— Ils travaillaient en tandem ?

— Oui. Elle les a semés l’un après l’autre. Mais les deux sont certains que c’était accidentel, qu’elle n’a fait aucun effort pour leur fausser compagnie.

— Je vous remercie. Vous pouvez compter sur le témoignage habituel de mon appréciation.

— Cela fait toujours plaisir de rendre service à des amis compréhensifs.

Pardiac raccrocha.

Deux heures, c’était suffisant. Quant à l’appel à l’étranger, il avait une bonne idée du destinataire. C’était obligatoirement une des deux personnes auxquelles il pensait.

La seule chose qui le troublait, c’était la façon dont Claudia avait faussé compagnie à ses pisteurs. Il ne croyait pas à un accident. Surtout pas un accident à répétition. Cela voulait dire qu’elle avait un entraînement supérieur à ce qu’elle laissait paraître. Et si tel était le cas, son arrivée subite à Paris, alors que tout le monde la croyait au Sri Lanka, prenait un tout nouveau sens. Sa visite surprise, les messages, tout cela pouvait faire partie d’un plan global.

Pourtant, par certains côtés, elle n’agissait pas comme une professionnelle. Son comportement trahissait une forme de naïveté qu’il avait du mal à évaluer. L’était-elle véritablement ou s’agissait-il d’une comédienne particulièrement consommée ?

Pas de doute, la discussion avec mademoiselle Maher promettait d’être longue et intéressante.

Entre-temps, il avait encore quelques heures pour vérifier son intuition à propos du coup de fil qu’elle avait fait à l’étranger. Son premier appel fut pour Montréal.

Au bureau de Leppert, on lui répondit qu’il n’était pas entré au travail de la journée : il avait téléphoné pour dire qu’il se sentait indisposé.

Pardiac essaya aussitôt de le joindre chez lui. Sans succès. Même au numéro réservé aux urgences, il n’y avait pas de réponse.

Pourvu que Leppert n’ait pas effectivement craqué, comme l’insinuait le message. Il faudrait alors compter sur un délai supplémentaire de plusieurs semaines. Sinon des mois. Le directeur de BioGen était la seule personne à avoir une vue d’ensemble de toutes les recherches cloisonnées qui faisaient partie du projet.

Tout en se demandant ce que Claudia pouvait bien lui avoir dit pour provoquer une telle réaction, il appela New York. Après un délai de quelques minutes et plusieurs intermédiaires, il réussit à joindre Drozhkin. Ce dernier échangea avec lui quelques banalités convenues à l’avance pour lui signifier que la ligne n’était pas sûre et qu’il le rappellerait dans les minutes suivantes.

Pardiac eut à peine le temps de se confectionner un Bloody Caesar que le Russe se manifestait.

— Quelle nouvelle gaffe avez-vous encore fait ? attaqua-t-il sans préambule.

— Si vous vous expliquiez, répondit froidement Pardiac.

— Vous êtes la seule personne à qui j’ai parlé de mon prochain voyage en Russie.

— Et alors ?

Drozhkin lui fit lecture du message qu’il avait reçu.

— Le télégramme est passé entre plusieurs mains avant de me parvenir, ajouta-t-il, comme s’il s’agissait d’une catastrophe supplémentaire. Heureusement que les services américains font régulièrement de ce genre de blagues pour compromettre notre personnel.

— Au consulat, comment est-ce qu’ils ont réagi ?

— Pour l’instant, c’est classé comme provocation. Mais si nos agents infiltrés dans leurs services ne trouvent aucune confirmation, il va y avoir une enquête. Vous connaissez la routine…

— Je vais en toucher un mot à quelqu’un, là-bas. Il devrait pouvoir vous couvrir sans difficultés.

— J’espère, oui, qu’il va pouvoir me couvrir ! Mais ça ne règle pas la question de base : comment se fait-il que l’information ait pu sortir ? À qui en aviez-vous parlé ?

— Personne.

— Même pas à Victor ?

— Personne, je vous dis.

Pardiac songea qu’Oméga était au courant, mais la fuite ne pouvait pas venir d’elle. C’était impensable. Aussi bien ne pas en parler. Avec sa paranoïa, Drozhkin n’aurait rien compris.

Autant ne pas lui parler, non plus, des messages qu’il avait lui-même reçus. Ni de ce qu’il soupçonnait comme manœuvre de la part de Claudia et du groupe qui était derrière elle : Drozhkin était déjà bien assez instable et méfiant sans le rendre plus difficile encore à contrôler. Quant à lui apprendre ce qui était arrivé à Daran, c’était tout à fait impensable, s’il voulait éviter une crise d’hystérie.

— Rien de neuf sur l’intervention dans l’appartement de Cornforth ? demanda-t-il, pour faire diversion.

— Non, rien. Mais je suis de plus en plus certain que c’est Limbo.

— C’est parce que vous n’avez jamais été d’accord pour qu’on utilise du personnel extérieur à l’organisation. Sauf lorsqu’ils viennent de vos services, bien entendu.

Drozhkin ne mordit pas à l’appât. Au lieu de se lancer dans l’apologie de son personnel, il poursuivit son idée.

— Pourquoi avait-il toujours besoin d’autant d’information pour ses contrats ?

— C’est sa méthode. Jusqu’à maintenant, on n’a pas eu à s’en plaindre.

— Je continue de croire qu’on devrait s’en débarrasser.

Pardiac lui demanda alors d’affecter deux hommes à la surveillance de Leppert – simple précaution – et de le tenir au courant de tout nouveau développement. Pour sa part, il s’occupait sans délai de faire couvrir le télégramme compromettant.

Quelques minutes plus tard, il avait effectivement réussi à joindre quelqu’un pour effectuer le travail. On lui promit que tout serait réglé avant la fin de la soirée : le télégramme serait codé dans l’ordinateur avec une date d’envoi, un code d’identification et une référence à une nouvelle campagne de harcèlement contre les employés du consulat soviétique de New York. Le but allégué de l’opération serait de semer la pagaille à l’intérieur du consulat et de les paralyser.

Pardiac essaya ensuite de joindre Daran : lui aussi avait dû bénéficier des attentions épistolaires de la jeune femme.

Pas de réponse. Mais il ne s’en fit pas. Daran était quand même plus expérimenté que les deux autres. Il saurait tout de suite déceler la provocation. Et puis, de toute façon, il devait appeler dans la soirée.

Pardiac rejoignit Oméga, qui préparait la salle à manger. Il lui fit un compte rendu de son activité téléphonique et elle l’informa de ce qu’elle avait prévu pour leur invitée.

Il restait encore une heure avant l’arrivée de Claudia.

 

*

 

Bamboo s’était résigné de mauvaise grâce à ce que Claudia aille dîner chez Pardiac. Il en avait longuement discuté avec elle. Cela équivalait à aller se jeter dans la proverbiale gueule de l’honorable loup, disait-il.

La collaboratrice répondit que c’était précisément le but de la manœuvre. Qu’elle voulait leur faire faire une indigestion.

— De toute façon, répondit-elle, je ne peux leur dire que la vérité !

Tout en reconnaissant l’ingéniosité et la hardiesse de ce qu’elle se proposait de faire, Bamboo continuait à ne pas être d’accord. Il aurait préféré une approche plus lente, un plan mieux préparé. Mais il ne servait à rien de s’opposer au karma de l’opiniâtre collaboratrice, avait-il finalement conclu.

Lorsqu’elle partit, il lui recommanda de penser au Tangram aussi souvent qu’elle le pourrait. Claudia comprit que c’était sa façon de lui dire qu’il se faisait du souci pour elle.

Bamboo téléphona ensuite à F pour l’informer que la toujours surprenante collaboratrice se rendait chez Pardiac. À cause de son insistance, il avait consenti à ne pas la suivre et à ne pas l’attendre à proximité, mais il désapprouvait l’initiative de toutes ses modestes forces.

 

*

 

Claudia fut introduite par la femme qu’elle avait rencontrée la fois précédente. Celle-ci l’amena dans un petit salon attenant à la salle à manger. Pardiac l’y accueillit, un verre à la main.

— Pour vous, dit-il, en lui présentant le verre. Nous vous attendions pour commencer.

Claudia accepta le verre puis le posa sur une petite table sans y toucher.

— Si j’ai bien compris, enchaîna Pardiac sans autre préambule, vous avez une proposition précise à nous faire.

— À vous faire entendre, corrigea Claudia.

— Que diriez-vous, si nous réglions ça au dessert ? Le vin aidant, nos discussions risquent d’être plus stimulantes. Non ?

— Je préfère qu’on en dispose immédiatement.

— Puisque vous insistez… Qu’avez-vous donc de si intéressant à offrir sur le SCRAP ?

— Presque rien.

— Rien ? Mais vous disiez…

— Sur le SCRAP, précisa Claudia. Par contre, en ce qui vous concerne, vous, Leppert, Daran…

— Je vous écoute.

— Klaus m’a laissé un message.

— Vous l’avez ?

— Oui.

— Parlant de messages, c’était vous, bien sûr, toute cette effervescence ?

— Bien sûr.

— Sans aide ?

— Avec une bonne carte de crédit…

— Vous avez trouvé cette information toute seule ?

— Non, évidemment. Mais l’idée des messages était de moi.

— Une initiative personnelle ?

— Précisément.

— Vous n’êtes pas inquiète de la réaction de vos employeurs, quand ils vont apprendre ce que vous faites ?

— Il faudrait qu’ils en soient informés.

La conversation avait le ton badin et complice qu’ont pour parler de leurs souvenirs de jeunesse deux anciens maffiosos à la retraite.

Pardiac lui demanda tout à coup, sur un ton beaucoup plus inquiétant :

— Qui me dit que ce ne sont pas justement vos ex-employeurs qui vous envoient ? Que ce ne sont pas eux qui ont programmé ce que vous me dites ?

— Rien ne vous oblige à me croire. Je veux simplement vous vendre quelque chose et acheter ma tranquillité. Si l’article fait votre affaire, vous payez. Sinon, je retourne à mon hôtel.

— Vous désirez combien ?

— Je vous le dirai en temps et lieu.

— Si vous nous donniez un indice de votre bonne foi. Par exemple, l’endroit où vous avez trouvé votre information.

— Je regrette, ça ne fait pas partie de ce que j’ai à vendre.

— Vous ne me facilitez pas la tâche.

— C’est personnel.

— Des raisons personnelles ? Dans notre métier, cela n’existe pas.

— Je veux dire que je désire garder privé l’endroit où je les ai trouvées.

Étrangement, Pardiac était tenté de la croire. Cela ne le dispenserait pas de prendre les précautions prévues, mais les renseignements seraient peut-être plus faciles à obtenir qu’il ne l’avait pensé.

— Je crois que nous pouvons passer à table, dit-il. Si vous avez ce que vous me dites, nous devrions pouvoir nous entendre sans problème.

— À condition que vous, vous soyez prêt à me donner ce que je veux, répondit Claudia, en se disant que c’était maintenant ou jamais.

Elle ne pouvait plus reculer.

 

Au dessert, Claudia se sentait étrangement euphorique. Ses gestes étaient ralentis et elle avait l’impression de se mouvoir dans un milieu plus dense que l’air. Elle percevait dans tout son corps une espèce de fourmillement.

Pardiac et Oméga l’entraînèrent au salon et la couchèrent sur un divan. Pendant que Pardiac apportait une enregistreuse, la femme lui fit une injection. Claudia éclatait de rire à tout bout de champ et répétait que ce n’était pas raisonnable.

Une heure plus tard, la sonnerie du téléphone interrompait l’interrogatoire.

Pardiac prit l’appareil. Il eut à peine le temps de dire un mot que Leppert, totalement affolé, se mit à lui raconter, dans le désordre le plus total, son angoisse des dernières vingt-quatre heures.

Après avoir reçu le télégramme, il avait quitté son bureau en toute hâte pour se réfugier dans un motel. Là, il avait vidé une bouteille de cognac. Le lendemain matin, quand il était revenu à lui, il avait sauté dans son automobile et il s’était promené toute la journée, arrêtant de temps à autre au bord de la route pour se reposer.

— Pourquoi n’avez-vous pas appelé immédiatement ?

— Je ne sais pas, marmonna Leppert.

— Vous pouvez me lire le message ?

Leppert s’exécuta. Et quand il eut terminé, il demanda à Pardiac s’il avait une idée de qui ça pouvait venir.

— La fille, répondit ce dernier. Claudia Maher. Elle est justement ici. Nous sommes en train de l’interroger. À mon avis, elle va accepter de travailler pour nous.

— Mais la formule ? objecta tout à coup Leppert. Comment est-ce qu’elle a fait pour obtenir la formule ?

— Quelle formule ?

— La formule génétique du champignon.

— Quoi !

— Il y avait un bout de formule, à la fin du message.

— Je m’occupe de ça en priorité, dit-il pour le rassurer.

Et aussi parce qu’il était lui-même inquiet de l’ampleur des fuites que Leppert lui révélait.

— Je veux absolument vous voir, fit Leppert.

— Tout de suite ?

— Il faut convoquer une réunion des quatre.

Pardiac essaya de lui faire comprendre que le message avait précisément pour but de le faire paniquer. Qu’en s’énervant, il tombait dans le piège. De peine et de misère, il réussit à convaincre le savant d’attendre vingt-quatre heures. Mais il dut lui promettre que, dès le lendemain, il prendrait l’avion pour aller le rencontrer en personne à Montréal.

Leppert accepta finalement de raccrocher.

Pardiac fit part de sa conversation à Oméga.

— En tout cas, conclut-elle, ça prouve qu’elle a vraiment l’information qu’elle affirme posséder.

Le financier tourna la tête vers Claudia, qui s’était endormie sur le divan.

— Penses-tu pouvoir en tirer quelque chose de plus ?

— Pas pour le moment. C’est préférable d’attendre à demain matin. De toute manière, j’ai l’impression qu’elle nous a dit l’essentiel de ce qu’on voulait savoir.

— Tu crois vraiment qu’elle travaille seule ?

— Difficile à dire… Il est évident qu’elle a bénéficié de leur aide. Mais je ne pense pas qu’elle travaille vraiment pour eux. Elle a plutôt essayé de les utiliser, je dirais… En tout cas, sa principale motivation est de venger Klaus. Et de se venger.

— On devrait donc pouvoir en arriver à une entente ?

— Probablement, oui… Si on réussit à la convaincre qu’on peut l’aider à mener sa vengeance à terme.

 

*

 

— Qu’est-ce qu’en pense la très perspicace ordinatrice ? fit Bamboo, lorsque le magnétophone fut arrêté.

— Difficile à utiliser devant un tribunal, mais ça confirme qu’elle a réussi à les mettre en mouvement… Elle est toujours chez Pardiac ?

— Oui.

— Vous avez réussi à installer une écoute à l’intérieur ?

— Pas encore. Nos pitoyables ressources ont à peine suffi à débrouiller la ligne.

— Je veux une surveillance constante sur Leppert.

— Les plus infimes désirs de l’honorable ordinatrice sont des ordres.

— Même chose pour Drozhkin.

— L’entreprise risque d’être plus difficile. L’honorable camarade traîne autour de sa personne tout un attirail de spécialistes et de gadgets variés.

— Je suis certaine que vous trouverez une solution.

F savait que Bamboo se surpassait lorsqu’il était un peu provoqué. La giri, l’honneur, était une autre valeur orientale qu’il avait intégrée à son personnage. Mais F faisait quand même attention de ne pas le pousser trop loin : Bamboo avait fait tant de choses qu’une personne normale n’aurait jamais faites. Par exemple, de l’attendre pendant quatre jours sans bouger dans son bureau.

Elle lui avait dit de ne pas bouger, qu’elle revenait ; puis elle avait eu un contretemps et elle avait dû s’absenter de la ville. À son retour, il était debout à la même place, à côté du bureau.

Bien sûr, rien ne prouvait qu’il était resté là pendant quatre jours. Elle était même à peu près certaine du contraire. Il avait dû sortir après elle et revenir dans le bureau juste avant son retour. Ç’aurait été tout à fait lui, ce genre de mise en scène. Combien de fois ne lui avait-il pas dit que seuls les effets comptaient, les causes n’ayant guère d’importance ? Le faux suicide qu’il avait fait à Claudia, dans le bureau de Burnham, en était une illustration. Mais il était tout aussi capable d’être réellement demeuré là pendant les quatre jours.

C’était pour cette raison que F était toujours un peu mal à l’aise lorsque Bamboo lui proposait à tout bout de champ de se faire hara-kiri pour laver son honneur. Elle n’arrivait jamais à être certaine que ses suicides d’opérette ne cachaient pas quelque chose de plus profond, qu’un simple geste maladroit pourrait réveiller.

— Vous avez retrouvé Daran ? lui demanda-t-elle.

— Il n’a pas encore reparu. Et il n’a contacté aucun des autres.

— Je me demande comment Claudia a fait, elle, pour le retrouver.

— Il faut croire que l’éminente collaboratrice est pleine de ressources.

— En tout cas, l’idée du message était très efficace. Depuis qu’il l’a reçu, on dirait bien qu’il est en fuite.

— On dirait.

— Bamboo ! fit soudainement F. Qu’est-ce qui se passe ? Vous parlez presque normalement !

Un voile sembla s’abattre sur le visage de Bamboo.

— Si le doigt de l’honorable ordinatrice vient de pointer vers la vérité, c’est un éminemment désagréable présage.

— Pourquoi ?

— Cela veut dire que mon modeste personnage se lézarde. Et s’il s’effrite, que va-t-il rester de votre humble serviteur ?

— Du vide ? suggéra F, essayant de répondre par l’humour à l’air catastrophé de son assistant.

— Peut-être. Mais peut-être, aussi, mon insignifiante personne ne sera-t-elle plus un agent très longtemps.

— Peut-être, aussi, que vous allez cesser de dire des conneries, non ? répliqua un peu brutalement la femme, plus troublée qu’elle ne l’aurait voulu par la remarque.

— Très certainement, honorable ordinatrice. Surtout si j’interromps mes activités de la façon discrètement évoquée à l’instant.

F décida de ne pas insister. Bamboo était d’humeur apocalyptique. Elle avait appris qu’il suffisait d’attendre que ça passe. Dans quelques heures, il redeviendrait opérationnel. Du moins, jusqu’à maintenant, il l’était toujours redevenu.