Chapitre 24
 

En arrivant à Montréal, Pardiac invita Claudia à déjeuner aux Halles, un des bons restaurants de la ville. À titre de compensation pour les divers désagréments qu’elle avait subis, expliqua-t-il.

En fait, c’était surtout pour donner à Daran le temps de prendre ses dispositions concernant Leppert et Drozhkin. Cela réglé, il pourrait s’occuper de la jeune femme comme convenu.

Lorsque Claudia rentra chez elle, plusieurs heures plus tard, elle eut la surprise de trouver Bamboo qui l’attendait. Il avait pris le Concorde jusqu’à New York puis une correspondance pour Dorval.

Elle lui demanda s’il avait des nouvelles de Klaus.

— Les blessures du courageux prédécesseur sont à peu près guéries, répondit Bamboo, mais il n’a toujours pas repris conscience.

— Est-ce que ça veut dire qu’il a de meilleures chances ?

— Les honorables réparateurs des corps sont incapables de se prononcer.

Claudia rangea ses valises en silence, puis elle demanda à Bamboo de lui parler de l’organisation pour laquelle il travaillait.

— Votre humble conseiller sait très peu de chose sur cette délicate question.

— Vous devez au moins savoir qui dirige l’Agence ?

— Le nom de l’inestimable dirigeante n’est pas connu. On l’appelle simplement F.

— Vous l’avez déjà rencontrée ?

— Ma modeste mémoire n’a conservé aucune trace d’un tel événement.

— Pardiac veut me voir, fit alors Claudia en changeant brusquement de sujet. Qu’est-ce que je fais ?

— La gracieuse collaboratrice connaît ce qui nous intéresse. Peut-être pourrait-elle apprendre autre chose. Comme le disait mon cousin…

— Je croyais que vous n’aviez que des grands-mères et des grands-tantes !

— Mes vénérables aïeules ont eu la faiblesse de produire une vaste abondance de descendants.

— Est-ce qu’ils passent tous leur temps à fabriquer des proverbes ?

— Seulement ceux qui ont survécu.

— Je suppose qu’on a étouffé les autres pour qu’ils arrêtent !

— Non. On les a étouffés sans raison particulière, répondit très sérieusement Bamboo.

— Je m’excuse…

— La distinguée collaboratrice n’a pas à s’excuser. Il y a beaucoup de gens, chez nous, que l’on a étouffés pour les faire taire. Mon honorable famille a simplement fait exception : elle l’a été pour rien.

Bamboo poursuivit son explication avec la même sérénité qu’il débitait ses aphorismes.

— Comme mon honorable cousin le disait souvent : à la longueur de la mèche, qui peut prédire l’importance de l’explosion ?

Il contempla un instant l’incompréhension qui se peignait sur le visage de Claudia, puis il ajouta, comme si cela devait tout expliquer :

— J’entends brûler la mèche.

— Je ne comprends pas.

— Mes honorables ancêtres, lorsqu’ils ont inventé la poudre, avaient compris à quel point l’existence est fugitive : avant l’explosion, il n’y a rien ; après, rien non plus. Quant à l’explosion elle-même, elle dure à peine le temps d’un éclair… C’est là tout le principe de l’inestimable philosophie zen, conclut-il sur un ton ironiquement sentencieux. Le vide de toute chose et l’éclair de la vie.

— Et la mèche, dans tout ça ?

— C’est le signe donné aux humbles mortels que l’explosion se prépare. Comme la précieuse collaboratrice le sait certainement, seul le très sage peut survivre dans un monde d’explosions perpétuellement inattendues. Les autres ont besoin de savoir à l’avance : pour se mettre à l’abri… Votre humble conseiller s’entraîne depuis des années à écouter le bruit de la mèche au travers des événements.

— Et vous avez toujours réussi ?

— Oui. Excepté une fois.

— Qu’est-ce qui est arrivé ?

— Les bombes au napalm n’ont pas de mèche. Presque toute ma famille s’est retrouvée dans l’obligation de reprendre prématurément son cycle de réincarnations.

Bamboo gardait le même air attentif, presque serein.

— Je m’excuse, répéta Claudia. Je n’aurais pas dû.

— La gracieuse collaboratrice ne pouvait pas savoir, fit-il doucement.

— Il est temps que toute cette histoire finisse.

— Serait-il préférable que l’humble conseiller se retire ?

— Non. Je descends chez Biddles.

— Je ne comprendrai jamais le goût de l’inestimable collaboratrice pour la musique concassée.

— Le jazz me remet l’intérieur en place.

— Chez les honorables ruminants, des expériences ont démontré que cela fait baisser la production de lait.

— Qu’importe, si les vaches sont heureuses !… Vous venez ?

— Puisque mon karma me pousse vers les décibels.

— Vous vous consolerez avec une poitrine.

— Une poitrine ? reprit Bamboo, interloqué.

— Une poitrine de poulet, précisa Claudia en riant, lorsqu’elle se rendit compte de la méprise de l’autre. Je crois bien que c’est la première fois que je vous vois décontenancé !

Bamboo ne répondit pas : ce n’était pas la première mais la deuxième fois en peu de temps qu’on lui révélait une faille dans son personnage.

Interprétant son mutisme comme un retrait provoqué par sa remarque, Claudia le prit par le bras et l’entraîna avec elle.

— Venez, cher conseiller. J’ai des tas de questions à vous poser.

 

*

 

Pardiac rencontra Leppert dans son bureau. Le savant paraissait toujours aussi maigre, toujours aussi embarrassé. Il était cependant moins agité qu’au téléphone, même si sa silhouette, naturellement efflanquée, semblait plus désarticulée qu’à l’habitude.

Leppert lui tendit d’emblée le message qu’il avait reçu. Pardiac prit le temps de le lire pendant que l’autre attendait nerveusement ses commentaires.

— Le message n’est plus un problème, commença-t-il par lui expliquer. La fille était la seule à avoir la formule. Je l’ai récupérée.

— La fille?

— La fille et la formule, répondit Pardiac, amusé de la méprise.

Il lui raconta une partie de ce qui s’était passé la veille, présentant les choses de la façon la plus rassurante possible.

— Il ne reste qu’un tout petit détail à régler, conclut-il. C’est de savoir par quel moyen Klaus a réussi à obtenir cette information.

— Vous avez une idée ? demanda Leppert, anxieusement.

— Il est évident que le premier endroit où regarder, c’est ici.

— C’est ce que je me suis dit. Mais je ne vois pas comment.

— Un des chercheurs ?

— Difficile. Tout le projet est compartimenté. Chacun travaille sur sa partie en ignorant ce que font les autres.

— Qui est au courant de l’ensemble ?

— Je suis le seul.

— Ça limite les recherches, non ? ironisa Pardiac.

— J’ai bien pensé que c’est ce que vous finiriez par vous dire, fit l’autre, résigné.

Pardiac ne put réprimer un sourire. Leppert lui faisait pitié. C’était assez incroyable que quelqu’un comme lui ait réussi une aussi surprenante percée scientifique. Il revoyait son dossier…

Thomas Leppert, de son vrai nom Guy Bernèche, avait fui le Québec vers les États-Unis à la suite d’une histoire de fraude : voulant se faire justice, il avait falsifié les résultats d’un confrère qu’il accusait d’avoir plagié son propre travail. Le plus ironique était qu’il avait raison. Mais c’était lui qui s’était fait prendre. Par chance, on ne lui avait pas retiré le diplôme de maîtrise qu’il avait obtenu l’année précédente.

Aux États-Unis, il avait travaillé un moment dans un laboratoire de fabrication de mort-aux-rats, puis il avait échoué en Angleterre.

Là, il avait recommencé une nouvelle vie, avec une nouvelle carrière, un nouveau nom.

Côté carrière, les choses avaient bien été. En quelques années, il s’était fait une réputation de chercheur fiable et efficace. Assez efficace pour que Pardiac lui offre de diriger son propre laboratoire.

Le projet l’avait tout de suite passionné : créer de nouvelles races de céréales qui résisteraient à toutes les infections connues, qui s’adapteraient à de plus grandes variations de climat… Leppert rêvait que l’on puisse un jour nourrir le monde entier à bon prix !

Il avait travaillé avec acharnement. Mais, au fur et à mesure que son travail avançait, les recherches avaient glissé vers la fabrication de nouvelles bactéries, toujours plus infectieuses. Officiellement, c’était pour analyser jusqu’où allait la résistance des nouvelles souches de céréales et comprendre le mécanisme de cette résistance. Officiellement…

Lorsqu’il avait finalement été obligé d’admettre dans quoi il s’était engagé, vers quoi Pardiac le poussait depuis un bon moment, il était trop tard. Il lui aurait fallu se battre, renoncer à son laboratoire, repartir encore une fois à zéro. Et puis, Pardiac lui avait assuré que les nouveaux micro-organismes seraient utilisés seulement comme arme de dissuasion.

Le jour où ils mettraient leurs nouvelles céréales sur le marché, avait-il expliqué, il y aurait toute une série de firmes multinationales et de régimes politiques qui se ligueraient contre eux ; tous ceux qui vivaient de la faim des gens et de leur misère n’auraient rien de plus urgent que de les empêcher de réussir.

La menace d’une famine égale pour tous, à très court terme, était le seul moyen de les dissuader de nuire au projet. C’était une arme encore plus efficace que le nucléaire, car il n’existe pas d’abri contre l’absence totale de nourriture.

Leppert avait fini par se rendre aux arguments de Pardiac.

De la même façon, il avait fini par accepter comme un mal nécessaire le réseau d’extorsion qui exploitait les multinationales pour financer ses recherches. En fin de compte, ce n’était que Robin des Bois sur une plus vaste échelle : prendre aux riches d’aujourd’hui pour donner aux affamés de demain.

Côté professionnel, il avait donc réussi. Du moins, il s’était acclimaté. Au Centre, les gens le trouvaient gentil. Terne, mais gentil.

 

*

 

Dès qu’elle eut commandé un verre, Claudia se lança dans une discussion passionnée sur le comportement des services de renseignements, sur leur contamination par les criminels qu’ils combattaient, ce qui les amenait à utiliser les mêmes moyens qu’eux.

Bamboo percevait bien que, sous des allures très générales, les attaques de Claudia visaient l’Agence.

— Si la gracieuse collaboratrice le permet, dit-il tout à coup, j’aurais une histoire à lui raconter.

— Une histoire ? reprit Claudia, sur un ton moqueur. Je me serais plutôt attendue à un proverbe.

— Disons que c’est un très long proverbe, répondit Bamboo avec un sourire.

— D’accord, va pour le long proverbe !

Bamboo joignit les mains devant son visage, comme pour recueillir ses idées.

— Il était une fois une jeune personne qui avait beaucoup besoin de vacances, dit-il.

— Tiens, tiens ! Elle ne s’appelait pas Claudia, par hasard ?

— Le nom de l’honorable jeune personne n’est pas très important, répondit Bamboo avec un sourire.

Puis il poursuivit.

— La jeune personne prit donc l’avion pour le Mexique. Et c’est là, au Mexique, qu’il se mit à la suivre.

— Un homme ?

— Si l’honorable collaboratrice m’interrompt sans arrêt, je ne pourrai pas terminer mon histoire, protesta Bamboo en riant.

— D’accord, d’accord… « il ».

— Malgré ses bagages et le soleil, malgré la misère toute proche, l’honorable jeune personne avait tenu à faire à pied le bout de chemin qui séparait l’arrêt d’autobus de la petite maison qu’elle avait louée. C’est à ce moment qu’il avait décidé de la suivre.

— Elle ne s’apercevait de rien ?

— Bien sûr. Avant d’entrer dans la maison, l’honorable jeune personne se retourna carrément vers lui, baissa les yeux et prit le temps de l’examiner. Finalement, elle lui sourit : il n’était pas très grand, mais il avait du culot.

— Un enfant !

— L’étonnante collaboratrice connaîtrait-elle la suite de l’histoire ?

— Elle n’est pas terminée ?

— Qui peut dire quand une histoire est terminée ? répondit sentencieusement Bamboo, avec un clin d’œil qui démentait le sérieux de ses propos.

— Je croyais que les histoires zen étaient toujours brèves !

— Elles le sont. L’histoire elle-même se joue toujours en quelques mots. C’est la préparation qui est longue. Il faut des années d’entraînement pour que jaillisse un jour l’éclair du sabre…

— Bon, continuez, coupa-t-elle sur un ton légèrement agacé.

Bamboo se concentra quelques secondes avant de poursuivre, comme s’il cherchait à rattraper le fil de ses idées.

— Le lendemain, en le découvrant sur le perron, l’honorable jeune personne fut d’abord contrariée. Mais, devant son air si candide, devant ses yeux curieux fixés sur elle et qui semblaient tout attendre, elle ne put réprimer un sourire. Il était touchant malgré tout. Elle lui dit d’entrer… À l’intérieur, il recommença à la suivre, mais en se déplaçant le moins possible. Il la suivait surtout des yeux.

— Voyeur en plus !

— L’honorable jeune personne s’affaira brièvement dans l’armoire et posa de la nourriture devant lui. Il tenait enfin sa récompense. Il avait eu raison de la suivre…

— Je sens que cela va finir par une adoption.

— L’honorable jeune personne le regardait manger et elle se disait qu’elle avait dû céder à un vague complexe de culpabilité. L’honorable jeune personne était très impressionnable. Et très politisée, aussi. Elle venait de longer des kilomètres et des kilomètres de bidonvilles dans un autobus climatisé pour se rendre dans une maison également climatisée. Elle pensait à tous les enfants qui mouraient de faim. À tous les animaux rachitiques et redevenus sauvages qui hantaient la ville.

Claudia s’était prise au jeu. Elle voyait bien où Bamboo voulait en venir, mais elle aimait l’entendre raconter. Elle découvrait un côté de lui qu’elle ne soupçonnait pas. Elle avait l’impression de suivre l’histoire autant sur les traits de son visage qu’en écoutant ce qu’il disait.

— Et lui ? demanda-t-elle.

— Quand il eut fini de manger, il s’éloigna un peu et il se mit à la regarder… « Maintenant, tu vas être sage et retourner d’où tu viens », lui dit-elle.

— Je suppose qu’il est resté là ? se dépêcha d’enchaîner Claudia.

— Pouvait-il en être autrement ?… « Très bien, très bien, tu peux rester encore un peu », lui dit alors l’honorable jeune personne. « Mais, à midi, il faut que tu sois parti ».

— Et à midi, il était encore là ! poursuivit Claudia, fière de pouvoir encore le devancer.

— De nouveau, la perspicacité renversante de la collaboratrice me sidère jusqu’aux limites extrêmes de mes pitoyables orteils !

— Est-ce qu’il était encombrant ?

— Bien sûr que non.

— J’aurais dû le savoir.

Claudia s’amusait beaucoup. Elle avait l’impression que Bamboo inventait une grande partie de l’histoire au fur et à mesure. Elle avait hâte de voir jusqu’où il pourrait tenir le jeu.

— Au début, reprit Bamboo, il ne bougeait presque pas. Et quand l’honorable jeune personne changeait de pièce, il se contentait de la suivre jusqu’au seuil de la porte et il s’immobilisait dès qu’il l’apercevait. Comme s’il avait eu peur que le moindre geste excessif le fasse retourner à la poussière de la rue. Au soleil cuisant. À la faim.

— Est-ce que vous n’en mettez pas un peu trop ?

— Ce n’est pas ma misérable personne, c’est l’honorable conte, protesta Bamboo, avec un air de fausse innocence.

Puis il reprit l’histoire sur le même ton mélodramatique.

— Dans ses yeux, il y avait encore la méfiance accumulée par des générations de faim et de poussière brûlante. Mais il la suivait, comme s’il avait senti qu’il pouvait avoir confiance en elle… À la fin de la soirée, l’honorable jeune personne lui ouvrit la porte. « Maintenant, il faut vraiment que tu t’en ailles », dit-elle.

— Évidemment ! l’interrompit alors Claudia en riant. Et il ne voulait pas sortir !

— La gracieuse collaboratrice est impitoyable Elle devine tout ! Me permet-elle quand même de poursuivre ?

— D’accord, d’accord. Je vous laisse poursuivre. Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il est resté sans bouger, dans le coin où il avait trouvé refuge. Ses yeux se rétrécirent et se fixèrent sur l’extérieur.

— Bamboo, vous devenez affreusement mélo, fit Claudia en achevant son troisième Bloody Mary. Vous devenez affreusement mélo et je deviens affreusement saoule.

— La gracieuse collaboratrice préfère que j’arrête, peut-être ?

— Sûrement pas. Mais moi, il faut que j’arrête de boire. Continuez.

— L’honorable jeune personne vit qu’il frissonnait. « Bon, tu peux rester pour la nuit, dit-elle. Mais il va falloir te laver »… Malgré la répulsion instinctive qu’il avait à sentir son corps submergé, il se laissa savonner, nettoyer, asperger…

— Le pauvre petit martyr !

— Il comprenait que c’était le prix à payer pour demeurer dans la maison.

— Et je suppose qu’il a passé toutes ses vacances avec elle ! l’interrompit sans ménagement Claudia. Ça va vraiment finir au bureau de l’adoption internationale.

— Je ne peux que m’incliner devant le flair et la perspicacité de la savante collaboratrice… Donc, pendant toutes les vacances, il resta avec l’honorable jeune personne dans la maison. Quand elle sortait, il l’accompagnait jusqu’à la porte, mais il refusait d’aller plus loin. À son retour, elle était sûre de le retrouver là, assis à côté de la porte, comme s’il n’avait pas bougé. Elle était touchée par cette fidélité sans défaut.

— S’il y avait des hommes comme ça, on devrait les faire breveter ! lança joyeusement Claudia.

— En plus, il était d’une intelligence surprenante. Il apprit à mesure, et presque du premier coup, à faire tout ce qu’elle lui demandait : les repas dans son bol, les bains du soir…

— Une vraie vie de couple !

— … sans compter les longs moments où il venait se coucher à côté d’elle pendant qu’elle lisait.

— Ce n’est plus un toutou, c’est un esclave ! fit-elle en rigolant.

Bamboo s’arrêta et la regarda avec un sourire malicieux avant de lui dire :

— La très éclairée collaboratrice n’a pas tellement tort. Elle est seulement un peu rapide dans ses conclusions.

Puis il reprit son ton de conteur.

— Pour elle, c’était le compagnon idéal. Il lui assurait une présence tout en demeurant discret, comme s’il savait d’instinct à quel moment approcher, à quel moment se tenir à l’écart. Et, ce qu’elle appréciait par-dessus tout…

Bamboo s’arrêta alors pour lui demander :

— Par le plus remarquable des hasards, la gracieuse collaboratrice saurait-elle ce que la jeune personne appréciait par-dessus tout ?

— Il ne parlait pas ! lança Claudia. L’homme idéal…

— Une fois de plus, l’esprit pénétrant de la collaboratrice a tout deviné, fit-il d’un ton faussement découragé. Enfin, presque tout.

— Alors, c’est quoi ? demanda finalement Claudia, avec une certaine inquiétude.

Elle songeait tout à coup qu’il était bien capable de lui dire que l’enfant était muet ou une autre horreur du genre.

— Il ne jappait pas.

Claudia était sidérée.

— Bamboo, vous êtes… vous êtes…

Elle ne trouvait pas de nom pour le qualifier.

— Un affreux conteur ? suggéra-t-il d’un air candide.

— On n’a pas le droit de faire marcher les gens comme ça !

— Leçon numéro 2 : la gracieuse collaboratrice devrait toujours se méfier des interprétations rapides.

— Pourquoi n’avez-vous pas dit que c’était un chien ?

— L’humble conteur n’a jamais dit que c’était un enfant. C’est la gracieuse collaboratrice qui a projeté ses fantasmes sur l’histoire. Leçon numéro 2-B : une illusion peut toujours cacher une autre illusion.

— Mes fantasmes ? reprit agressivement Claudia.

— D’abord un homme, puis un enfant…

— Un affreux sagouin, dit-elle tout à coup, comme si elle venait subitement de trouver l’expression qu’elle cherchait. Vous êtes un affreux sagouin.

— Leçon 2-C : on peut percevoir tous les détails et rater l’essentiel.

— C’est bientôt fini ? demanda-t-elle avec mauvaise humeur.

Claudia était obligée d’admettre qu’il l’avait bien eue. Alors qu’elle s’amusait à lui prédire chacun de ses mouvements, c’était lui qui l’avait amenée exactement où il le voulait.

— Interpréter ce que les gens ne disent pas est infiniment plus difficile que de comprendre ce qu’ils disent, poursuivit Bamboo. Infiniment plus difficile, mais infiniment plus important.

— Est-ce qu’il y a un numéro, pour celle-là ? demanda Claudia, avec une mauvaise humeur moins convaincante.

— Ceci n’était pas une leçon, mais un commentaire de la leçon.

— J’apprécie la différence.

Cette fois, le ton de Claudia était presque redevenu amusé.