Chapitre 25
 

Pardiac considérait Leppert avec un sourire énigmatique.

Un jour, il avait surpris une conversation entre la secrétaire du chercheur et une autre employée.

— Tellement gentil, quand on apprend à le connaître, avait dit la secrétaire. Je n’ai jamais l’impression d’avoir quelqu’un sur le dos.

— Et au lit ? avait demandé l’autre femme en étouffant un fou rire.

— À côté de lui, les lapins prennent leur temps ! avait répondu la secrétaire en riant à son tour.

C’était le souvenir de ce détail qui faisait sourire Pardiac. Les percées scientifiques étaient les seules que Leppert pourrait jamais faire. D’ailleurs, au chapitre des particularités sexuelles, son dossier ne contenait que deux mots : « éjaculateur précoce ». Cela devait résumer son activité, avait conclu Pardiac.

— Ça peut aussi être Drozhkin, finit-il par dire.

— Vous croyez ?

— Il a insisté à plusieurs reprises pour avoir un bilan précis de l’état des travaux.

— Vous lui faites confiance ?

— Modérément.

— Et Daran ?

— Il ne s’est jamais intéressé aux recherches. Ce qu’il aurait voulu, c’est qu’on s’en tienne à notre petit commerce avec les multinationales.

— Ça ne m’étonne pas.

— À mon avis, c’est quelqu’un de votre personnel. Ou Drozhkin.

— Qu’est-ce que vous proposez ?

— J’ai demandé à Daran de faire une enquête. Il va passer tous les dossiers des employés au peigne fin. Peut-être qu’il va pouvoir découvrir une piste.

— Vous êtes bien sûr que c’est nécessaire ? Si les gens s’en aperçoivent…

— Ne vous inquiétez pas. Dans un centre de recherche, il est normal qu’il y ait des contrôles. De votre côté, ça avance ?

— Lentement. On bloque toujours sur la production en série de l’antidote. Au rythme actuel, il faudrait un an pour produire de quoi neutraliser un kilomètre carré de contamination.

— Il est absolument impératif que vos recherches aboutissent. Avec ce qui s’est passé à New York, on a seulement acheté un peu de temps.

— Je fais ce que je peux, se défendit Leppert.

Mais, au fond de lui-même, il savait qu’il n’en était rien. Les problèmes avaient commencé le jour où il avait rencontré Claudia, à la Stivale d’Oro. Depuis, il n’avait plus été capable de travailler comme avant. De voir la jeune femme avait ranimé ses vieilles réticences. Comment avait-il pu se retrouver embarqué dans une telle aventure, lui qui s’était toujours contenté de faire son travail ? De simplement faire son travail…

À certains moments, tout le projet lui apparaissait d’une terrible monstruosité. Pardiac avait beau lui dire que tout dépendrait de l’usage qui serait fait de ses découvertes, que c’était toujours le cas pour la recherche scientifique, Leppert n’avait jamais réussi à étouffer complètement les remords qui le grugeaient.

C’était cela que la rencontre de Claudia avait réveillé. Et Leppert se demandait s’il n’avait pas inconsciemment cherché, au cours des dernières semaines, à saboter l’opération, à empêcher les recherches d’aboutir. À cause de la jeune femme.

De la voir, ça l’avait ramené au temps de ses études. Ses idéaux de l’époque lui revenaient à la mémoire et il se sentait d’autant plus mal à l’aise du travail qu’il faisait maintenant.

— Je vous envoie Daran aussitôt que possible, fit Pardiac. Moi, il faut que je retourne au Hyatt. J’ai un rendez-vous.

— Donnez un coup de fil avant de repartir.

C’était davantage une demande d’aide qu’une formule de politesse. Pardiac s’en aperçut mais décida de faire comme si le problème lui semblait peu important, comme s’il était certain que Leppert parviendrait à tout régler. C’était ce qu’il y avait de mieux à faire pour améliorer sa confiance en lui.

— D’accord. Et vous, essayez de venir à bout de votre blocage. Notre petit camarade commence à voir la Sibérie dans sa soupe ! Je vous soupçonne de vous amuser à jouer avec ses nerfs.

Leppert esquissa un faible sourire. Si Pardiac avait su à quel point il avait raison, en parlant de son blocage.

— Et n’oubliez pas les échantillons que je vous ai demandés, reprit Pardiac. Ils en ont besoin de façon urgente.

— Demain, promit Leppert, comme s’il avait voulu se reprendre pour une faute inavouable.

— Vous n’aurez qu’à les donner à Daran quand il viendra pour les vérifications.

— On peut lui faire confiance pour transporter ça ?

— Il n’y a pas de raison de vous inquiéter. Du moment que vous les mettez dans une valise de sécurité, comme la dernière fois.

 

*

 

Claudia en était à son quatrième verre. Bamboo, lui, sirotait depuis le début la même eau minérale.

— Bamboo, vous allez m’expliquer quelque chose : si je n’étais pas allée vous trouver pour travailler pour l’Agence, est-ce que vous seriez venus me chercher ?

— Les vents du karma nous auraient probablement poussés dans cette direction.

— À cause de Klaus ?

— La gracieuse aspirante était notre seul lien avec lui. Il fallait retrouver le message.

C’est très lentement que Claudia lui posa la question suivante, en faisant des pauses à l’intérieur des phrases, pour en accentuer l’intensité.

— Et si vous aviez à forcer quelqu’un à travailler pour vous… est-ce que ce serait une bonne stratégie de lui faire peur… de le terroriser… pour que vous lui apparaissiez ensuite comme sa seule planche de salut ?

— À mon modeste avis, cela pourrait être une stratégie acceptable.

— Et de faire passer ces actes de terrorisme sur le dos de ceux qui ont tué l’ami de la personne en question… ce serait toujours une bonne stratégie ?

— À mon toujours modeste avis, je dirais oui.

Claudia prit alors le temps de regarder Bamboo dans les yeux avant de lui demander :

— Est-ce que vous iriez jusqu’à… éliminer l’ami de cette personne pour la recruter ?

— Cela étonnerait beaucoup mes humbles neurones. Mais il serait possible, dans certaines circonstances, que tout ne soit pas fait pour empêcher un tel événement de se produire. Avec l’accord de l’honorable personne concernée, bien sûr.

— Vous voulez dire que quelqu’un pourrait s’exposer volontairement ?

— Un éventuel quelqu’un pourrait accepter de courir ce risque, s’il avait des raisons suffisantes de le faire.

— Des raisons professionnelles ?

— Entre autres. Mais aussi des raisons personnelles.

— C’est à cause de moi ? demanda faiblement Claudia.

Normalement, Bamboo aurait dû exploiter sa culpabilité. Mais il ne pouvait pas se résoudre à le faire. Il ne pouvait pas la torturer dans le seul but de la rendre plus dure à l’endroit de ceux qui avaient éliminé Klaus.

Dès qu’il avait saisi le sens de ses questions, il avait compris qu’il serait forcé de lui dévoiler des choses qui la blesseraient. Mais il avait résolu de le faire avec le moins de brutalité possible.

— Non, finit-il par dire. Ce n’est pas à cause de la gracieuse collaboratrice. L’estimé prédécesseur avait d’autres raisons.

C’est avec une réelle inquiétude, comme si elle pressentait la réponse, que Claudia demanda lesquelles.

— Le valeureux prédécesseur était sur le point d’amorcer son processus de réincarnation. Il lui restait un an, peut-être un peu plus.

— Vous voulez dire… ?

Le reste de sa phrase mourut sur ses lèvres.

— Un cancer.

— Il avait toujours dit qu’il ne vivrait pas jusqu’à quarante ans, reprit Claudia, après un moment.

— Trente-neuf ans et dix mois. Estimation remarquable ! Mais le plus curieux est que, depuis l’accident, l’honorable cancer est en voie de régression fulgurante.

— Quoi !

— Selon les illustres réparateurs des corps, le phénomène serait relié à la blessure au cerveau. Une réaction imprévue aurait été provoquée dans l’organisme de l’honorable prédécesseur. Les illustres réparateurs hésitent cependant à prescrire le même traitement à un large public…

— Comment pouvez-vous faire de l’humour avec ça ?

— Rappelez-vous l’histoire du petit chien mexicain, fit Bamboo, comme pour faire diversion.

— Qu’est-ce que ça vient faire ?

— Les honorables choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent. Elles dépendent souvent de la façon dont on les regarde… Peut-être la gracieuse collaboratrice voudrait-elle entendre la suite de l’histoire mexicaine ?

— Il y a une suite ?

— Les histoires ont toujours une suite.

— Toutes les histoires ?

— Presque toutes les histoires… Rarement la suite que l’on croyait, mais elles en ont toujours une.

— Et la suite, elle ?

— Elle aussi, bien sûr. Mais il arrive que nos honorables personnes ne soient plus là pour l’entendre.

Claudia lui demanda un sursis de deux minutes pour aller aux toilettes et se commanda un cinquième Bloody Mary.

Lorsqu’elle revint, elle se cala dans le coin du banc et lui dit qu’il pouvait y aller.

— Nous en étions donc à la première semaine, commença Bamboo. Le petit animal avait pris l’habitude de se coucher à côté du lit, sur les pantoufles de l’honorable jeune personne. Celle-ci avait été émue de le voir tenter de se rapprocher d’elle par ce moyen.

— Si vous continuez sur ce ton-là, je vais bientôt pleurer ! se moqua sans trop de délicatesse Claudia.

— À tous les soirs, le petit animal recommençait le même manège. Aussi, c’est tout naturellement que l’honorable jeune personne, une nuit qu’elle n’arrivait pas à dormir, tapa de la main sur le lit pour lui faire signe de monter. Il comprit tout de suite. Et même s’il n’aimait pas trop son parfum, ni se faire caresser derrière les oreilles, il se laissa flatter aussi longtemps qu’elle voulut. C’est à peine s’il recula un peu quand l’honorable jeune personne avança pour lui souffler sur le museau et le bécoter.

— Pouach !

— La précieuse collaboratrice exprime assez bien ce que le petit animal dut ressentir.

— Est-ce qu’il y a une leçon à tirer de cela ?

— Sans doute. Il y a toujours des leçons à tirer. Mais l’humble conteur ne la connaît pas.

— Et ensuite, qu’est-ce qui est arrivé ?

— L’heure du départ ! fit Bamboo sur un ton dramatique. L’honorable jeune personne était désemparée. Elle s’était attachée beaucoup plus qu’elle ne croyait au petit chien mexicain qui ne jappait jamais. Bien sûr, il n’était pas très beau. Il était même un peu raté, avec son museau mal aplati, son poil ras, ses yeux légèrement rétrécis et son trognon de queue. Mais il était si gentil. Si intelligent.

— Je suis certaine qu’elle va trouver quelque chose, l’interrompit Claudia avec assurance.

— Comme si le petit animal avait senti l’agitation de l’honorable jeune personne, poursuivit Bamboo, il vint se frôler brièvement contre sa jambe. Puis il retourna dans son coin, celui qu’il avait choisi le premier soir, et il attendit en gardant ses petits yeux fixés sur elle.

— Vous voulez qu’on sorte les violons ?

Bamboo ignora de nouveau la remarque, mettant la brusquerie de Claudia sur le compte de la discussion antérieure. C’est en conservant son ton de conteur qu’il poursuivit :

— L’honorable jeune personne voulait l’amener à Montréal. Mais il y avait les douanes, la quarantaine, toute une batterie de tests. C’était vraiment beaucoup, pour un si petit animal. Et ça coûterait probablement cher… Au moment de partir, sa décision était prise : pour le faire monter dans l’avion, elle le mettrait dans un grand sac de voyage qu’elle avait l’habitude de traîner partout avec elle. Il était assez petit pour y être à l’aise. Et, surtout, il ne jappait jamais.

— Commode, approuva Claudia.

— Tout se passa donc sans incident et elle réussit à le ramener chez elle.

Claudia écoutait maintenant avec attention, guettant le moment de la prochaine pirouette. Ça ne se pouvait pas que l’histoire se poursuive encore longtemps de façon aussi paisible. Bamboo lui préparait certainement quelque chose de tordu.

Ce dernier continua son récit.

— Le petit animal fit le tour de l’appartement comme s’il acceptait d’en prendre possession. Tant que la nourriture venait régulièrement et qu’il n’était pas rejeté dans la poussière brûlante… Cependant, au bout de quelques jours…

— Ah, enfin ! Nous y voilà !

— La perspicacité de la gracieuse collaboratrice sera toujours une source d’inépuisable émerveillement.

— Continuez, continuez !

— Au bout de quelques jours, donc, il commença à se sentir faible. Il bougeait plus lentement. Il demeurait même immobile de longs moments, comme s’il économisait ses forces…

— Vous auriez dû faire un psychologue pour toutous !

— Au début, l’honorable jeune personne se dit que c’était le dépaysement. La fatigue du voyage. Puis, quand il se mit à vomir, elle comprit que c’était sérieux. Il fallait voir un vétérinaire.

Bamboo s’interrompit un instant, comme s’il cherchait ses idées. Claudia le pressa de continuer.

— L’honorable réparateur des corps animaux avariés, dit-il finalement, fut très surpris par son allure. Il n’avait jamais vu de chien de cette race. Cependant, en dépit de son insistance, l’honorable jeune personne refusa de lui dire de quel endroit il venait : elle éluda la question avec une réponse vague. « Un cadeau », dit-elle. Des amis qui l’avaient acheté en voyage. Elle ne se rappelait pas où.

— Je sens qu’il y a une attrape quelque part.

— L’honorable réparateur lui offrit de garder le petit animal en observation. La jeune personne accepta avec abondance de remerciements.

— Et je gage que l’animal est mort ?

— L’histoire ne pourrait pas se poursuivre…

— Ouf !

Bamboo prit alors le temps de retrouver le fil de son histoire. Claudia crut remarquer qu’il semblait avoir plus de difficulté à suivre ses idées. C’était pourtant elle qui était en train de prendre une cuite !

— Quelques jours plus tard, l’honorable réparateur fit revenir la jeune personne à son bureau. Ils étaient cinq à l’attendre. Tous des honorables confrères qu’il avait consultés.

— Qu’est-ce qu’il avait, son toutou ? Le Sida ?

— La gracieuse collaboratrice ébahira toujours mes modestes cellules grises. Une si remarquable clairvoyance est digne de toutes les admirations !

Claudia avait le désagréable sentiment que Bamboo se moquait d’elle. Qu’il lui préparait une autre de ses leçons. Une leçon d’autant plus fracassante qu’elle ferait suite à une longue période de préparation. Qu’avait-il dit, déjà, à propos de l’éclair et du sabre ?

Bamboo poursuivit :

— Les honorables réparateurs des corps animaux firent avouer la vérité à la jeune femme. « Il est très intelligent, vous savez », finit-elle par dire, pour la défense du petit animal. « Très intelligent, en effet », répondit l’honorable réparateur sur un ton bizarre.

L’imitation que Bamboo faisait de chaque voix ajoutait à la dramatisation de la scène. Claudia se demandait sur quelle leçon incongrue il allait réussir à faire déboucher l’histoire.

— Les honorables réparateurs l’interrogèrent longuement sur le comportement du petit animal. Ils lui expliquèrent ensuite qu’il avait une maladie. Qu’il fallait le mettre en quarantaine. Comme tous les passagers de l’avion d’ailleurs. Après, ils essaieraient de le conserver pour faire des expériences.

À ce moment, Bamboo s’interrompit et abandonna son ton de conteur pour lui demander :

— Comment pensez-vous que l’honorable jeune personne a réagi en apprenant la nouvelle ?

— Elle les a sûrement engueulés ! Des expériences !

Bamboo ne cacha pas sa jubilation.

— Une fois de plus, l’extraordinaire clairvoyance de la gracieuse collaboratrice me sidère jusqu’au plus profond de moi-même… ce qui est toutefois bien peu de chose, je dois modestement admettre.

Claudia n’était pas rassurée par ce que cette subite euphorie présageait. C’est avec une certaine inquiétude qu’elle demanda :

— Qu’est-ce qui est arrivé ?

— L’honorable réparateur des corps animaux lui dit qu’il n’était même pas certain de pouvoir le conserver pour faire des expériences. Le ministère de la Santé allait certainement exiger qu’il soit détruit sur-le-champ. Car il y avait un petit détail.

— Quel détail ?

Bamboo la regarda sans répondre jusqu’à ce qu’elle insiste.

— Et alors, le détail ?

— Il n’est pas simple à expliquer. Il va falloir que la gracieuse collaboratrice fasse de nouveau usage de sa remarquable patience.

— Ça va, ça va. Allez-y !

Bamboo reprit alors, sur un ton plus intime, plus grave.

— Depuis que l’honorable jeune personne a appris le détail, elle est dans une clinique.

— À cause de la quarantaine ?

— Au début, oui. Mais plus maintenant. Parce qu’il y a eu le choc, aussi.

Bamboo faisait maintenant des pauses entre chaque phrase, comme pour retarder le dénouement.

— Et lui ? finit par s’impatienter Claudia.

— Il est dans une cage. On continue de le nourrir. Sans qu’il le sache, d’honorables personnes importantes continuent de se disputer sur son cas. Faut-il simplement l’abattre ? Le disséquer ? S’en servir pour faire des expériences ?

— Allez, allez…

— Il était très intelligent. Il avait fait preuve d’un comportement adaptatif qui confondait tous les honorables experts. Mais, malgré cela, malgré toute son intelligence, l’estimable petit quadrupède n’aurait pas pu comprendre l’agitation qui s’était créée autour de lui. Il n’aurait pas pu comprendre que son cas puisse déchaîner tant de violence, lui qui avait si bien dompté la sienne…

Cette fois, Claudia résista à la tentation de l’interrompre encore pour lui dire de se dépêcher. Elle savait que cela n’aurait fait que retarder la conclusion.

— Il était peut-être d’une espèce mexicaine très particulière, reprit finalement Bamboo. Une sorte de mutant, même. Mais il y avait le petit détail.

— C’était quoi, le détail ? s’impatienta Claudia.

— La précieuse collaboratrice est bien bonne de me laisser croire qu’elle n’avait pas deviné. Le valeureux petit mammifère était… un rat.

— Bamboo, vous êtes… vous êtes… dégueulasse ! s’écria Claudia. C’est une histoire horrible.

— Les vents du karma sont hélas insensibles à nos turbulentes indignations.

— Ce qui veut dire ?

— L’histoire que ma misérable bouche a si pitoyablement présentée est malheureusement une histoire vraie… Même si l’estimée collaboratrice préférerait sans doute qu’elle ne soit qu’une légende urbaine.

— Vous me faites marcher !

— Les honorables rats sont très gros, dans les rues du Mexique. Et ils ont souvent le museau aplati.

— C’est monstrueux ! Pensez à la fille… dans son lit… Pouach !

Après quelques moments de silence, Claudia lui demanda, avec encore une certaine agressivité. Il n’y a pas de leçon ?

— Si la gracieuse collaboratrice le permet, je lui rappellerai les leçons précédentes : les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent, une illusion peut toujours cacher une autre illusion.

— Donc, pas de nouvelle leçon ?

— Dans un certain sens, oui. Leçon 2-D : les histoires ne nous apprennent pas toujours de leçons. Même si on les répète !

Ils restèrent un long moment à se taire. Claudia jouait nerveusement avec son verre vide.

À brûle-pourpoint, elle lui demanda :

— 2-B, 2-C, 2-D ? Pourquoi pas 3, 4, 5 ?

— Parce qu’il n’y a jamais plus de trois leçons. La troisième est toujours la dernière.

— C’est ridicule. On peut apprendre plus de trois choses.

— Bien sûr. Mais une honorable personne ne peut pas en apprendre plus de trois à une autre. Deux est même très rare.

— On peut savoir pourquoi ?

— Parce que notre honorable personne ne peut jamais apprendre qu’une chose à une autre honorable personne : elle ne peut lui apprendre que ce qu’elle est.

— Elle ne peut donc jamais lui en apprendre deux ! objecta aussitôt Claudia avec des accents de triomphe, comme si elle venait de trouver l’argument décisif.

— Elle le peut. Mais il faut que l’humble personne ait changé de façon radicale. Qu’elle soit devenue deux, en quelque honorable sorte.

— Et vous, vous êtes devenu deux !… Qu’est-ce qui vous a changé ?

— Le modeste assistant en tous genres préfère ne pas importuner l’estimée collaboratrice avec sa pitoyable biographie.

Il y eut de nouveau un long silence.

Claudia était redevenue plus calme. Presque paisible. C’est encore elle qui relança la conversation.

— Il y a une suite, à votre histoire ?

— Non. Même les histoires interminables ont une fin.

— Vous dites ça pour moi et Klaus ?

C’est sur un ton sentencieux volontairement forcé que Bamboo reprit :

— Comme le disait votre pittoresque et regretté ami, WG-2 : « L’amour est une chose agréable, mais à deux, c’est quand même plus intéressant ».

— Leçon 2-E ?

— Si tel est l’avis de la précieuse collaboratrice. Qui peut dire ce qui est une leçon pour quelqu’un d’autre ?

Let’s drink to that !

 

*

 

Une seule chambre séparait celle de Drozhkin de la suite que venait de louer Pardiac. Cette chambre avait été louée la semaine précédente par un membre de l’organisation. En utilisant les portes communicantes, les deux hommes purent se rencontrer en toute discrétion.

Pardiac dut commencer par expliquer au Russe, dans les moindres détails, tout ce qui s’était passé. Il lui traça ensuite les grandes lignes du plan qu’il envisageait. À la fin, Drozhkin admit que la situation était moins catastrophique qu’il ne l’appréhendait. Il y avait encore moyen de s’en tirer.

— Il suffit de les occuper pendant deux semaines, conclut le Français. Et que Leppert réussisse à livrer la marchandise dans les délais prévus.

— Pour les occuper, qu’est-ce que vous envisagez ?

— Écoutez bien…

Pardiac expliqua alors à Drozhkin de quelle manière il entendait procéder.

— Le secret est leur principale force, dit-il. Mais c’est aussi leur principale faiblesse : cela les oblige à travailler en petits groupes, de façon très compartimentée. C’est là qu’ils sont vulnérables.

— Je vois où vous voulez en venir.

— En suivant la fille, le seul contact que nous avons réussi à découvrir, c’est l’espèce de clown jaune qui a l’air de lui servir de boîte aux lettres. Qu’arriverait-il, pensez-vous, s’il venait à disparaître ?

— Ils seraient obligés d’utiliser quelqu’un d’autre.

— Exactement ! Et comme il y a certainement peu de gens au courant de l’affaire, c’est quelqu’un de haut placé qui va devoir prendre la relève. Quelqu’un par qui nous allons pouvoir remonter plus haut encore.

— C’est pour ça que vous avez laissé filer la fille ?

— En partie. Mais aussi parce qu’on peut lui faire confiance : elle va leur causer autant de problèmes qu’à nous.

Drozhkin ne put empêcher son visage de trahir son scepticisme. D’entendre Pardiac parler de confiance…

Ce dernier eut un sourire.

— Il y a une autre raison, dit-il.

— Il me semblait bien.

— Si on peut lui faire confiance, pas de problèmes. Tout est pour le mieux. Mais, si c’est une infiltration, je préfère les laisser sur l’impression qu’ils ont réussi : ils n’essaieront pas d’infiltrer quelqu’un d’autre… Et si jamais on a besoin de les intoxiquer, on aura un canal privilégié.

— César, c’est agréable de parler avec quelqu’un qui connaît le métier. Les stupides militaires comme Cornforth n’ont jamais rien compris à notre travail.

— Parlant de Cornforth, toujours rien de nouveau ?

— Sur la personne qui a aidé la fille à s’en tirer ?… Non, toujours rien.

— Et l’origine de la fuite au laboratoire ?

— Rien non plus. Mais j’ai l’impression que ça vient du côté de Leppert.

— Il m’inquiète, moi aussi.

— Vous l’avez rencontré ?

— J’en arrive. Je ne l’ai jamais vu aussi instable.

Drozhkin sortit une bouteille de vodka du réfrigérateur.

— Comment est-ce que vous la voulez ?

— Bloody, comme toujours.

— C’est terrible, César, de maltraiter la vodka comme vous le faites. Vous n’avez aucun respect. Un jour, ça vous portera malheur.

Après qu’il eut servi les deux verres, Drozhkin reprit :

— Pour ce qui est de les occuper, je suis d’accord avec votre plan. Ça devrait les tenir à distance pour deux ou trois semaines encore… C’est plutôt Leppert qui m’inquiète.

— Surtout, n’entreprenez rien qui pourrait le perturber davantage ! Il est déjà assez stressé comme ça. De quoi aurait-on l’air, s’il nous claquait entre les mains ?

Drozhkin acquiesça d’un signe de la tête et vida son verre de vodka d’un trait.

— Le télégramme, dit-il, vous vous êtes occupé de le faire couvrir ?

— C’est fait.

— Je vous remercie, fit le Russe en se levant.

— De mon côté, je m’occupe des derniers détails du plan de diversion.

— Vous avez besoin de main-d’œuvre ?

— Daran devrait réussir à s’en tirer.

— S’il s’en tire aussi bien qu’à New York…

— Porfiry, ce que j’aime, chez vous, c’est votre sens aigu de l’amitié pour vos petits camarades ! Si vous me faites confiance autant qu’à Daran et à Leppert…

— De votre côté, si vous changez d’idée, vous savez où me joindre.

 

*

 

Au même instant, F recevait un message en provenance de Moscou. Une enquête avait été entreprise sur le colonel Drozhkin et des rumeurs commençaient à circuler sur une éventuelle « réaffectation ».