Chapitre 27
 

Le premier geste de Limbo fut de porter la main à son front.

Dès son arrivée à Montréal, la douleur s’était intensifiée. Il avait dû augmenter de nouveau la dose du médicament. Son organisme avait alors réagi de façon violente. Kim l’avait veillé toute la nuit. Il avait passé près de vingt-quatre heures dans un état à mi-chemin entre le sommeil et le délire.

Au matin, la fièvre était cependant tombée et il avait repris conscience.

Les maux de tête, eux, ne l’avaient pas quitté. Mais ils avaient retrouvé un niveau tolérable. De toute façon, il faudrait qu’il s’arrange pour le tolérer, s’il voulait finir ce qu’il avait commencé.

Kim essaya de le convaincre d’abandonner. De partir se reposer quelque part. Mais Limbo ne voulut rien entendre. Il composa le numéro prévu pour les cas d’urgence, à New York, et il obtint un compte rendu des derniers événements.

Ensuite, pendant qu’il déjeunait en silence, comme chaque matin, il décida de quelle manière il procéderait pour retrouver Claudia.

Kim l’observait avec inquiétude : jamais auparavant les symptômes n’avaient atteint une telle intensité. Le contrat n’avait plus rien à voir avec le travail. C’était devenu pour lui une véritable obsession.

Ce qui était obscurément à l’œuvre dans la tête de Limbo et qui lui brisait le cerveau, cette chose qui l’obligeait parfois à prendre des semaines complètes de repos et à lutter contre la douleur pour conserver un minimum de lucidité, cette même chose le poussait maintenant à tout brûler pour atteindre son but. Et Kim doutait que ce but, si jamais il parvenait à l’atteindre, ne lui apporte un apaisement. Le risque était plutôt qu’il achève de brûler le peu de force, de lucidité et de goût de vivre qu’il lui restait…

 

Limbo se rendit chez Bamboo. Il descendit de l’auto un peu avant d’arriver, entra dans l’édifice par l’arrière et utilisa l’escalier de service pour monter à l’appartement.

À l’instant où il arrivait, la porte s’ouvrit. Bamboo lui montra la caméra installée dans le couloir.

— Les précieux instruments ont rapporté avec diligence l’arrivée de l’estimable visiteur. Celui-ci désire-t-il un thé ? Ou peut-être un café. L’honorable assistant qui m’accompagne vient tout juste de…

Limbo écarta l’offre d’un geste.

— J’ai des questions.

— Si mon modeste concours…

Limbo ne le laissa pas poursuivre.

— Je n’ai pas beaucoup de temps, dit-il. Est-ce que vous avez retrouvé Claudia ?

— Non.

— Vous avez une idée de l’endroit où elle est ?

— Peut-être.

— Vous savez de quelle manière elle a disparu ?

— Oui.

Limbo ne put réprimer un sourire.

— Je n’ai pas de temps à perdre, dit-il, mais je veux tout de même des réponses.

— L’indigne collaborateur avait cru…

— Faites-moi un rapport complet. Ce sera plus rapide.

Bamboo s’exécuta.

Lorsqu’il eut terminé, Limbo lui demanda :

— Pardiac a-t-il appelé lui-même ?

— S’il faut en croire mes modestes vérifications, il semblerait que oui.

— Claudia a reconnu sa voix ?

— Oui.

— Vous lui avez collé une équipe de surveillance ?

— Bien sûr. L’honorable adversaire n’a pas bougé de sa chambre depuis hier soir et personne n’est allé le voir.

— Vous croyez que c’est lui qui l’a fait enlever ?

— Selon les humbles indices recueillis, il semblerait, oui, mais…

— Mais ?

— Mon misérable cerveau n’arrive pas à mettre le doigt – que l’honorable ami souterrain me pardonne cette pitoyable image – sur un motif plausible.

— D’autres soupçons ?

— Mon toujours misérable cerveau serait très étonné que ce soit Leppert.

— Il reste Daran et Drozhkin ?

— La conclusion apparaît d’une pertinence éblouissante. Si ma modeste personne peut être d’une quelconque utilité…

— Réservez-moi une chambre au Hyatt, septième étage. Au nom de McKennon.

Limbo se leva et se dirigea vers la porte. Avant de la refermer, il se retourna.

— Il est à la chambre 718 ?

Bamboo fit signe que oui.

 

*

 

— Pardiac ?

— Oui.

— Ici Limbo. Je suis au 724. Je vous attends. Tout de suite.

— Mais…

— Je veux simplement vous parler. Si vous ne venez pas, je pourrais modifier mes projets.

— Que voulez-vous ?

— Je vous l’ai dit. Vous parler.

— Mais qu’est-ce que…

— Chambre 724. Je vous attends. C’est au fond du couloir.

— D’accord, j’arrive.

— Quand vous aurez refermé votre porte de chambre, je veux vous entendre venir sans vous arrêter.

 

Pardiac poussa la porte entrouverte.

Malgré la lumière qui l’éblouissait, il parvint à distinguer une silhouette au fond de la pièce. La main devant les yeux, il avança de quelques pas.

La porte se referma avec un bruit sec. Avant qu’il ait eu le temps de faire le moindre geste, il sentit quelque chose de dur contre son dos.

— Ne vous retournez pas, fit une voix derrière lui.

— Je n’ai aucune…

— Simple précaution.

Il sentit une main le palper de haut en bas. Comme il allait se retourner, la voix arrêta net son mouvement.

— Vous me forceriez à vous éliminer.

Pardiac s’immobilisa aussitôt. L’autre acheva de le fouiller puis le poussa vers un fauteuil où il le fit asseoir.

— Maintenant, je vous écoute, dit-il tout en demeurant derrière lui.

— Que voulez-vous savoir ?

Le financier était parvenu à dominer le tremblement de sa voix.

— Je vous ai demandé des renseignements sur Claudia Maher, dit Limbo. Je n’ai jamais rien reçu.

— C’est parce qu’il n’y a rien.

— Rien ?

— Vraiment rien. Comme si quelqu’un avait tout nettoyé.

— Vous pensez qu’il s’agit d’un maquillage ?

— La famille apparaît lorsqu’elle a six mois. Avant, il n’y a aucune trace nulle part du moindre ancêtre…

— Quelqu’un l’a enlevée, coupa abruptement Limbo. Je veux savoir où elle est.

— Je n’y suis pour rien. Je vous jure…

— Je sais que ce n’est pas vous ni Leppert. Il est trop lâche et, vous, vous êtes trop rusé pour quelque chose d’aussi grossier.

— Merci…

— Mais je vous tiens quand même responsable de tout ce qui peut lui arriver. Je vous avais prévenu.

— Écoutez…

— D’après vous, c’est Daran ou Drozhkin ?

Pardiac savait qu’il devait réagir vite. Bien peu de gens avaient eu la chance de recevoir un avertissement de Limbo avant de faire l’expérience de ses talents. Mais il voulait tout de même paraître réticent. Et puis, il avait besoin de quelques secondes pour dissimuler la satisfaction qu’il éprouvait du plan qui venait de germer dans sa tête.

— Daran, finit-il par répondre. Hier soir, je lui avais demandé de la ramener ici. Depuis, je n’ai pas eu de nouvelles.

— Où devait-il la prendre ?

— Au Lux.

— Et pour quelle raison Daran aurait-il tout à coup décidé de l’enlever ?

— J’ai bien peur qu’il ait craqué.

— Vous avez vraiment un don, pour vous entourer de gens fiables !

Pardiac ne répondit pas. Ce n’était pas le temps de partir une guerre de mots. Surtout que Limbo avait raison : Leppert était peureux, Daran cinglé, Drozhkin aussi fourbe que paranoïaque, et Cornforth plus dépravé que tous les autres ensemble… sauf Daran, bien sûr.

— Les meilleurs sont déjà pris, répondit Pardiac.

Limbo ne pouvait pas rater l’allusion à l’offre d’emploi que le Français lui avait déjà faite. Mais il ignora la remarque.

— Où est-ce que je peux le retrouver ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas.

— À votre place, je ferais un effort.

— Je vous jure que je ne sais pas ! Normalement, il devait me retrouver ici avec la fille…

— Et alors ?

— Il n’est pas venu. Il n’a même pas donné signe de vie.

Limbo resta silencieux un moment.

— Est-ce qu’il a des habitudes particulières ? finit-il par lui demander. Quelque chose qui permettrait de le retrouver ?

— Pas que je connaisse… Sauf, peut-être…

Pardiac se lança dans une explication tortueuse concernant les tendances sexuelles de Daran et les problèmes de « ravitaillement » que cela lui posait.

— Vous êtes certain qu’il ne va pas s’en prendre à elle ? fit Limbo, avec plus d’inquiétude qu’il n’aurait voulu le laisser paraître.

— Comme je vous l’ai expliqué, ses goûts le portent plutôt vers les jeunes organismes. Avec lui, bien sûr, on ne peut rien garantir, mais…

— Je vous conseille de prier pour que je la retrouve à temps.

— Si vous éliminez Daran, je suis disposé à vous offrir une prime.

— Je ne suis pas intéressé.

— Une prime généreuse.

— C’est moi qui vous offre une prime : je vous laisse aller. Pour l’instant. Mais rappelez-vous : s’il arrive la moindre chose à Claudia, vous êtes le premier sur ma liste.

— Si je peux vous être utile de quelque façon…

Un coup sur la nuque mit fin à ses velléités de discours. Pardiac s’affala dans le fauteuil, inconscient.

Limbo descendit aussitôt dans le hall de l’hôtel et sortit. Pour la suite, il allait avoir besoin d’aide.

 

*

 

Claudia se réveilla en sueur.

Elle avait rêvé d’insectes à plusieurs reprises. Tantôt, elle était enfermée dans un pot géant rempli de larves, de sangsues et de vers au milieu desquels elle essayait de surnager. Tantôt, elle était engluée dans une toile d’araignée et elle en voyait de toutes les formes monter à l’assaut de son corps. Tantôt encore, elle était immobilisée par terre au milieu de fourmis rouges et de scorpions…

Elle s’était réveillée dans un lit très simple au milieu d’une pièce à peu près déserte. D’abord soulagée de voir que ce n’étaient que des cauchemars, elle prit ensuite conscience des démangeaisons qui lui couvraient les jambes.

C’est alors qu’elle se souvint…

Les insectes avaient eu près de cinq minutes pour la piquer. Cinq minutes pendant lesquelles elle avait eu beau supplier, se débattre, crier… En vain. Daran l’avait laissée à la merci des insectes jusqu’à ce qu’elle soit couverte de piqûres. Puis il avait ramassé les petites bestioles avec un aspirateur.

Il avait ensuite reconduit Claudia dans la petite chambre. Il lui avait expliqué à l’avance quels seraient les symptômes. Au début, presque rien, juste les démangeaisons : d’abord faibles, puis de plus en plus fortes. Ensuite la fièvre, les boursouflures. Il lui avait tout expliqué en détail. Si elle voulait être soignée, elle n’avait qu’à parler. Elle serait aussitôt reconduite chez un spécialiste des maladies tropicales.

Mais Claudia n’avait rien pu lui dire. Elle n’avait aucune idée de ce que Daran voulait savoir.

 

Quand elle tambourina dans la porte, la voix de Daran lui répondit, ironique :

— Alors, la nuit porte conseil ?

— Je ne sais rien, protesta de nouveau Claudia.

— Bamboo ne vous a rien dit ?

— La seule chose que je l’ai entendu mentionner, c’est que Klaus a obtenu les renseignements par quelqu’un de haut placé.

— Vous avez dit cela à Pardiac ?

— Oui ! J’ai dit tout ce que je savais à Pardiac !

Elle était au bord de la crise de nerfs : les démangeaisons étaient en train de la rendre folle. Et plus elle se gratterait, pire ce serait.

— Je dois effectuer quelques vérifications, répondit alors Daran. Je reviens dans une heure ou deux. Soyez sage !

— Mais puisque je vous ai tout dit !

— Vous allez voir, ces petits insectes sont de merveilleux aide-mémoire.

— Vous êtes un monstre !

— Dans quelques jours, lorsque les larves commenceront à se développer, on verra bien qui est le monstre… À propos, j’ai trouvé plusieurs choses intéressantes sur vous deux, dans l’appartement de Klaus. Malheureusement, il n’y avait rien de ce que je cherchais.

Un claquement de porte coupa court aux protestations de Claudia.

Elle se sentait battue, trompée, humiliée. Daran s’acharnait à détruire son intimité autant qu’à briser son corps et elle ne pouvait rien faire.

C’était cela le pire : cette impuissance et le sentiment d’avoir révélé pour rien le secret du refuge de Klaus. De savoir qu’elle avait mis une arme supplémentaire dans les mains de Daran.