Chapitre 28
 

Après avoir quitté Bamboo, Limbo appela une des rares personnes à connaître sa véritable identité. Son identité d’avant Limbo. D’avant même le Cambodge et le Vietnam. C’était l’homme qui l’avait aidé à fuir. Celui qui, d’une certaine manière, l’avait orienté sans le savoir vers le rôle de Limbo.

Marc-Antoine Desrochers était capitaine de l’escouade qui s’occupait des crimes sexuels. Il connaissait Limbo sous le nom de Lambert Marrec et il croyait que ce dernier poursuivait maintenant une carrière d’agent secret dans un des innombrables services de renseignements américains.

C’était du moins ce que son ami lui avait laissé entendre.

Marrec passait le voir deux ou trois fois par année. Il était invariablement précédé d’un appel téléphonique, accompagné d’une foule de cadeaux pour les enfants et suivi d’une carte de remerciements pour leur hospitalité. Les enfants adoraient leur oncle Lambert. Et pas seulement à cause des cadeaux : à chaque visite, il leur racontait de nouvelles histoires. Des histoires d’horreur et d’espions qui les faisaient tenir serrés sous les couvertures pour les deux semaines suivantes.

Le capitaine Desrochers avait connu Marrec à l’époque où il débutait sa carrière de policier. Un soir, il s’était retrouvé encerclé par six individus dans un bar. Marrec était alors intervenu et l’avait frappé le premier. Un seul coup, mais qui l’avait expédié par terre. Puis il avait dit aux autres qu’il s’agissait d’une affaire personnelle et qu’il était capable de s’en occuper lui-même.

Il s’était ensuite penché vers le jeune policier, l’avait aidé à se relever et lui avait murmuré de l’accompagner sans faire d’histoires, que c’était la seule façon de s’en tirer.

L’autre avait répondu par un battement de paupières.

En sortant, Marrec s’était retourné pour dire aux autres que lui et son « ami » allaient avoir une petite discussion entre quatre-z-yeux. Les autres avaient éclaté de rire : ils se doutaient de la manière dont la discussion allait se dérouler. Marrec avait déjà une solide réputation.

Ce dernier avait alors amené l’autre prendre un verre ailleurs. Il lui avait expliqué que les hommes du bar venaient de réaliser un coup et qu’ils croyaient avoir affaire à un indicateur. Le frapper avait été la seule façon de le tirer de là. Autrement, il n’aurait rien pu faire.

Cela, le jeune policier l’avait très bien saisi. Mais ce qu’il ne comprenait pas, c’était la raison pour laquelle Marrec avait décidé d’intervenir.

— Je ne sais pas, avait répondu ce dernier. Peut-être que j’en ai assez… De tout ça, je veux dire.

— En tout cas, c’est le premier coup de poing que je suis heureux d’avoir reçu. Sans ton intervention, j’ai l’impression que je me serais retrouvé à l’hôpital !

— C’est possible, oui.

— Si, un jour, tu as besoin de quoi que ce soit…

Au cours des années, Marrec avait continué de revoir le policier. Prétextant qu’il n’avait pas d’adresse suffisamment fixe pour lui en donner une, c’était toujours lui qui prenait l’initiative des rencontres.

Avec le temps, Desrochers avait compris qu’il y avait, au centre de la vie de son ami, une espèce de mystère. Un trou où venaient s’abîmer toutes les tentatives de discussion. Marrec ne voulait jamais parler de lui. Et c’était sans doute parce que le policier respectait ce silence que leur amitié avait duré.

Un an et demi plus tard, Marrec était arrivé à l’improviste, en pleine nuit.

— J’ai besoin d’un passeport, avait-il dit. Avec une nouvelle identité et tous les papiers qu’il faut.

— Ça va si mal que ça ?

— Peut-être.

— Je devrais pouvoir faire quelque chose.

À l’époque, l’agent Desrochers était encore jeune dans le service, mais le hasard avait voulu qu’il participe à l’arrestation d’un faussaire d’assez grand talent. L’homme avait été relâché sous caution en attendant son procès.

Desrochers lui téléphona et lui expliqua ce dont il avait besoin. En échange, il acceptait de l’aider dans l’affaire en cours : il pouvait lui obtenir une réduction de sentence pour services rendus.

Le faussaire lui demanda de venir le voir, seul, à un endroit déterminé par lui.

Après discussion, le faussaire finit par se laisser convaincre, mais refusa d’être payé : pour l’affaire en cours, il croyait avoir de bonnes chances de s’en tirer seul. Il préférait avoir un service en banque.

Deux jours plus tard, Desrochers avait remis l’ensemble des documents à Marrec. Ce dernier était immédiatement parti pour New York et il avait été près de quatre ans sans donner de nouvelles.

Puis, un jour, il était réapparu sans avertissement. Il avait attendu le policier à l’entrée de sa toute nouvelle demeure.

Depuis ce temps, Marrec avait repris ses visites au rythme de deux ou trois par année. Sa vie était toujours aussi secrète, mais il semblait avoir acquis plus de profondeur. À quelques allusions, le policier avait compris que son ami avait fait le Vietnam. Ou quelque chose d’équivalent. Mais il semblait peu désireux d’en parler. C’était compréhensible.

Une confiance profonde s’était établie entre eux. Par un accord tacite, ils ne parlaient jamais travail. Leurs échanges tournaient autour du sport, de la politique et de l’actualité internationale. Mais, surtout, ils parlaient des enfants.

Desrochers en avait trois et le principal souci des deux hommes était le genre de monde dans lequel les jeunes allaient vivre, ce qu’il leur faudrait pour avoir les meilleures chances de réussir.

Souvent, le policier avait été sur le point d’interroger son ami au sujet des enfants : s’il en avait quelque part, ou si ça lui manquait d’en avoir… Mais il n’avait jamais osé. Il devinait là un point sensible auquel il préférait ne pas toucher.

C’était comme pour Kim. La première fois que Desrochers avait rencontré la jeune femme, il avait tout de suite vu l’attachement qu’elle et Marrec avaient l’un pour l’autre. Juste leur façon de se regarder… Mais, en même temps, quelque chose d’insolite et de retenu dans leur façon d’être ensemble faisait qu’ils n’avaient pas l’air d’un véritable couple.

— Il faut que je te voie, dit Limbo.

— Quand tu veux. Je finis de travailler dans trois heures. Tu viens à la maison ?

— Ce serait préférable de se rencontrer ailleurs.

— Des ennuis ?

— Peut-être.

La dernière fois que Marrec avait fait cette réponse, il avait ensuite disparu pendant quatre ans.

Le policier insista.

— C’est sérieux ?

— Assez. Mais ça devrait s’arranger. Est-ce que les appels sont encore tous enregistrés ?

— Tu connais le règlement…

— Débrouille-toi pour effacer celui-là. Je t’attends à notre brasserie habituelle.

— D’accord. Dans une demi-heure.

 

Lorsque les deux bières furent commandées, Limbo expliqua à son ami qu’il devait absolument retrouver quelqu’un. S’il avait pensé à lui demander son aide, c’était à cause des goûts particuliers de l’individu qu’il recherchait.

— Ses goûts, c’est quoi, au juste ? demanda le policier.

Limbo expliqua en quoi consistaient les préférences sexuelles de Daran. Le capitaine Desrochers esquissa une grimace de dégoût.

— Il n’y a pas beaucoup d’endroits où il va pouvoir se procurer ça, dit-il.

— C’est aussi ce que je pense.

— Je retourne au bureau. Attends-moi à la sortie, dans une heure. Je devrais avoir les adresses qu’il te faut.

— Je te remercie.

— Pas de quoi. Si tu lui mets la main dessus et que tu ne sais pas quoi en faire, donne un coup de fil. Il devrait y avoir moyen de lui bricoler quelque chose.

 

Une heure et dix minutes plus tard, Limbo rencontrait de nouveau le capitaine Desrochers.

— Trouvé quelque chose ? demanda Limbo, dès que l’autre fut entré dans l’automobile.

— Quatre adresses. Je les ai classées par ordre de probabilité. Il n’y a aucun endroit spécialisé comme tel dans ce genre de choses, mais ils ont des listes de « références ». Rien d’officiel, car ils savent qu’on les fermerait. Mais, compte tenu du prix que les clients sont prêts à mettre…

— Et vous les laissez continuer à référer des clients ?

— On a une entente avec eux. Ils nous communiquent toute l’information qu’ils ont sur les clients référés… Il y a une opération qui se prépare.

— Qu’est-ce que vous attendez ?

— On veut remonter jusqu’aux têtes du réseau.

Limbo le regarda un long moment.

— Il y a autre chose, n’est-ce pas ? finit-il par dire.

— Oui, il y a autre chose…

Le policier hésitait, comme s’il était partagé entre le besoin de s’expliquer et l’obligation de se taire.

— C’est très secret, finit-il par dire. Plusieurs des clients sont haut placés. Dans le gouvernement. Certains au ministère de la Justice. D’autres encore plus haut. On ne peut pas agir avant d’être absolument certains. Il faut monter toutes les preuves sans qu’ils s’en aperçoivent… Il y en a plusieurs qui seraient en position de saboter une bonne partie du travail.

— Et vous attendez ! Même si ça veut dire que vous allez peut-être perdre d’autres enfants ?

— Si on rate notre coup, on va perdre le résultat de trois ans d’enquête. Et ça, ça veut dire que c’est des dizaines d’enfants qu’on va perdre !

— Tant que ça !

— C’est difficile d’imaginer l’ampleur de la situation. Selon nos estimations, c’est le tiers des enfants disparus, dans la région de Montréal, qui ont été victimes du réseau… Ils les enlèvent sur commande. Tu te rends compte ?… Ils se sont construit une banque de données en soudoyant un photographe qui travaille pour une compagnie engagée par les commissions scolaires.

— Les commissions scolaires engagent des photographes ?

— Pour les photos de classe… Leur réseau a aussi des rabatteurs qui font les cours d’école pour faire du repérage.

— Quand ça va être dans les journaux…

— Ça n’ira pas dans les journaux.

— Lorsque les procès vont commencer, ça m’étonnerait que…

— Il n’y aura pas de procès.

Les deux hommes se regardèrent en silence.

— Les plus gros clients vont s’exiler, reprit le policier. Et les fournisseurs vont avoir des accidents. Les autres vont être poursuivis pour des délits mineurs. Avec des promesses de peines réduites.

— Décision politique ?

— Au plus haut niveau. Il y a seulement quelques personnes au courant… S’il y a des fuites, ils se sont arrangés pour pouvoir dire qu’ils ignoraient tout.

— Plus ça change…

Le policier lui tendit une feuille pliée en deux.

— La liste, dit-il.

— Merci.

Limbo prit la liste que lui tendait le policier.

— Tu pourrais aussi avoir besoin de ça, ajouta Desrochers en lui donnant une carte du Service de police de la Communauté urbaine de Montréal. Tu n’as qu’à glisser une photo entre les deux plastiques à l’endroit prévu. Le sceau paraîtra avoir été apposé par-dessus.

— Un surplus d’inventaire ? demanda Limbo avec un haussement de sourcils.

— Je l’ai saisi chez un pimp qui s’en servait pour échapper aux rafles.

— Et tu l’as gardé ?

— Lui, ça lui a évité des condamnations supplémentaires pour faux et usage de faux. Moi, ça m’a donné un informateur de plus.

 

Muni de la carte fournie par son ami, Limbo n’eut aucune difficulté à être reçu dans les maisons spécialisées dont les noms étaient sur la liste.

Lorsqu’il expliqua qu’il cherchait uniquement à retrouver un maniaque et qu’il ne s’intéressait d’aucune façon à leur commerce habituel, les livres s’ouvrirent comme par magie : un service de ce genre pouvait leur valoir de longs mois de tolérance.

À la troisième adresse, il trouva ce qu’il cherchait. En partant, il ajouta qu’il dirait un bon mot pour eux au capitaine Desrochers.

On avait donné au client l’adresse d’un fournisseur qui habitait sur l’avenue des Pins, près de la rue du Parc. Limbo s’y rendit immédiatement. La circulation était dense et le voyage lui prit plus d’une demi-heure.

Arrivé sur place, il se retrouva face à un homme d’une soixantaine d’années, en complet veston, qui lui expliqua qu’il ne comprenait pas de quoi il parlait.

Limbo s’impatienta.

L’autre finit par admettre qu’il lui arrivait effectivement de recevoir des appels de certains clients. Il se contentait de relayer leurs commandes à un autre numéro… Non. Il ne savait pas de quoi il s’agissait. Du recrutement pour des équipes sportives, peut-être… Il n’avait jamais cherché à savoir. Pourquoi l’aurait-il fait ? Le travail payait bien… Avec les taxes qui augmentent sans arrêt. Et le coût des CD qui est tout simplement « surréaliste »… Il était à renouveler son intégrale de Bach et de Mozart. Il ne vivait que pour la musique. La vraie. Celle qui convenait aux sensibilités délicates comme la sienne. Il aimait particulièrement les chœurs de jeunes garçons. Ceux du Vatican étaient parmi…

Limbo, qui avait jusqu’alors maintenu une approche polie, finit par perdre contenance : il menaça de l’amener au poste, de le mettre en cellule avec des récidivistes jusqu’au lendemain et d’appeler les journaux.

L’homme devint blanc. En se tordant les mains, il expliqua qu’il pouvait peut-être retrouver l’adresse que lui demandait Limbo. Il faudrait qu’il regarde sur son ordinateur.

Deux minutes plus tard, Limbo avait une adresse inscrite en lettres moulées sur une petite carte où il était imprimé :

 

LE DORTOIR ONIRIQUE

raffinements en tous genres

 

Suivait l’adresse de la livraison. Elle devait avoir lieu plus tard en soirée.

Limbo dit à l’amateur de grande musique de téléphoner au fournisseur pour annuler la livraison. Il s’occuperait lui-même du client.

 

Deux heures plus tard, il sonnait à la porte d’une chic résidence d’Outremont. Parvenu devant la porte, il avait enfilé une cagoule.

— Oui ?

Limbo n’eut aucune difficulté à reconnaître la voix qui lui répondit. Il prit soin de déguiser la sienne.

— C’est pour la livraison, fit-il. J’ai un jeune poulet dans l’auto.

— Vous pouvez le faire entrer.

— L’argent d’abord. No money, no candy.

— Bon, je vous ouvre, répondit la voix avec une pointe d’exaspération.

À peine la porte était-elle entrouverte que Limbo la poussait de toutes ses forces contre Daran et le projetait par terre. La seconde suivante, il était sur lui, un pistolet braqué sur son visage.

Il le fouilla pour s’assurer qu’il n’avait pas d’armes, recula un peu sans cesser de le tenir en joue et referma la porte.

— Que voulez-vous ? demanda Daran en hésitant.

— Claudia.

— Limbo !… Vous êtes Limbo !

— Où est Claudia ?

— Allons, allons…

— Où est Claudia ? répéta Limbo avec plus de violence.

Daran remarqua qu’il n’avait pas dit « la fille » ou un terme du genre, mais qu’il avait utilisé le prénom.

D’autre part, le fait qu’il porte une cagoule signifiait qu’il n’avait probablement pas l’intention de le tuer. S’il avait pu voir le visage de Limbo, ce dernier aurait été dans l’obligation de l’abattre pour protéger son identité. Il y avait peut-être moyen de s’en sortir.

— Si vous me descendez, vous ne pourrez pas la trouver. Elle va peut-être mourir de faim.

Pour toute réponse, Limbo lui tira une balle dans l’épaule, juste au centre de l’articulation.

À part le cri de Daran, il n’y eut presque pas de bruit : le pistolet était muni d’un silencieux.

— Où est Claudia ? répéta doucement Limbo.

— Vous êtes fou ou quoi !

— Tu parles ?

— Je suis prêt à négocier.

Limbo lui tira alors une deuxième balle dans la même épaule. La balle passa au travers de la main avec laquelle Daran couvrait sa blessure.

— Arrêtez ! Arrêtez !… Je vais vous le dire !

— J’écoute.

— Au sous-sol ! Dans une pièce, au sous-sol !

Limbo s’approcha de lui, le força à se relever en le prenant par le collet et le fit descendre devant lui au sous-sol.

— Là, fit Daran.

D’un geste de la tête, il désignait une porte.

Tout en continuant de le tenir en joue, Limbo fit tourner la clé qui était demeurée dans la serrure et il ouvrit.

Claudia était bien là, prostrée sur le lit.

Limbo recula de quelques pas et enferma Daran dans la chambre voisine de celle de Claudia.

— Tu vas rester ici, dit-il. Je vais t’envoyer quelqu’un.

— Faites vite, murmura Daran, dont la blessure commençait à faire de plus en plus mal.

— Elle est droguée ?

— Un peu. Juste pour la calmer.

— Bon.

Il s’approcha de lui comme pour l’aider à mieux s’installer et lui logea sans avertissement une balle dans la tête. Il enleva ensuite sa cagoule, rangea son pistolet et revint dans la pièce où était Claudia.

Elle était toujours étendue sur le lit, mais complètement éveillée cette fois. Elle le regardait avec méfiance, comme s’il représentait un nouveau danger dont elle ne connaissait rien.

— C’est fini, dit-il. Il n’y a plus rien à craindre.

Claudia s’assit sur le bord du lit et le regarda fixement.

Elle avait reconnu la voix. C’était lui qui était venu à sa rescousse à New York. Et c’était la même voix qui l’avait avertie, au téléphone, pour l’ascenseur. Sans doute était-ce lui, aussi, qui lui avait expédié le curieux message, à Paris.

Pour quelle raison la suivait-il ? Pour la protéger ? Faisait-il partie de l’Agence lui aussi ?… Comme Bamboo ?…

Limbo s’appuya contre la fenêtre, en face de Claudia, et il porta une main à son front. La migraine était revenue.

— Ce ne sera pas long, dit-il péniblement.

Il fouilla dans une de ses poches, avala deux cachets et se prit la tête entre les mains.

Claudia resta assise sur le lit, à le regarder, sans bouger. Quelques instants plus tard, il baissa les mains et releva la tête.

— Vous avez de très beaux yeux, dit-il.

Puis il ajouta, après une hésitation :

— Et un très joli pendentif.

C’est à ce moment qu’elle reconnut le visage.

— L’ascenseur ! s’écria-t-elle.

C’était l’homme qui prétendait réparer l’ascenseur, le soir précédant l’accident ! Mais si c’était lui qui l’avait trafiqué, pourquoi avait-il appelé le lendemain matin pour la prévenir ?

— Nous n’avons pas beaucoup de temps, répondit simplement Limbo.

Une vague de douleur lui crispa le visage et il se laissa glisser assis par terre. Claudia fit un geste vers lui, mais il l’arrêta en sortant son pistolet. L’arme n’était cependant pas pointée vers elle. Il la tenait couchée le long de sa jambe.

— Je veux simplement parler, dit-il d’un ton fatigué.

Claudia se rassit.

— Votre pendentif, c’est un cadeau ?

La jeune femme acquiesça d’un signe de tête.

— Parlez-moi de votre mère.

— Elle est morte.

— Vous l’avez connue ?

— Oui.

— Parlez-moi d’elle.

Malgré l’étrangeté de la situation, Claudia lui raconta la vie qu’elle avait vécue avec ses parents, sur une ferme, jusqu’à l’âge de dix-sept ans. Sa vie partagée entre les études et le soin de sa sœur. Puis la mort de son père – la mort de celui qu’elle avait cru pendant toute son enfance être son père.

C’était vers douze ans qu’elle avait appris la vérité : son véritable père était mort avant même sa naissance et sa mère s’était mariée aussitôt après… Pour elle, cela avait été la fin de l’enfance.

Claudia ne savait pas pourquoi elle lui racontait tout cela. Sans doute en partie à cause de ce que Daran l’avait forcée à prendre, se surprit-elle à penser. Mais il y avait aussi l’intensité avec laquelle son mystérieux sauveteur l’écoutait.

Elle lui parla de ce père mystérieux dont sa mère n’avait jamais rien voulu dire de précis. Une fois, cependant, elle lui avait avoué qu’il y avait dans la vie de son père des choses qu’il valait mieux ne pas déterrer. Des choses qu’il pourrait même être dangereux de connaître. Quoi exactement, elle n’avait jamais voulu le dire. Pour toute explication, elle avait simplement ajouté : « Il y a des gens qui n’oublient jamais », sans préciser qui étaient ces gens ni le danger éventuel qu’ils représentaient.

Par la suite, Claudia s’était toujours demandé à quoi son père avait bien pu être mêlé, pour déchaîner de tels dangers posthumes sur la tête de sa famille.

 

L’homme adossé au mur l’écoutait sans la regarder directement. Ses yeux fixaient un point indéterminé devant lui.

— Elle est morte depuis longtemps ? demanda-t-il.

— Plusieurs années.

— Elle est morte de quoi ?

— Tumeur au cerveau. Peu de temps après ma sœur.

— Je m’excuse, fit l’homme, comme s’il réagissait au tremblement dans la voix de Claudia.

Mais cette dernière était trop prise par le passé qui remontait en elle pour s’arrêter.

— Les derniers temps, elle se plaignait que ses souvenirs lui mangeaient la tête. Que c’était cela, son véritable cancer. Elle passait son temps à répéter qu’il faut faire attention aux souvenirs qu’on se construit parce qu’on est obligé de vivre avec eux pendant le reste de sa vie.

— Le pendentif, elle l’avait depuis longtemps ?

— Elle l’a toujours eu, je pense… Elle me l’a donné un peu avant de mourir.

Toujours immobile, Limbo tenait son revolver crispé entre ses deux mains. Une larme coulait sur sa joue.

Claudia était figée.

— Vous la connaissiez ? finit-elle par demander doucement.

Dans sa tête, ce n’était pas une question : la réponse allait de soi. L’homme la surprit en lui disant, d’une voix presque redevenue froide :

— Non. Je ne la connaissais pas.

— C’est faux ! protesta Claudia.

— Oubliez que vous m’avez vu, répondit-il d’une voix radoucie. On n’aurait jamais dû se rencontrer.

— Vous ne vous en tirerez pas comme ça ! fit-elle en se levant. C’est vous qui étiez chez le sénateur Cornforth, à New York ! Vous, qui m’avez envoyé un message, à Paris ! Vous, qui avez téléphoné pour l’ascenseur !… Pour quelle raison me suivez-vous ? Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Rien, jeta-t-il avec brutalité. Je ne veux rien.

Il s’était levé à son tour.

Claudia s’approcha et se mit à lui marteler la poitrine à coups de poings.

— Qu’est-ce que vous voulez ? répétait-elle. Qu’est-ce que vous voulez ?

L’homme la repoussa d’un geste brusque qui l’envoya s’allonger sur le lit.

— Vous devriez vous compter chanceuse d’être encore en vie, fit-il d’une voix qu’il s’efforçait de garder calme. Je vous avais pourtant avertie…

— Vous admettez que c’était vous !

L’homme la regarda, l’air exaspéré.

— Êtes-vous capable, juste deux minutes, de penser à votre survie ?

— Et la vôtre ? répliqua Claudia sur le même ton.

— La mienne…

La voix de l’homme avait subitement cassé. Il se passa la main sur le front et son visage se crispa, comme s’il était en proie à un violent mal de tête. Puis il s’enfuit.

Immobile sur le lit, Claudia resta médusée, incapable de penser de façon cohérente.

Une seule pensée accaparait entièrement son esprit : cet homme était lié à son passé. À sa mère.

 

*

 

En sortant de l’appartement de Daran, Limbo se laissa aller sur le siège arrière de la limousine et demanda à Kim de trouver une autoroute.

Elle fit un signe de la tête pour signifier qu’elle avait compris. Lorsque Limbo allait mal, les longs trajets en automobile lui redonnaient un peu de calme.

Enfoncé à sa place habituelle, Limbo revoyait Claudia. Des phrases lui revenaient, sans ordre apparent, mais toutes liées par une même certitude : depuis plus de vingt ans, il avait construit l’ensemble de sa vie sur une erreur. Non seulement la femme qu’il avait aimée n’était pas morte au moment où il le pensait, mais ce qu’il avait toujours cru à son sujet était peut-être faux. Pouvait-elle l’avoir réellement…

Limbo se recroquevilla sur la banquette, le visage enfoui dans les mains.

Kim observait avec inquiétude son comportement par le rétroviseur. Encore quelques jours et elle serait obligée de le soigner de force. Cela n’était encore jamais arrivé. Mais, s’il continuait ainsi, elle n’aurait pas le choix : il n’avait jamais eu d’attaques aussi fréquentes, ni d’une telle intensité.