Chapitre 30
 

À neuf heures quarante-cinq le lendemain matin, après une nuit blanche, Drozhkin attendait devant la banque. Il n’était pas rentré chez lui et il n’avait même pas osé louer une chambre dans un hôtel.

Au cours de la nuit, il avait fait plusieurs appels, dont quelques-uns en Russie.

Se mettre à l’abri lui-même ne serait pas trop difficile : avec son expérience et sa fortune personnelle, cela ne posait pas de problèmes majeurs. Mais, pour son fils, la situation était plus compliquée : il aurait besoin de puiser dans l’argent que Pardiac lui enverrait.

Encore douze minutes…

Aussitôt à l’intérieur de la banque, il ferait transférer les fonds dans des comptes à numéros, en Suisse. Puis il quitterait les États-Unis.

Dans un mois ou deux, il recontacterait Pardiac et il le forcerait à partager avec lui les réseaux intacts qui avaient été mis en veilleuse. Quant à ceux du secteur américain, il suffirait de quelques années pour les reconstituer. Avec tout ce qui dormait dans les coffres secrets de l’organisation, à Paris…

Drozhkin s’alluma une cigarette et s’efforça de fumer lentement, en se concentrant sur la chaleur de la fumée dans sa gorge. Il fallait surtout éviter de paraître tendu ou stressé. Dans moins de deux heures, son avion partirait pour Londres. De là, il gagnerait la Suisse, réglerait les derniers détails pour la sortie de son fils, puis s’embarquerait avec lui à destination de l’Amérique du Sud. Il avait là-bas des contacts sur qui il savait pouvoir compter.

À neuf heures cinquante-neuf, il sortit de l’automobile, traversa la rue, marcha jusqu’à la porte de la banque et arriva à l’instant même où le gardien déverrouillait la porte.

Lorsqu’il se présenta au comptoir, il vérifia que Pardiac avait bien effectué le virement tel que convenu. Il demanda ensuite à rencontrer un des administrateurs.

Le directeur de la banque écouta sa requête avec une attention toute professionnelle et lui dit qu’il ne voyait aucun problème concernant les transactions que Drozhkin voulait effectuer. Une simple formule à remplir. L’affaire pourrait être réglée en cinq minutes.

Il se leva et sortit par une porte de côté. Lorsqu’il revint, il était précédé de deux hommes que le Russe reconnut sur-le-champ. Deux enquêteurs de la sécurité interne du SVR. Des anciens du KGB. Il les connaissait bien. L’année dernière encore, il avait eu affaire à eux pour une enquête qu’il avait demandée sur l’un de ses adjoints.

— Ces messieurs sont du FBI, fit le directeur. Ils avaient prévu votre visite et ils ont des questions à vous poser. Je vous laisse.

Une fois le banquier sorti, le plus vieux des deux agents prit la parole.

— Alors, camarade Drozhkin, on s’est laissé contaminer par le virus capitaliste ?

— Ce n’est pas ce que vous croyez, se défendit le Russe.

— Ah non ? C’est pire ?

Drozhkin envisagea un instant de tout leur révéler. Mais cela ne servirait qu’à le faire paraître faible et incompétent. La meilleure ligne de défense consistait à s’en tenir à l’histoire du racket de protection. Il leur raconta une version modifiée de l’aventure dans laquelle il s’était lancé avec Pardiac et les autres.

Il y avait encore moyen de s’emparer du réseau, leur dit-il. Mais lui, il était brûlé. C’était pour cette raison qu’il fuyait. Il voulait rentrer incognito en Russie.

— Quel danger couriez-vous ? lui objecta le plus jeune des agents. Vous avez l’immunité diplomatique, non ?

Drozhkin leur parla alors de l’organisation F. De la mort de Cornforth, de Leppert et de Daran. Il leur parla de Limbo.

Les deux agents semblèrent sensibles à ses arguments.

— Et que comptiez-vous faire, de retour au pays ?

— Travailler à remettre sur pied le réseau, bien sûr.

Malgré l’apparence de calme et de sérénité, Drozhkin ne se faisait pas d’illusions.

Le jeu serait extrêmement serré.

S’il réussissait à convaincre ses interrogateurs qu’il était possible de reprendre en main le réseau d’extorsion au niveau des multinationales, on passerait par-dessus certaines de ses « irrégularités ». Ses liens avec Seabeco seraient passés sous silence. On feindrait d’accepter les trous dans son budget comme des investissements.

Cependant, sa carrière serait compromise. On ne lui pardonnerait pas d’avoir fait cavalier seul et on lui tiendrait rigueur de son échec. Il serait casé dans un poste de bureaucrate, quelque part à Moscou. Ou même dans une république éloignée de la capitale. Peut-être au Kazakhstan. Ou en Sibérie orientale.

Depuis le coup d’État avorté, dont le motif réel avait été de s’emparer du pouvoir pour être en mesure de couvrir les détournements de fonds effectués par ses auteurs, les dirigeants étaient sans pitié pour la corruption… lorsqu’elle devenait publique. L’amnistie dont avaient ultérieurement bénéficié Routzkoï, Kasbulatov et les autres n’avait rien changé. Il fallait sans cesse de nouveaux coupables à sacrifier publiquement pour apaiser la rancune de la population. Les crimes économiques entraînaient souvent la peine de mort.

L’exil était clairement un moindre mal. Drozhkin pourrait s’assurer une position minimalement confortable. La vie de son fils ne serait pas irrémédiablement détruite.

Son principal atout, estima-t-il, était la connaissance qu’il avait des différents réseaux. Et, surtout, la connaissance qu’il avait de Pardiac.

Celui-là ne perdait rien pour attendre. Il avait contre le Français une arme que l’autre ne connaissait pas. Car ça ne pouvait être que lui, qui l’avait « donné » : lui seul savait à quelle banque il irait.

Drozhkin se jura que, même si ça devait être la dernière chose qu’il ferait, il se vengerait. D’ailleurs, ce serait un motif qui pourrait lui servir auprès des responsables de Moscou. La vengeance. Ça, ils comprendraient. La vengeance et la peur.

C’étaient des pragmatiques. Le besoin de vengeance et la peur de représailles contre son fils seraient peut-être, à leurs yeux, des garanties suffisantes.

Après tout, il était un opérationnel d’expérience. S’ils estimaient pouvoir l’utiliser avec un minimum de sécurité, ils n’hésiteraient pas. Surtout que la promesse de leur livrer un réseau international susceptible de les alimenter en devises fortes n’était pas un mince appât. Il se trouverait sûrement un haut dirigeant, quelque part, pour accaparer le projet au profit de ses ambitions politiques. C’était une arme qui, entre des mains compétentes, pouvait hisser son détenteur aux plus hautes fonctions. Le ressentiment envers Eltsine et ses émules ne cessait de croître. Le pays avait besoin d’un leader fort et charismatique capable de poser un geste qui frapperait l’imagination des masses.

Ce geste, Drozhkin pouvait fournir les moyens de le poser. La Russie redeviendrait une puissance avec laquelle il fallait compter. Il lui suffirait donc de paraître indispensable. Indispensable et non dangereux.

Cette deuxième partie de son plan serait la plus facile à réaliser : avec le dossier qu’ils avaient constitué à son sujet, avec son fils à leur merci, ils croiraient pouvoir le contrôler. Ils n’auraient d’ailleurs pas tort.

Par contre, la première partie serait moins aisée : il faudrait leur en dire assez pour que le réseau leur paraisse une aventure réalisable, mais retenir assez d’information pour qu’ils estiment plus simple de ne pas se passer de lui.

Bien sûr, leur plan serait de l’éliminer à plus ou moins long terme, lorsque tout serait sur pied. Drozhkin ne se faisait pas d’illusion à ce sujet. Il bénéficierait simplement d’un sursis. Ce serait à lui, entre-temps, de se rendre indispensable.

Pour ce faire, le moyen le plus sûr serait de mettre la main sur les dossiers secrets de Pardiac. Mais, de cela, il ne pouvait rien dire tout de suite. C’était son arme secrète. Pas question de s’en servir avant qu’il soit officiellement chargé de remettre le réseau sur pied. D’ici là, personne ne devait apprendre l’existence de ces documents.

Il songea alors à Pardiac. Pourvu qu’il tienne le coup jusqu’à ce que lui, Drozhkin, soit en position d’agir. S’il fallait que le Français se laisse avoir par les gens de F et qu’il perde les dossiers qu’il détenait sur les différentes compagnies…

— Je suis prêt à vous suivre, leur dit-il. Mais j’aimerais que vous fassiez venir une automobile blindée pour aller à l’aéroport. Le groupe F a vraiment mis ma tête à prix.

Les deux hommes se consultèrent du regard. Ils étaient un peu surpris : ce n’était pas le genre de transfuge auquel ils avaient habituellement affaire.

— C’était ce que nous avions prévu, fit le plus vieux.

Pendant que la limousine diplomatique s’éloignait, amenant Drozhkin vers l’aéroport, un des deux agents russes demeura sur place pour fournir des explications au directeur de la banque.

Après lui avoir de nouveau montré sa fausse plaque du FBI et avoir invoqué toute une série d’articles de loi sur la sécurité nationale, l’homme fit appel au patriotisme du banquier et lui demanda de tenir ces événements secrets. Parler de ce qu’il avait vu ne pourrait que mettre en péril la vie de plusieurs agents.

Le directeur, qui était un ancien marine, fut flatté d’être mêlé d’aussi près à un secret d’État et jura de ne jamais rien révéler.

Une heure plus tard, un avion de l’Aeroflot emportait Drozhkin vers ce qui serait la bataille la plus difficile et la plus déterminante de sa carrière. Tout au long du voyage, il prépara ses lignes d’argumentation, ses stratégies de repli, l’ordre de ses aveux. Pour qu’ils croient pouvoir l’utiliser avec une relative sécurité, il serait important de leur donner l’impression qu’ils avaient réussi à le briser. L’interrogatoire serait difficile : cela durerait plusieurs jours, plusieurs semaines même. Mais il n’était pas seul : pour le soutenir, il aurait constamment à l’esprit l’avenir de son fils.

 

*

 

Assise dans le hall de l’hôtel Pierre, Claudia attendait depuis une vingtaine de minutes.

Une femme d’une quarantaine d’années, un caniche dans les bras, s’approcha d’elle. Le parfait modèle de la « cocotte » évaporée et vaguement vieillissante, songea Claudia.

La femme déposa le toutou par terre, tendit la laisse à Claudia et lui demanda d’une voix un peu chantante :

— Vous voulez le tenir, un instant ? J’ai un petit problème.

Claudia n’osa pas refuser.

La femme, plantée debout devant elle, ouvrit alors son sac à main, en sortit un miroir puis un bâton de rouge à lèvres. Après avoir effectué quelques retouches, elle rangea son attirail et se pencha pour reprendre possession du toutou qui se mit à aboyer.

En se relevant, elle planta ses yeux un bref instant dans ceux de Claudia, ses traits se firent sérieux et elle murmura à deux reprises : « Chambre 1824 ».

Elle la remercia ensuite abondamment, de la même voix chantante qu’au début, et elle s’éloigna.

Claudia la regarda se diriger vers les ascenseurs et prit quelques secondes à se demander si elle n’avait pas rêvé. La femme avait la même démarche un peu dansante que lorsqu’elle était entrée et elle répandait à tout propos des éclats de rire et des salutations pour le bénéfice de tous ceux qui la croisaient.

Lorsqu’elle eut disparu, Claudia attendit quelques minutes puis elle se dirigea à son tour vers les ascenseurs. Elle appuya sur le bouton du dix-huitième étage.

La porte du 1824 était entrouverte.

Elle pénétra dans la pièce et en fit rapidement le tour du regard. Il n’y avait personne.

— Fermez la porte et venez par ici, fit une voix derrière elle.

Claudia se retourna en sursaut. La porte communicante avec la chambre voisine était maintenant ouverte et la femme au caniche la regardait avec un léger sourire.

— Vite, insista-t-elle.

Elle avait seulement enlevé son chapeau et, pourtant, elle avait l’air totalement transformée. Il y avait maintenant dans ses yeux, dans toute son attitude, une énergie dont on n’aurait jamais cru capable la femme au caniche du hall de l’hôtel.

Claudia fit ce que la femme lui demandait.

Cette dernière lui expliqua que le 1824 avait été loué à un autre nom que le 1826. Une simple précaution. Si jamais elle était suivie, il valait mieux qu’on ne la voie pas entrer chez Abigaïl Ogilvy.

— Vous êtes F ! fit alors Claudia, comme si elle réalisait tout à coup une évidence.

— Désirez-vous prendre quelque chose dans le bar ? Nous risquons d’en avoir pour un certain temps.

Claudia se confectionna un Bloody Mary. Par association, le souvenir de Bamboo lui revint à la mémoire.

— Pour Bamboo, qu’est-ce qui arrive ? demanda-t-elle.

— Il est toujours dans le coma.

La directrice demanda ensuite à Claudia de lui raconter en détail tout ce qui s’était passé au Centre. Elle voulait entendre le compte rendu de sa bouche. Après, elle répondrait à toutes ses questions.

Claudia lui raconta tout ce dont elle se souvenait.

À mesure qu’elle parlait, elle pouvait voir le visage de la femme se tendre. L’allure insouciante et un peu fofolle qu’elle avait eue dans le hall de l’hôtel était maintenant loin.

— Vous le connaissiez personnellement ? demanda Claudia, lorsqu’elle eut achevé son récit.

— Bamboo ? Oui.

— Il parlait toujours comme ça ?

— Oui.

Cette fois, un léger sourire apparut sur le visage de la femme. C’est d’une voix tout de même un peu triste qu’elle poursuivit :

— Depuis le Vietnam, il n’a jamais abandonné son rôle.

— Le Vietnam ?

— Toute sa famille est morte là-bas.

— La guerre ?

— Oui. Mais pas comme vous pouvez le penser. Simplement, ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment. Une bombe est tombée directement sur leur maison, dans un village sans aucun intérêt stratégique. Bamboo a été le seul survivant. Ils étaient réunis pour un mariage.

— Il n’a plus aucune famille ?

— Personne. Sauf une cousine qu’il a retrouvée plus tard. Elle aussi, elle a connu la guerre… D’une certaine façon, je suppose que j’ai été pour lui une espèce de famille.

La femme lui sembla faire un effort sur elle-même pour reprendre contenance. C’est d’une voix dont la gaieté retenue paraissait un peu forcée qu’elle ajouta :

— Mais nous ne sommes pas ici pour que je vous raconte ma vie, n’est-ce pas ?

 

F n’était pas mécontente de sa performance.

Ses confidences, peut-être justement parce qu’elles étaient réelles et sincères, avaient réussi à toucher Claudia et à désarmer une partie de sa méfiance. C’était l’amorce de la complicité que la directrice de l’agence voulait établir avec la jeune femme. Le climat des prochaines minutes serait plus propice au sujet qu’elle voulait aborder.

— Vous avez des questions concernant Klaus, je suppose ? dit-elle.

Claudia fit simplement signe que oui.

— Physiquement, il se rétablit très bien, reprit F. Les médecins estiment qu’il y aura moyen de reconstruire son visage presque normalement. Sauf l’œil, bien entendu. Le problème, c’est qu’il n’a toujours pas repris conscience.

— Comment a-t-il décidé de travailler pour vous ?

— Par hasard. Bamboo l’avait recruté sur la rue.

— Quoi ?

— Il est arrivé un beau jour en disant qu’il avait enfin trouvé quelqu’un de suffisamment vide pour effectuer le travail que nous envisagions. Comme il y avait déjà plusieurs semaines que nous n’arrivions pas à trouver un candidat parmi les agents à notre emploi…

— Vide ?

— Bamboo a sûrement eu l’occasion de vous parler de ses théories sur le vide.

Claudia acquiesça.

La directrice eut un faible sourire.

— Je n’ai jamais vraiment compris ses explications, dit-elle. Mais je me suis toujours fiée à son jugement. J’ai donc fait effectuer les vérifications de routine puis nous avons entraîné Klaus pour sa mission.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Un travail d’infiltration. Nous recevions déjà des renseignements d’un agent que nous avions réussi à introduire dans l’organisation SCRAP. Mais, si nous les avions utilisées, notre informateur aurait vite été brûlé. Il fallait lui fabriquer une couverture : quelqu’un qui prendrait sur ses épaules le poids des révélations, le moment venu. Pour couvrir notre autre agent.

— Et ils l’ont abattu à la place de l’autre ?

— Klaus était au courant de tout, dit-elle très doucement.

— C’est ce que Bamboo prétend.

— Il connaissait les enjeux et il savait ce qu’il risquait. C’était une des raisons pour lesquelles il avait fait installer le répondeur. S’il vous avait rencontrée, vous auriez également été menacée. Ils auraient pu se servir de vous pour l’atteindre.

— Pourquoi est-ce qu’il m’a donné rendez-vous à l’aéroport, alors ? demanda Claudia, agressive.

— Il avait terminé. C’était sa dernière mission. Nous avions appris qu’il était brûlé et nous avons fait tout ce qu’il était possible de faire pour le retirer de la circulation. Si nous en avions fait davantage, nous aurions compromis l’ensemble de l’opération.

— Et vous l’avez sacrifié !

— Tout a été fait avec son accord.

— Vous l’avez sacrifié ! répéta Claudia. Pardiac avait raison : c’est vous qui vous en êtes débarrassés !

— Vous croyez peut-être que je me suis également débarrassée de Bamboo, répliqua brusquement la femme sur un ton presque violent.

Claudia resta saisie pendant quelques secondes et considéra l’autre femme en silence.

Celle-ci reprit alors, sur un ton plus doux :

— Avant d’aller plus loin, il faut que je vous explique en quoi consistait le plan de l’organisation SCRAP.

— Les histoires de chantage ?

— Pas exactement, non. Avez-vous entendu parler des épidémies qui ont ravagé les récoltes de céréales, cette année ?

— Vaguement.

F lui expliqua alors les détails du plan B : tout ce qui se serait passé, si Pardiac et les autres avaient eu seulement quelques mois de plus.

À chacune des questions de Claudia, elle fournissait des réponses qui, malgré leur simplicité, dépassaient en horreur tout ce que la jeune femme avait pu imaginer.

— Comprenez-vous, maintenant, pour quelle raison Klaus a accepté de courir de tels risques.

Claudia fit signe qu’elle comprenait.

F savait bien que, en plus de ces raisons-là, il y en avait d’autres. D’autres qui avaient joué à un niveau strictement personnel. C’était sans doute ce que Bamboo avait inconsciemment perçu, lorsqu’il lui avait dit avoir trouvé quelqu’un de suffisamment vide pour être efficace : le cancer de Klaus et, aussi…

Mais il ne servait à rien d’ajouter ces raisons au poids de ce que devait déjà supporter Claudia. Elle avait beaucoup de sympathie pour la jeune femme. Sans doute parce qu’elle lui rappelait quelqu’un qu’elle avait connu, autrefois.

La pseudo-madame Ogilvy s’arracha à ses souvenirs et enchaîna avec l’exposé minutieux du plan qu’elle avait mis en application pour contrer l’organisation SCRAP.

— Nous savions qu’il y avait quelque chose derrière le réseau d’extorsion. Nous savions que notre agent avait identifié cinq des principaux responsables. Mais nous ne savions pas s’il y en avait d’autres. Nous savions aussi qu’ils utilisaient parfois les services de Limbo. Et nous savions qu’ils avaient quelqu’un d’infiltré chez nous, celui qui leur a « donné » Klaus. Vous l’avez rencontré, d’ailleurs…

— Qui ?

— Burnham.

— Je comprends pourquoi Bamboo me disait de l’éviter !

— Il est mort pendant la rafle de New York… Quand on s’est aperçu de ce qu’il faisait, au lieu de l’éliminer, on a décidé de s’en servir. Le charger de votre recrutement était le meilleur moyen de le mettre en confiance. De ne pas éveiller ses soupçons. Il avait l’impression de pouvoir surveiller tout ce que nous faisions. Et, pendant ce temps, il véhiculait à l’organisation SCRAP les renseignements que nous voulions bien lui donner. C’est pour cette raison, entre autres, que Bamboo est devenu votre relais : pour couper Burnham de vous. Il faisait toujours deux rapports : un « arrangé », pour Burnham, et un autre directement à moi. Entre les deux, il y avait toujours suffisamment de marge pour ne pas trop éveiller leur méfiance. Du moins, au début…

— Pourtant, le saccage de mon appartement, la bombe…

— Mise en scène de Burnham. Il était important que vous veniez de vous-même offrir vos services. Que vous teniez à votre vengeance. Il ne fallait pas que vous paraissiez recrutée…

— Vous m’avez roulée !

— Si je ne vous avais pas roulée, comme vous dites, ils se seraient quand même intéressés à vous. Sauf que vous auriez été seule et que vous n’auriez eu aucune chance. Pensez aux extracteurs.

— Justement !

— Vous étiez dans la meilleure des positions : vous aviez des motivations personnelles qu’ils pouvaient utiliser pour vous détacher de nous et vous amener à collaborer avec eux. C’était votre police d’assurance. D’ailleurs, Burnham l’a très bien vu : je lui avais seulement indiqué de faire en sorte que vous veniez de vous-même. C’est lui qui a improvisé les deux accidents. Et je suis certaine qu’il l’a fait en pensant au profit que leur organisation pourrait en tirer par la suite, lorsque vous apprendriez qui les avait organisés.

Claudia demeura songeuse un instant avant de revenir à la charge.

— Si les rapports que Bamboo lui fournissaient étaient rassurants, comment est-ce que vous expliquez les extracteurs ?

— S’ils n’avaient pas été rassurants, ce n’auraient pas été des extracteurs qui vous auraient rendu visite… Il y a aussi le fait, puisque j’ai promis de tout vous dire, que nous vous avons utilisée comme appât. Nous leur avons laissé entendre que ça devait être vous qui aviez le message de Klaus.

— Alors que vous l’aviez déjà ?

— Exactement. C’est moi qui ai placé les messages que vous avez trouvés dans son refuge.

— Celui sur Limbo et le SCRAP ?

— Le disque aussi. Nous avions les cinq noms. Mais je dois avouer que la formule nous avait échappé.

— J’ai vraiment été manipulée d’un bout à l’autre, fit Claudia avec dépit.

— Ce sont surtout eux qui ont été manipulés. Il n’y avait pas moyen de les atteindre directement. La seule façon était de simuler une enquête qui se resserre de plus en plus dans l’espoir de les faire craquer, de les forcer à poser des gestes et à commettre des erreurs.

Elle se leva pour remplir son verre et poursuivit son histoire tout en se servant.

— Nous avons commencé par Cornforth. Nous avons fait en sorte que Burnham apprenne que nous allions bientôt arrêter le sénateur : même si nous savions ne pas avoir assez de preuves, il était notre seule piste reliée à l’organisation. Nous allions tenter de le faire parler… Nous avons même laissé croire à Burnham que c’était par Cornforth que nous avions réussi à infiltrer leur organisation. Nous voulions provoquer un climat de tension qui les amènerait à se méfier les uns des autres et à se détruire eux-mêmes. En fait, c’est la même stratégie que vous avez employée à Paris, sauf que nous avons procédé de façon plus prudente. Normalement, ils n’auraient pas dû réagir comme ils l’ont fait. Il aurait été plus logique qu’ils essaient de vous acheter. Comme Pardiac le souhaitait, d’ailleurs. Mais Cornforth a perdu la tête.

— Et moi ? J’aurais pu y laisser ma peau !

— C’est vrai. Il aurait alors fallu trouver quelqu’un d’autre pour les aiguillonner.

Claudia la regarda comme si elle était devant un être appartenant à une espèce étrangère. Pourtant, elle savait que la femme avait des sentiments : au début, quand elle lui avait raconté l’histoire de Bamboo, elle avait eu de la difficulté à masquer son émotion. Et maintenant, elle parlait de ses agents comme de simples pions sur un échiquier. Si l’un tombait, il fallait en utiliser un autre. Tout simplement.

— Je sais à quoi vous pensez, fit alors la femme, comme si elle avait suivi le cheminement intérieur de Claudia. Mais, dans notre monde, il n’y a place que pour la stratégie, l’action et les décisions. Tout le reste est non seulement inutile, mais peut souvent s’avérer fatal.

— Et si je n’avais pas découvert le message de Klaus ?

— Bamboo vous aurait aidée à le découvrir. Sauf pour la formule, bien sûr, que nous ignorions. À propos, comment avez-vous fait ?

— Klaus a toujours aimé les gadgets, les jeux mathématiques. Il avait l’habitude de dire que la façon la plus simple de coder quelque chose était de le faire avec un élément de l’environnement quotidien dont les éléments de base se répétaient : des briques de différentes couleurs sur un mur, des livres de différentes catégories dans une bibliothèque…

— Je ne comprends pas.

— Il m’a déjà amené devant sa bibliothèque et il m’a demandé de découvrir le message qui y était caché : j’ai fouillé dans tous les livres pendant deux heures…

— Et alors ?

— Il m’a ensuite montré comment les romans policiers, les livres de science-fiction et les autres livres se succédaient, apparemment sans suite. Mais, en donnant aux romans policiers la valeur 0, aux science-fiction la valeur 1, puis en utilisant les autres comme séparateurs, il suffisait de cinq livres pour écrire n’importe quel nombre de 1 à 32 en langage binaire et séparer chacun des chiffres de façon claire.

— Je vois.

— Il suffit ensuite de traduire chacun des nombres par une lettre pour décoder le message. Il avait aussi inventé une variante plus compliquée, pour inclure des formules mathématiques…

Claudia s’était laissée emporter. Elle conclut un peu abruptement en ajoutant :

— C’est avec le Tangram que je me suis souvenue de ça : à cause des figures élémentaires qui s’agencent les unes avec les autres, toujours de façon différente, pour former des images à l’infini.

F laissa se poursuivre le silence amorcé par Claudia.

Au bout d’un long moment, cette dernière demanda :

— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

— Drozhkin a été rapatrié d’urgence dans son pays par ses propres services de sécurité. J’ai l’impression qu’il aura beaucoup d’explications à fournir.

— Pardiac ?

— Nous avons perdu sa trace à Francfort, mais il est probablement à Paris. À l’exception peut-être du Russe, il doit être le seul, parmi ceux qui restent, à savoir où sont les dossiers qui leur permettaient de contrôler les multinationales.

— Si vous voulez, je m’occupe de lui, proposa aussitôt Claudia.

— Ce ne sera pas nécessaire. Des dispositions le concernant ont déjà été prises.

— Je tiens quand même à m’en occuper.

— Vous êtes certaine que c’est ce que vous voulez ?

— Préférez-vous que j’y aille seule ? De façon indépendante ?

— Très bien. Voici le marché que vous allez lui offrir : sa vie contre les dossiers de l’organisation.

— Sa vie ?

— Vous allez lui donner le nom de la personne qui va essayer de l’assassiner ; en échange, vous exigerez toute l’information qui permet de contrôler le réseau de chantage.

— Vous allez lui sauver la vie ! protesta Claudia.

— J’espère bien que c’est ce qu’il va croire. Mais, personnellement, j’en doute beaucoup : l’autre personne est beaucoup plus forte que lui. Le fait d’être prévenu ne devrait pas faire de différence significative.

F lui remit alors un papier. Il n’y avait d’inscrit qu’un simple nom.

— Elle ? fit Claudia, surprise.

— Croyez-vous que les hommes ont l’exclusivité de ce genre de compétence ?

— Et Limbo ? C’est pourtant lui qui a tiré sur Klaus ?

— Oui, finit par répondre F.

— Vous ne m’avez pas parlé de lui.

— Il y a peu de chose à en dire.

— Pourtant, c’est lui qui…

— C’est Pardiac qui a placé le contrat sur la tête de Klaus. Pardiac, Daran et les autres. Il est inutile de vous en prendre à Limbo. Il n’était qu’un instrument. Vous ne pourriez y gagner que de nouveaux problèmes.

Claudia eut l’impression que F ne lui disait pas toute la vérité. Son organisation à elle aussi devait faire appel aux services de l’éliminateur.

Puisque c’était comme ça, elle allait coopérer dans la mesure où ça l’arrangeait et elle allait poursuivre son combat seule. Elle quitta la chambre aussitôt après avoir réglé les derniers détails de sa mission à Paris.

F la regarda partir avec un mélange de malaise et de soulagement. Une fois encore, il lui fallait mettre en jeu la vie de quelqu’un pour qui elle avait développé malgré elle de l’attachement. Cela s’était d’ailleurs passé très vite. La première fois qu’elle avait ouvert son dossier et qu’elle avait appris ce qui était arrivé à sa sœur, le soin qu’elle prenait de ses jambes, un pan complet de son passé lui était revenu à la mémoire. Le surnom qu’elle avait à l’époque : Longues Jambes. Il y avait longtemps qu’on ne l’avait pas appelée ainsi…

Pourvu que Claudia réussisse à joindre Pardiac assez vite, songea-t-elle, dans un effort pour s’arracher à ses souvenirs. Les délais risquaient d’être courts, car la lettre avait été livrée plus rapidement que prévu.

Claudia n’était cependant pas la seule personne pour qui F se faisait du souci. Son agent infiltré dans l’organisation ennemie n’avait pas donné signe de vie depuis deux jours. Et cela, en dépit des consignes explicites qu’elle lui avait communiquées.

La dernière fois, au téléphone, lorsqu’il avait appelé pour demander un renseignement, sa voix lui avait paru étrangement brisée.

Et tout cela à cause du plus bête des hasards ! Il avait fallu que ce soit Claudia. Et il avait fallu que Limbo la reconnaisse. Peut-être n’en était-il pas encore certain, mais c’était une simple question de temps.

Comment réagirait-il ? Et elle, comment réagirait-elle, compte tenu de ce qui s’était passé ?

F ne pouvait penser à Claudia sans qu’une vague de nostalgie l’envahisse. Plusieurs années auparavant, dans des circonstances assez semblables, elle et le Rabbin avaient dirigé une autre femme. Et cette femme s’était retrouvée, elle aussi, impliquée sans le savoir dans une histoire qui la dépassait. Elle était morte… Pourquoi fallait-il que tant d’opérations se paient de ce prix ?