Chapitre 32
 

À la fin de la deuxième semaine, F vint les voir. Elle constata un changement important dans leur attitude : elles étaient plus détendues, plus ouvertes. Selon le rapport qu’elle avait lu en se rendant à la maison de convalescence, il y avait maintenant une réelle connivence entre les deux femmes. Ainsi, la veille, elles étaient descendues ensemble faire une razzia dans les boutiques de la ville la plus proche.

— J’ai quelque chose à vous proposer, dit-elle en s’assoyant. Après ce qui vous est arrivé, il n’est pas bon que vous restiez trop longtemps à ne rien faire.

Les deux femmes se regardèrent du coin de l’œil et leur expression se ferma légèrement.

— Mais tout d’abord, reprit F, je vous dois encore quelques explications. Je vous ai déjà dit que Limbo n’était pas un tueur à gages et qu’il travaillait pour l’Agence. À cause de sa position, il avait accès à des renseignements que nous n’aurions jamais obtenus autrement : il avait pour clients les organisations criminelles ou terroristes les plus puissantes et les plus secrètes, des personnalités politiques à l’abri de toute enquête publique, ainsi que des compagnies contre lesquelles aucune action directe ne pouvait être entreprise. C’est de cette façon que nous avons appris l’existence du SCRAP.

Elle s’interrompit pour allumer une cigarette à l’eucalyptus.

— Sa réputation de choisir ses contrats lui permettait de refuser les travaux avec lesquels il n’était pas d’accord tout en nous tenant informés de ce qui se préparait. C’est de cette manière que nous avons pu faire avorter plusieurs attentats. Sa réputation s’en trouvait même renforcée : on s’est mis à parler de son flair et les autres contractuels sont devenus réticents à accepter les contrats qu’il avait refusés.

Les deux femmes l’écoutaient sans l’interrompre, mais avec une réserve qui ne désarmait pas.

— Si je vous raconte tout ça, poursuivit F, c’est pour que vous compreniez bien l’importance de son rôle.

Elle entreprit ensuite de leur résumer la vie de Limbo. C’était le meilleur point d’attaque qu’elle avait trouvé pour les sujets qu’elle voulait amener dans la conversation.

Elle passa rapidement sur son crime accidentel, à treize ans, ainsi que sur ses premières expériences dans le milieu.

— Peu de temps après avoir éliminé Ferrett, dit-elle, il a rencontré une jeune femme. Une jeune femme qui avait des yeux très particuliers et dont il est vite devenu très proche. Une nuit, il lui avait parlé des deux crimes qu’il avait commis. Elle n’a rien dit, elle a simplement écouté, mais il a senti qu’elle le comprenait. Ce fut une libération de pouvoir enfin parler de son secret à quelqu’un.

Le lendemain soir, la jeune femme lui emprunta sa voiture pour aller chez une amie. Quatre heures plus tard, on demandait à Limbo de se présenter au poste de police.

La voiture avait explosé à proximité d’un camion-citerne rempli d’essence. Une bombe.

L’incendie une fois éteint, les restes de la jeune femme étaient trop calcinés pour être identifiables.

Limbo était certain qu’elle était morte à sa place. Ça ne faisait aucun doute : l’histoire était reliée à un de ses contrats passés. C’était lui qui était visé. Une vengeance peut-être. Ou un client qui voulait s’assurer de sa discrétion de manière définitive.

La journée suivante, il reçut un message anonyme confirmant ses craintes. On le prévenait qu’on avait lancé un contrat contre lui.

Il a alors changé de nom, s’est engagé dans les marines et est parti au Vietnam. Tant qu’à être condamné à vivre dans l’univers du meurtre, il cesserait du moins d’être un danger pour ceux qu’il approchait. Quant à ceux qu’il devrait éliminer, ils le seraient, sinon pour une bonne cause, du moins pour une cause.

F s’alluma une autre cigarette avant de reprendre par une question adressée à Claudia.

— Vous vous rappelez de sa réaction, quand il a vu votre pendentif ?

— Oui, finit par répondre Claudia, après une hésitation.

— Il l’avait donné à cette femme.

— Celle qui est morte ?

— Celle qu’il croyait morte. Il s’agissait en réalité d’une recrue du KGB. C’étaient les Soviétiques qui contrôlaient l’ex-patron de Limbo. La jeune femme avait reçu ordre de voir ce qu’elle pouvait tirer de lui comme information puis de l’éliminer. C’était son premier contrat. Mais les événements n’ont pas tourné comme elle le croyait. Elle est tombée amoureuse de lui…

— C’est pour ça que les Russes l’ont tuée ?

— Les choses ne se sont pas passées exactement de cette manière. C’est elle qui a décidé de le sauver et de se sauver elle-même. Mais il n’était pas question de le faire ensemble. Ils auraient été trop « visibles » pour espérer s’en tirer. Elle a donc arrangé un accident de voiture pour couvrir sa propre disparition…

— Arrangé un accident ?

— Elle s’est procuré un cadavre de femme et l’a laissé dans la voiture. Avec l’explosion, l’incendie… Ensuite, elle a expédié un message à Limbo l’avertissant de fuir, que des amis de son ex-patron étaient sur sa piste – ce qui n’était pas faux.

— Et il ne l’a jamais revue ?

— Non. Plus personne n’a jamais entendu parler d’elle. Elle vivait incognito, quelque part dans la région de Montréal, avec un homme qui avait accepté sans problème l’enfant qu’elle portait. L’enfant de Limbo.

— Vous voulez dire que Limbo était…

— Oui.

— Mais alors, j’ai…

— D’une certaine façon, oui, répondit de nouveau la femme, sur le même ton tranquille. Mais c’était un accident. Les circonstances…

— J’ai tué… j’ai tué mon… père…

Les mots de Claudia se bousculaient à travers ses larmes, à peine compréhensibles.

F la prit dans ses bras et la serra contre elle sans dire un mot. Pour le moment, il fallait attendre que ses sanglots s’apaisent, que l’effet du choc s’atténue.

Quelques minutes plus tard, Claudia s’enferma dans la salle de bains. Quand elle ressortit, elle avait refait son maquillage. L’eau qui persistait à briller dans ses yeux trahissait la difficile contenance qu’elle avait réussi à se donner.

— Vous pouvez continuer, fit-elle.

— D’abord, reprit F, il est important que vous compreniez que, sans toute cette histoire, sans Oméga Rope qui l’a identifié au moment où vous étiez le plus vulnérable… D’une certaine manière, c’est elle et Pardiac qui ont programmé votre geste. D’ailleurs, tout ce qui tourne autour de Limbo semble prendre un caractère tragique. Prenez Kim…

C’était non seulement une bonne diversion pour éviter que Claudia ne s’appesantisse sur sa culpabilité, mais il s’agissait aussi du deuxième point que F voulait aborder.

— Kim ? fit Claudia, étonné, comme si elle avait de la difficulté à suivre la conversation.

— Oui. Kim et Bamboo…

Après avoir consulté l’autre femme du regard et avoir obtenu son assentiment, F raconta à Claudia de quelle manière Limbo les avait rencontrés, elle et Bamboo, au Cambodge.

 

Ayant dépassé son temps de service régulier, Limbo était demeuré dans la région sur la base de contrats ponctuels un peu partout en Indochine.

Un jour, on lui avait demandé d’aller au Cambodge secourir un agent qui se cachait là-bas. Sa mission était de le ramener. Ou, du moins, de ramener les renseignements qui étaient en sa possession.

En arrivant sur place, il avait découvert un véritable charnier. L’agent et toute sa famille avaient été torturés puis massacrés. Les corps avaient été abandonnés sur place. Il y en avait même un qui gémissait encore. Ce fut ce détail qui l’alerta. Au lieu de se précipiter à son secours, il fit lentement le tour de la maison, éliminant un à un tous les hommes postés en embuscade.

C’est seulement lorsqu’il fut certain d’en avoir fini avec eux qu’il s’occupa du corps qui continuait de gémir.

C’était une jeune fille. Elle aussi, elle avait été torturée et violée, comme les autres femmes de la maison. Mais, en plus, on lui avait coupé la langue.

Claudia se tourna brusquement vers Kim. Elle se souvenait de l’horreur qu’elle avait ressentie, lorsque la jeune femme avait ouvert la bouche. Cette dernière esquissa un faible sourire et lui fit signe de la tête de regarder F. L’histoire n’était pas terminée.

Limbo s’était donc occupé de la jeune Asiatique, avait nettoyé ses blessures. Mais, lorsqu’il avait voulu l’amener avec lui, elle avait refusé. À l’aide de signes et de dessins sur le sol, elle parvint à lui faire comprendre qu’elle voulait se rendre dans un petit village, à une dizaine de kilomètres, où demeurait le reste de sa parenté.

Quand ils arrivèrent, l’autre village était également en ruines. Des bombes l’avaient rasé. Une seule personne avait survécu, un des cousins de la jeune fille, qu’ils trouvèrent dans une sorte de cabane abandonnée, un peu à l’écart.

En le voyant, Limbo fut surpris. Il s’agissait d’un homme très grand pour un Asiatique et dont les traits étaient métissés. Celui-ci le remercia de s’être occupé de l’enfant et leur prépara un repas. Il passa ensuite le reste de l’après-midi à fabriquer des infusions pour guérir leurs blessures et prévenir les maladies.

Le soir, il raconta à Limbo qu’il était le fils d’un ancien militaire français, à l’époque où la France occupait le Vietnam. Il avait été élevé dans la capitale et y avait fait des études ; lorsque la guerre avait repris avec les États-Unis, il était revenu auprès de sa famille émigrée à la frontière du Cambodge. Il sentait que sa place était avec eux. Le soir où la bombe était tombée, il était parti chercher quelque chose pour un mariage, dans un village voisin. En revenant, il avait vu l’incendie.

Limbo raconta à son tour ce qu’il avait vécu. La façon d’écouter de l’Eurasien avait sur lui un extraordinaire effet apaisant. À la fin de la soirée, l’Américain leur offrit de les prendre en charge et de les ramener avec lui aux États-Unis.

L’homme le remercia, mais lui dit qu’ils avaient désormais leur propre combat : la jeune fille savait qui avait exterminé sa famille et elle avait entendu le nom du village où ils se dirigeaient. Ils allaient donc essayer de les retrouver.

— Qu’est-ce que vous vous imaginez pouvoir faire contre eux ? avait objecté Limbo. Une jeune fille infirme et un universitaire en vacances !

— C’est notre karma, avait simplement répondu l’homme.

Après quelques minutes de discussion, voyant qu’il ne pourrait pas les convaincre de renoncer, Limbo leur avait fait une proposition : il les aiderait à venger leurs morts mais, lorsque cela serait fait, ils le suivraient en Amérique.

Ils avaient d’abord refusé poliment puis, devant l’insistance de Limbo, ils avaient finalement accepté.

 

La poursuite avait duré trois semaines. Les morts de Kim avaient été vengés. Après cela, Limbo les avait ramenés à travers la jungle jusqu’à un aéroport américain.

Là, de nouveaux problèmes avaient surgi. On acceptait de rapatrier Limbo mais, pour les deux autres, il n’en était pas question. D’ailleurs, ils n’avaient pas d’argent.

Limbo offrit de payer pour eux : ce qu’il avait gagné au cours de ses dernières missions le lui permettait amplement.

Les autorités ne voulurent rien savoir. Un officier lui laissa toutefois entendre que, s’il reconsidérait sa décision de démissionner, peut-être y aurait-il moyen d’arranger quelque chose. Justement, ils avaient une nouvelle mission à lui proposer.

Limbo laissa l’homme étendu dans son bureau, avec de multiples fractures et un visage abondamment tuméfié.

Il s’installa ensuite à l’hôtel et il entreprit de faire soigner la jeune fille par un médecin privé, l’hôpital militaire ayant reçu instruction de la refuser.

Une semaine plus tard, il recevait la visite d’une Américaine qui arrivait de New York. Elle avait une offre pour lui et ses deux amis.

Elle s’enferma avec Limbo dans une pièce et discuta avec lui pendant près de deux heures. En sortant, il avait un nouveau contrat. Un contrat à long terme qui lui permettait d’assurer son avenir et celui des deux autres.

— C’est comme ça que je les ai recrutés, conclut F. Au départ, je m’intéressais surtout à Limbo. Mais j’ai vite compris qu’il valait mieux ne pas les séparer.

— Et comment est-ce qu’il est devenu Limbo ?

— L’idée vient d’un roman que j’ai lu. Nous avons commencé par construire son personnage petit à petit. Ses premiers exploits furent des accidents que nous avons « modifiés » : en les faisant paraître comme des attentats, il pouvait s’en attribuer le crédit. Ensuite, il a commencé à accepter des contrats que nous approuvions : règlements de comptes dans le milieu, élimination d’agents ennemis ou de criminels… Le but était d’en faire le numéro un du métier. Quelqu’un à qui le milieu aurait recours chaque fois qu’il y aurait un travail réellement important. Plus il établissait sa réputation, plus il devenait un informateur précieux.

— C’est pour ça que vous teniez tant à le protéger ?

— On le mêlait le moins possible aux opérations courantes afin de minimiser les risques.

— Et c’est lui qui vous fournissait les renseignements sur l’organisation SCRAP ?

— Oui. À partir des contrats que Pardiac lui proposait, il avait réussi à remonter la filière jusqu’au laboratoire de Leppert.

— Et Klaus ?

— C’est à ce moment qu’il est entré en jeu. On avait besoin d’une couverture pour sortir les renseignements que Limbo obtenait. On a alors monté une enquête de façade.

— Et l’information réelle vous venait de Limbo ?

— Oui. Mais, même avec cette précaution, il a failli être découvert. Ils ont commencé à avoir des doutes. C’était le sens du message que vous avez trouvé : « LIMBO DANGER SCRAP ».

— C’est vous qui l’aviez mis dans l’appartement ?

— Je l’avais reçu à une autre adresse. Limbo m’avertissait qu’il courait le danger d’être découvert par l’organisation. En le recevant, j’ai pensé m’en servir comme s’il venait de Klaus pour avoir une raison officielle d’être sur leur piste.

— Et la formule ? Si c’est Limbo qui vous l’a envoyée, vous avez dû…

— Ça, justement, ce n’est pas Limbo. La seule explication que je vois, c’est que l’enquête que Klaus menait comme couverture s’est mise à donner des résultats. En plus d’enquêter sur Limbo, sa mission consistait à surveiller Leppert, à découvrir sur quoi il travaillait, qui il rencontrait…

— Et c’est pour cette raison que vous n’aviez pas trouvé la formule ?

— Oui. Ses messages étaient censés répéter ceux de Limbo. Ce fut une erreur de notre part.

— Et je suppose que c’était une autre erreur, de le laisser mourir ?

— En un sens… Par mesure de sécurité, les agents ne se connaissent pas entre eux. Limbo ne savait pas qui lui servait de couverture. Il n’avait jamais rencontré Klaus et il n’a pas eu le temps de vérifier avec nous lorsqu’il a reçu le contrat.

F n’était pas très fière de son explication. Elle savait bien que, si elle l’avait voulu, elle aurait pu annuler le contrat de Limbo. Mais tout le plan aurait été compromis. C’est pourquoi elle avait donné comme consigne d’essayer de seulement le blesser. Si c’était possible…

Il fallait cependant que la blessure soit convaincante. Et une blessure à la tête, pour être convaincante, avait toutes les chances d’être fatale. Car le client avait stipulé qu’il voulait que Limbo vise la tête, au cas où la cible porterait une veste pare-balles.

De toute sa carrière, c’était la décision la plus difficile que F avait eu à prendre. Mais l’enjeu était l’existence même de la production de céréales à l’échelle de la planète. L’organisation SCRAP avait déjà réussi à mettre au point sa souche modifiée de champignon qui s’attaquait aux céréales les plus utilisées : riz, blé, seigle… En quelques années, la production mondiale risquait d’être coupée des deux tiers, sinon davantage.

Le jour où les laboratoires du SCRAP auraient réussi à produire industriellement l’antidote et les nouvelles variétés de céréales résistantes au champignon, plus rien ne les aurait arrêtés dans la diffusion de l’épidémie. L’alimentation de la planète aurait été entre leurs mains. Pour prévenir une telle catastrophe, la vie d’un agent ne pouvait pas entrer en ligne de compte.

Même si c’était celle de Klaus.

Ou de Bamboo.

 

Après un long moment de silence, F reprit :

— Ce que j’ai à vous proposer, c’est de prendre la place de Limbo. Personne ne le connaît et Kim est au courant de toute la procédure. Avec un entraînement adéquat, vous pourriez sûrement vous débrouiller…

— Mais… ils me connaissent, objecta Claudia.

— On peut très bien mettre en scène votre disparition, transformer votre visage. Compte tenu de ce que Limbo lui a demandé avant de mourir, je suis sûre que Kim sera heureuse de vous aider.

— Qu’est-ce qu’il lui a demandé ?

— De veiller sur vous comme sur lui.

— Vous croyez qu’il avait compris qui j’étais ? demanda alors Claudia, mal à l’aise.

— Je le crois, oui. Pourquoi pensez-vous qu’il tenait tant à vous protéger ? Il a dû aussi comprendre que toute sa vie avait été construite sur un mensonge et que c’est à ce mensonge qu’il devait la vie. S’il ne l’avait pas compris, compris et accepté, il ne serait pas mort de la façon presque paisible que vous avez décrite, après avoir pris votre pendentif dans sa main.

Claudia parut méditer la réponse un moment, puis elle revint à la question que F lui avait posée.

— Pour votre offre, je ne peux pas répondre comme ça. C’est tellement… tellement…

— Je ne vous le demande pas non plus. Il y a une dernière chose que vous devez savoir avant de donner votre réponse.

— Quoi ?

— Klaus a repris conscience. Si vous le désirez, je vous amène le voir. Mais il faut vous préparer à un choc.

 

*

 

Dans l’avion, Claudia pensa à Klaus presque sans arrêt. Ni le film, ni le papotage mondain de madame Ogilvy ne parvinrent à la distraire.

Arrivant en catastrophe au moment où l’avion allait décoller, cette dernière avait immédiatement entrepris de lier connaissance avec Claudia comme s’il s’agissait d’une inconnue. Il importait plus que jamais de maintenir sa couverture et d’établir un prétexte pour que les deux femmes puissent se rencontrer dans l’avenir.

À l’aéroport, elles prirent trois taxis différents pour se rendre à l’hôtel Radisson, à plusieurs minutes d’intervalle. Après avoir défait leurs bagages, elles se retrouvèrent dans la suite louée au nom de Kim. C’est là que F avait temporairement établi ses quartiers.

Une fois la nuit tombée, elle descendit avec les deux autres femmes dans le stationnement de l’hôtel : une voiture les attendait. Elles allèrent directement au Montreal Children’s Hospital.

Claudia avait beau être prévenue, le choc fut violent. Quand elle entra, Klaus était assis sur le bord du lit. Il eut un regard pour le médecin, comme s’il cherchait une réponse à une question muette.

— Bonjour, dit-il, l’air un peu gêné. On m’a dit que je vous connaissais… avant…

Il hésita pendant quelques secondes au cours desquelles il eut l’air de chercher ses mots.

— … avant mon accident, finit-il par dire.

— Oui, répondit faiblement Claudia. On se connaissait.

— On se connaissait… beaucoup ?

— Assez.

Il avait l’air confus. Il regarda les deux autres femmes.

— Vous aussi ? demanda-t-il.

— Une fois, répondit F. On s’est déjà rencontré une fois. Mais pas Kim, ajouta-t-elle avec un geste pour la désigner.

— Ah…

Puis, comme s’il réalisait tout à coup qu’il négligeait Claudia, il se tourna vers elle, fit un effort pour se lever et lui dit, visiblement pour s’excuser :

— Il y a beaucoup de choses que j’ai oubliées… À cause de l’accident. Il paraît que j’ai encore du plomb dans la tête, ajouta-t-il sans réaliser l’humour involontaire de sa remarque.

— Ils vont prendre bien soin de vous, parvint à répondre Claudia en souriant un peu. Vous allez guérir.

— Oui, je vais guérir, répéta-t-il avec application. Le médecin a dit que j’allais guérir. Peut-être pas la mémoire, mais le reste… La mémoire, ils ne savent pas.

— Tout va bien se passer, intervint F, alertée par le tremblement perceptible dans la voix de Claudia. Nous allons maintenant vous laisser vous reposer.

Le médecin s’approcha de Klaus et le fit rasseoir sur le lit. Les trois femmes s’éloignèrent.

— Vous allez revenir ? fit la voix de Klaus, derrière leur dos.

Claudia se retourna.

— Oui, je vais revenir, répondit-elle en faisant un effort pour masquer son désarroi.

Un faible sourire apparut brièvement sur ses lèvres. Puis elle sortit.

 

Ce soir-là, les trois femmes rentrèrent très tard à l’hôtel, après la fermeture de la dernière discothèque.

Claudia avait dansé sans arrêt, tour à tour avec Kim, avec madame Ogilvy ou toute seule. Elle avait dansé jusqu’à épuisement, comme si elle avait voulu dissiper par ses gestes et noyer dans le bruit les nœuds d’angoisse qui se formaient dans le creux de son estomac.

Elle savait pourtant ce qui l’attendait, dans cette chambre d’hôpital. F l’avait prévenue. Elle savait que Klaus avait perdu la quasi totalité de ses souvenirs ; qu’il n’avait, pour ainsi dire, plus d’histoire personnelle. Les seules choses qui lui étaient restées étaient son habileté motrice, son langage et une certaine connaissance des règles sociales. Il n’avait plus de passé. Sauf pour certaines parties des premières années de sa vie, tout avait été arraché. Il se retrouvait comme un jeune enfant. Il avait tout à réapprendre. Tout à refaire. À commencer par lui-même.

Les deux spécialistes qui le traitaient étaient passionnés par son cas. Compte tenu des zones cérébrales qui avaient été atteintes ou carrément détruites, dans quelle mesure pourrait-il réapprendre les connaissances qu’il avait perdues ? se reconstruire une personnalité et une existence sociale ? Quel type de relations humaines et affectives pourrait-il développer ?

C’était cela qui avait été le plus pénible pour Claudia : se dire que, malgré les apparences, elle se retrouvait devant l’équivalent d’un enfant de huit ou neuf ans. Peut-être, un jour, récupérerait-il son ancienne personnalité ? Pour tout ce qui touche au cerveau, on ne pouvait jamais prévoir avec certitude. Mais, compte tenu des dommages cérébraux qu’il avait subis, les médecins estimaient que la chose était fort improbable. Mieux valait ne pas y compter. Le Klaus qu’elle avait connu n’existait plus.

 

*

 

Lorsque Kim la reconduisit à sa chambre, Claudia s’écroula endormie sur son lit avant même de pouvoir enlever son manteau. Elle était ivre morte de fatigue encore plus que de Bloody Mary.

Pendant les deux semaines suivantes, Claudia sortit danser tous les soirs et rentra invariablement après la fermeture des bars, assommée de musique, de fatigue et d’alcool.

Chaque fois, Kim l’accompagnait et la ramenait chez elle.