Quelques mois plus tard, Claudia demanda à Kim :
— Qu’est-ce que tu en penses ?
La jeune Orientale eut un léger sourire et hocha la tête.
— Parfait, reprit Claudia. Je lui téléphone. On file à New York dès ce soir.
De retour dans sa chambre, après avoir laissé un message sur le répondeur de madame Ogilvy lui annonçant l’arrivée de ses deux amies de Montréal, elle s’allongea sur son lit et songea à l’homme qu’elle allait remplacer.
En un sens, elle était dans la même situation que lui : ils avaient tous deux perdu une personne qu’ils aimaient et cette personne, d’une certaine façon, était morte sans l’être. Sauf que Limbo, lui, ne l’avait jamais revue. Il avait seulement deviné la vérité à l’instant de mourir. Elle, par contre, le savait dès le départ.
Elle avait perdu Klaus lorsqu’elle l’avait quitté et elle l’avait perdu une fois encore au moment de le retrouver. Pour elle, il était trop tard. Irrémédiablement.
Elle essaya de se distraire en pensant au travail qui l’attendait.
Oméga Rope avait fait des siennes. Sans doute avait-elle réussi à récupérer les dossiers de Pardiac et à remettre sur pied une partie de l’organisation.
Était-ce pour le compte des Russes ou travaillait-elle de façon indépendante ? À moins qu’elle ait fait alliance avec la nouvelle mafia des anciens pays de l’Est ?… De toute façon, le chantage recommençait. Et quand on savait le traitement que la jeune femme avait infligé à Pardiac, il n’y avait aucun doute qu’elle ne reculerait devant rien.
Claudia eut un frisson en songeant à Pardiac. Il avait vraiment vu venir sa mort, comme l’avait souligné Oméga Rope avec un humour grinçant. Il l’avait vue venir au sens littéral. Oméga lui avait enfoncé ses talons aiguilles dans les yeux. Les souliers étaient encore plantés dans ses orbites, lorsque Claudia avait découvert le corps…
Elle se leva, eut un geste de la main comme pour chasser de son esprit ces pensées morbides et elle entreprit de faire ses bagages. L’avion partait dans quatre heures. Le changement d’air ne pouvait lui être que bénéfique. À elle et à Kim.
Elle s’entendait de mieux en mieux avec la jeune femme. Déjà, elle avait commencé à apprendre les rudiments du langage par signes ainsi qu’à lire sur les lèvres. « Le bruit du silence », disait Bamboo. Elle savait maintenant l’intensité que pouvait atteindre ce bruit…
Klaus…
Elle ne pouvait s’empêcher de songer à lui. Puis elle se répéta, pour la énième fois, qu’il était inutile de se faire souffrir avec de faux espoirs. Quelque part en elle, quelque chose continuait néanmoins d’espérer. Mais, pour l’instant, il valait mieux mettre tout ça en veilleuse. Les chances que Klaus retrouve un jour son passé et qu’il redevienne lui-même étaient presque inexistantes.
Une remarque que Bamboo avait un jour laissé échapper, dans un moment d’exubérance aphoristique, lui revint à l’esprit : « Dans la vie, il y a rarement de deuxième chance. Jamais de troisième. »
New York représentait pour elle le commencement d’une seconde existence. Cette chance n’était pas offerte à tout le monde et elle n’entendait pas la rater. Il restait à espérer que Bamboo, lui aussi, réussisse à profiter de la sienne, sa deuxième chance.
À la clinique, tous les spécialistes étaient mystifiés. L’Eurasien passait de longues périodes dans une sorte de coma serein d’où il émergeait à l’occasion, pour quelques heures, le temps de raconter quelques histoires et d’improviser des proverbes sur les sujets les plus variés.
C’était comme s’il avait découvert un autre monde plus agréable, plus passionnant, et qu’il acceptait d’en sortir de temps en temps, pour en donner un aperçu aux autres avant de s’y replonger. Aucun spécialiste ne pouvait prédire s’il serait un jour en mesure de reprendre une existence normale.
À l’aéroport, dans la boutique hors-taxes, Claudia songea de nouveau à Bamboo en apercevant un flacon de parfum.
Son « ombre jaune », avait dit Pardiac pour se moquer. La couleur n’était pas la bonne, mais elle l’acheta tout de même. Par boutade. L’indigne assistant, du fond des brumes rosées du nirvana où il planait, allait sûrement apprécier l’humour du geste.
Pour elle, ça pourrait même devenir un nom de code acceptable.
— Lequel, madame ? demanda la serveuse.
— Celui-là. Ombre Rose.