(Clermont-Ferrand, septembre 1940)
– Vous souvenez-vous ? Nous avions été sacrément choqués !
– Mais oui, c’était affreux de le voir écrit noir sur blanc : “Les juifs et les chiens sont interdits” ! Quel plaisir d’avoir arraché cette affiche ! Dans cette brasserie enfumée de Clermont-Ferrand, les propos de Lucie Aubrac et de Jean Cavaillès sont passionnés. Ils parlent fort. Jean s’emporte. Il connaît bien l’Allemagne. Depuis sept longues années, Hitler y fait des ravages. Les juifs sont poursuivis.
Les enfants n’ont plus le droit d’aller à l’école, ils sont obligés de porter une étoile jaune. Depuis deux mois, ils ne peuvent plus avoir de téléphone chez eux. En France aussi, ils sont maltraités. Ils sont exclus de certaines fonctions et, à l’université, un numerus clausus1 de 2 % est imposé.
Lucie et Jean Cavaillès se sont connus à Strasbourg, en 1938, deux ans plus tôt. Elle avait un poste de professeur d’histoire-géographie au lycée laïc. Lui était professeur de philosophie. Elle a aimé son franc-parler, son engagement – déjà. Une solide amitié les liait, renforcée par leurs idées communes progressistes, leur pacifisme, leur antinazisme et leur amour des chevaux. À l’époque, Lucie et Jean partaient faire de longues randonnées équestres dans la Forêt-Noire.
C’est la rentrée. Nous sommes en 1940 et la situation est tendue. Le pays est occupé. La France est la seule nation à s’être dotée, sur son propre sol, d’un gouvernement qui reçoit l’approbation de l’Allemagne nazie. Après l’Armistice, Pétain et ses collaborateurs se sont installés à Vichy. La France est coupée en deux zones. La zone occupée par l’armée allemande au nord, la zone sud sous l’autorité du Maréchal.
– Les journaux racontent n’importe quoi ! s’énerve Jean. Il n’y a rien qui ne m’agace plus que d’entendre sans cesse parler de “zone libre”. Il n’y a pas une once de liberté. Nous ne pouvons pas nous laisser faire. Nous devons tout mettre en œuvre pour combattre le régime de Vichy.
– Vous avez raison, renchérit Lucie, ce pantin fasciste est néfaste et dangereux. Je ne supporte pas de rester les bras croisés, à attendre que les Allemands nous méprisent davantage, nous avilissent. Ils finiront par nous démolir.
– On ne peut pas laisser faire ces gens. Il faut réveiller l’opinion ! s’exclame-t-il.
Lucie est en colère. C’est maintenant ou jamais : elle ne peut pas rester comme ça, à attendre.
À la table voisine, des hommes chuchotent. Ils parlent politique, eux aussi, mais plus discrètement. À la fin du repas, le plus grand de tous les invite à rapprocher les tables et à boire le café ensemble. Il y a là Emmanuel d’Astier de la Vigerie, journaliste, Spanien, l’avocat de Léon Blum, Georges Zérapha, membre de la Ligue internationale contre l’antisémitisme, antinazi farouche, et Jean Rochon, journaliste.
L’après-midi s’écoule en une longue discussion. Ils se quittent en se promettant de se revoir et de faire quelque chose. Oui, mais quoi ?
Lucie doit rentrer à Lyon. Demain, elle a cours. Dans la micheline2, elle pense à Raymond, son amour, son “jules” comme elle aime le nommer. Elle n’est pas tranquille. Il avait trouvé un emploi dans un cabinet de brevet d’inventions. Mais ils l’ont licencié du jour au lendemain… parce que juif. Une connaissance lui a promis un contact dans une entreprise qui participe à la construction du futur aéroport de Bron. Pourvu que ça marche !
Elle a hâte de le retrouver et de lui raconter cette fabuleuse journée. Le train fait un boucan d’enfer. Et ça remue ! Ça remue ! Nauséeuse, elle se croit sur un bateau. Lucie entre dans son deuxième mois de grossesse. Malgré les secousses, une irrépressible envie de dormir la plonge dans un profond sommeil.
Deux jours plus tard, jeudi, c’est congé pour les élèves – pour les profs aussi.
Emmanuel d’Astier de la Vigerie passe en début de soirée chez Lucie et Raymond. Il est rentré de Clermont-Ferrand plus vite que prévu. Les événements imposent de se retrouver. Il leur parle du groupe qu’il a fondé avec un aviateur. Ils l’ont nommé “La dernière colonne”. La visite se transforme en réunion politique. Elle dure une partie de la nuit : le couvre-feu n’a pas encore été instauré.
– Nous ne pouvons pas avaler toutes ces fausses informations et les laisser circuler comme ça. Nous devons absolument réussir à faire passer d’autres nouvelles, les vraies. Nous devons renseigner les gens et leur dire ce qui se passe vraiment. C’est insupportable, lance-t-il.
Lucie s’emporte à nouveau. Elle a devant elle un quotidien qui annonce à la une le prétendu débarquement allemand en Angleterre.
– Que de sottises ! s’exclame-t-elle. Et le pire, c’est que les gens sont capables de croire ces horreurs. Les journaux sont censurés. Ils mentent comme des arracheurs de dents.
Les autres acquiescent. Lucie poursuit.
– On commencera par des petits papillons que nous collerons partout où ce sera possible. Tout à l’heure, en passant sur les quais, j’ai vu quelques “V” de la victoire, dessinés au charbon de bois. Il y en a d’autres comme nous, à Lyon, qui n’ont pas baissé les bras. Lançons la mode ! Au charbon de bois, à la craie, peu importe. Il faut que l’ennemi sente que nous sommes nombreux, très nombreux !
– C’est vrai, il faut les bluffer !
Lucie est dans un drôle d’état : un état d’exaltation. Elle s’enflamme :
– Ça ne peut pas durer. Il faut aiguillonner tous ces gens. Mettons-nous au travail !
Rendez-vous est pris pour le surlendemain. Mais il faut faire attention. Les forces de l’ordre sont aux aguets. Il existe, au sein de la police française, des brigades spéciales chargées de rechercher les résistants, les opposants au régime de Vichy. Lucie et ses nouveaux amis ne sont qu’une poignée. Ils n’ont pas l’expérience d’une organisation clandestine ou la discipline du Parti communiste. Il faut apprendre à se comporter autrement, à mener une vie compartimentée, par tout petits bouts : des vies parallèles qui ne se recoupent pas.
Pour l’instant, leur objectif est de recruter, toujours plus. Dans leur groupe d’amis, chacun essaie, parmi ses proches, sur son lieu de travail, chez ses voisins, de recruter de nouveaux volontaires… D’abord tâter le terrain, engager la conversation au sujet de tout et de rien, pour sonder l’interlocuteur… puis discuter et convaincre. Il faut être prudent, bien sûr. On ne sait jamais. Les trahisons sont nombreuses, les gens peuvent parler ! On se quitte en rappelant une dernière fois les consignes de sécurité.
Lucie et Raymond retrouvent le calme de la maison. Lucie a l’impression de déplacer grain de sable après grain de sable. “Les grains de sable deviendront des montagnes, j’en suis sûre”, songe-t-elle.
– J’ai su, ma Lulu, que les camps de regroupement s’emplissent à vue d’œil.
– Oui, j’en ai entendu parler dans la queue chez le boucher ce matin. Les gens parlent un peu, les femmes en ont marre aussi : les magasins sont vides, on n’arrive plus à nourrir nos petits… C’est très simple, il y a dans la vie des choses que l’on peut accepter, et d’autres non. Tout ce qui arrive en ce moment est inacceptable !
(Lyon, mars 1941)
Le groupe monté par Emmanuel d’Astier, “La dernière colonne”, n’existe plus. Le nouveau groupe, baptisé “Libération-sud”, a besoin d’argent pour acheter du papier pour les tracts, louer des chambres pour planquer les copains de passage à Lyon. C’est un envoyé du général de Gaulle, celui qui tente d’organiser la Résistance depuis l’Angleterre, qui renfloue les caisses du mouvement. L’envoyé s’appelle Yvon Morandat. Grâce au soutien de Londres, le mouvement change d’échelle. De toute façon, les tracts ne suffisaient plus. Il faut monter un journal. Il s’appellera Libération. Il permettra aussi de faire de nouvelles recrues.
Lucie a dans les mains le numéro du 2 août 1941. Tout à l’heure, elle en oubliera quelques exemplaires à la poste, elle en glissera un ou deux dans des casiers de professeurs au lycée. Le message est très clair. Le régime de Vichy y est condamné sans appel :
“Après avoir vu notre armée s’effondrer aussi vite, aussi complètement que le moindre des petits États […] nous avons vu rayer notre République, renier notre parole. Un maréchal livre notre empire morceau par morceau […] Il laisse se dérouler la plus grotesque, la plus odieuse des comédies que l’on ait jamais vues. Il déshonore le pays par des lois infâmes, un statut des Juifs, les camps de concentration, la légion des mouchards.”
Mlle Laru est la directrice du lycée depuis un mois. Nommée par le gouvernement de Vichy, elle est la deuxième remplaçante de Mme Brunschwig, une physicienne qui avait autrefois travaillé avec Marie Curie comme laborantine. Le renvoi de Mme Brunschwig, en vertu du nouveau statut des Juifs, révolte Lucie et les autres professeurs. Chignon serré, tailleur gris anthracite, l’air toujours pincé, Mlle Laru sait pourquoi elle a été nommée là. Elle remplace… la remplaçante jugée trop laxiste par les autorités. Et elle ne compte pas se laisser faire. Elle accumule les rapports contre quelques enseignants qu’elle juge trop “communistes”. Elle ne se cache d’ailleurs pas et répète à qui veut l’entendre qu’elle aimerait bien avoir leur peau. Ce qu’elle ne sait pas, Mlle Laru, c’est que l’inspecteur d’académie couvre ces profs trop rebelles.
Ce matin, la directrice décortique minutieusement le certificat médical que sa secrétaire vient de poser sur son bureau. Mme Samuel3, l’une des trois professeurs d’histoire-géographie, doit s’absenter. Le médecin lui a prescrit une mise au repos de deux semaines. Mlle Laru épluche le contenu du dossier médical : radios, traitements, certificat témoignant de la guérison de l’ancienne tuberculeuse.
“Dommage qu’elle ne soit pas contagieuse, sans quoi je ne me serais pas gênée d’en informer l’inspecteur et d’en profiter pour la faire mettre dehors, songe-t-elle. Elle me cause du souci, celle-là.”
Dans le dossier de Lucie figure en bonne place la lettre qu’elle avait signée, avec d’autres profs, dans laquelle ils déclaraient refuser d’accompagner les élèves, l’année dernière, à l’exposition itinérante sur la grandeur du nazisme.
Le dossier médical de Lucie est “costaud”. Outre son passé de tuberculeuse, il comporte des résultats d’analyse attestant d’une grande fatigue due à sa deuxième grossesse et à une sérieuse tendance à l’anémie. Bien entendu, tout cela est faux. Le médecin complice, c’est le docteur Riva. C’est lui qui suit Boubou (le surnom de Jean-Pierre, le fils de Lucie) depuis sa naissance. Il a très bien compris ce que fait Lucie.
Elle allaitait encore Boubou lorsque le bon docteur lui avait apporté un nouveau-né affamé. Ses parents, juifs allemands prévenus juste à temps d’une visite de la police, n’avaient pu l’emmener dans leur fuite. Lucie l’avait nourri jusqu’à ce qu’on le remette à ses grands-parents.
C’est aussi le docteur Riva qui fournit les médicaments, les blouses, les stéthoscopes et les certificats “bidon” pour quelques-unes des missions de la Résistance ! C’est aussi lui qui, parfois, reste disponible, caché quelque part, en cas d’opération spéciale d’un groupe de camarades.
Lucie peut s’absenter. Mlle Laru signe le congé. Elle n’a pas le choix de toute façon. Et puis, elle ne veut pas d’esclandre. Pas de remous. Pas de problème.
Lucie doit partir pour Bordeaux, rencontrer deux anciennes collègues qu’elle espère recruter comme nouvelles “boîtes aux lettres”.
Le mouvement a besoin, de toute urgence, de personnes par lesquelles on pourra faire transiter des courriers à destination des sympathisants bordelais. Mission accomplie : Ginette et Madeleine acceptent de jouer les boîtes aux lettres. Elles se sont engagées à trouver ensuite, à leur tour, d’autres amis complices susceptibles de les seconder en cas de pépin.