2. Les vies parallèles

 

Lucie enfourche son vélo. L’une de ses sacoches est réservée à ses cours. L’autre sert à charrier les aliments trouvés çà et là.

 

(Montceau-les-Mines, mai 1920)

 

Elle ne circule qu’à vélo, depuis qu’elle tient sur les deux roues. Le vélo a toujours été pour elle un formidable instrument de liberté. Quand elle était enfant, du côté de Montceau-les-Mines où ses parents s’étaient installés comme maraîchers, c’était le moyen de locomotion le plus simple pour aller à l’école. C’était aussi le moyen le plus sûr de s’en évader ! Lucie aimait l’école. Elle savait que ce serait grâce à celle-ci – sa mère ne cessait de le lui répéter – qu’elle aurait un bon métier.

Mais ces bonnes dispositions ne l’empêchaient pas d’avoir envie de s’en échapper. Cela lui arrivait même régulièrement. Elle dégonflait un pneu et arrivait en retard, après avoir longuement musardé. Elle aimait sentir le vent de cette chère liberté. Elle aimait voir à quoi ressemblait le monde au moment précis où elle n’aurait pas dû être là.

Ce matin, en roulant vers son lycée, elle pensait à sa maîtresse. La dernière fois, à cause de ce pneu dégonflé (par Lucie elle-même !), l’institutrice l’avait même laissée partir en avance avant la fin de la classe, pour que ses parents ne s’inquiètent pas. Une autre fois, elle lui avait donné de quoi réparer la chambre à air.

 

(Lyon, janvier 1943)

 

Cette chère liberté, Lucie y tient. Et dans la France occupée par les Allemands, elle la défendra bec et ongles.

Avant d’entamer le trajet vers la place Edgar-Quinet, ses yeux ne peuvent se détacher d’une affiche, un appel à la population placardé par la préfecture régionale de Lyon. Elle pose son vélo et lit :

“Un nouvel attentat très grave vient d’être commis dans l’agglomération lyonnaise contre les troupes d’opération. Vingt-cinq soldats allemands ont été blessés ce matin par un engin explosif qu’a lancé un cycliste… Des arrestations ont été opérées. J’ai décidé d’appliquer les mesures suivantes : 1) Tous les établissements publics (cafés, théâtres, cinémas…) seront fermés à 19 h 30. L’arrêt des tramways se fera à la même heure. 2) Toute circulation sera interdite sous peine d’arrestation, de 20 h à 6 heures.

Je demande (…) à la population de conserver son calme et son sang-froid. Je compte que, par tous les moyens en son pouvoir et comme l’exige la loi, elle aidera la police à découvrir le ou les auteurs de l’attentat. Lyon, le 25 janvier 1943. Signé Angeli. Le préfet régional.”

 

Lucie n’en croit pas ses yeux. Elle a la nausée. Elle ne veut pas imaginer que des citoyens français soient capables d’en dénoncer d’autres. Quelle horreur ! Et puis ce couvre-feu… Ce soir, il faudra se dépêcher de rentrer à la maison. Il faut aussi qu’elle passe chez un ami. Une réunion devait avoir lieu demain soir. La chaîne d’annulation doit être lancée au plus vite. Une autre date doit être trouvée…

Encore sous le choc, elle entre dans sa classe. Parmi ses élèves, il y a de nombreuses étudiantes juives, dont quelques-unes arrivées récemment de l’étranger. Ces étudiantes-là, elle a envie de les chouchouter plus que les autres. Elle sait bien que leur vie n’est pas facile. Pétain a accepté d’arrêter et de livrer aux nazis les étrangers d’Europe centrale et d’Allemagne qui ont fui leur pays devenu fasciste pour se réfugier en France. “Quel déshonneur pour notre pays !” pense la jeune prof, avant d’entamer son cours de géographie sur les ressources naturelles.

En regardant ses élèves, elle se souvient de l’adolescente qu’elle a été. À l’époque, ses parents voulaient qu’elle intègre l’école d’institutrices et son internat où les jeunes filles sont toutes en uniforme. Lucie avait d’autres ambitions. D’abord, elle détestait les uniformes ! Et puis elle voulait passer le baccalauréat, se lancer dans des études universitaires, devenir professeur dans un lycée. C’est donc contre l’avis de ses parents qu’à dix-sept ans elle “monta” à Paris et intégra l’École normale supérieure.

À Paris, elle obtint une bourse pour un voyage en Allemagne. C’était en 1929. Elle y découvrit un grand mouvement de refus de la guerre. Sept ans plus tard, en 1936, c’était l’année des Jeux olympiques et ceux-ci avaient lieu à Berlin. Alors étudiante, elle y avait été invitée.

Elle vit Hitler, à la tribune, de plus en plus furieux à mesure que Jesse Owens, le coureur et sauteur en longueur noir américain, remportait des médailles d’or ! Une, deux, trois… À la quatrième, le Führer claqua et tourna les talons. L’antisémitisme nazi révulsait Lucie. Là-bas, en Allemagne, il lui arrivait même parfois de raconter qu’elle était juive. Simple provocation…

Elle pense à ses étudiantes. Elle se sent responsable d’elle. Elle a le sentiment que son rôle est de les protéger… tout en les ouvrant au monde. Ce matin, lors du cours sur les ressources du pays, elle ne se gêne pas pour évoquer les ressources naturelles et humaines dévorées par les occupants. De là, elle glisse vers la chute de la République. Elle explique que la France est passée de l’esclavage à… l’esclavage !

Mais entre-temps, les Français ont été des sujets avec des cartes d’électeurs… Ses élèves ont toutes un frère, un oncle, un voisin, un ami parti s’engager au Service du travail obligatoire. Ou qui a annoncé qu’il partait au STO. Ce que Lucie ne leur dit pas, c’est que les mouvements de résistance, dont “Libération-sud”, aident les réfractaires à déserter. En fait, ils s’engagent dans les maquis1, intègrent les mouvements ou s’incorporent aux groupes francs2.

 

On l’appelle Claire Meunier. Son vrai nom, c’est Judith Cohen. Elle a été recrutée par Pierre, le chef du service des faux papiers du mouvement de “Libération-sud”. Au début de cette année, elle a été envoyée à Lyon par un responsable du mouvement “Libération-nord”. Elle se sait recherchée par la Gestapo, à Paris. Soigneuse, elle a étudié le secrétariat. Juive, elle a, à plusieurs reprises, changé d’identité. La première fois, c’était au moment où une loi du gouvernement de Vichy, en décembre 1942, décidait que la mention “juif” devait figurer sur la carte d’identité. Elle est désormais permanente dans le service des faux papiers. Et elle se débrouille très bien.

Pierre-des-faux-papiers présente Claire à Lucie, pensant qu’elles s’entendront bien. Le même bagout, la même capacité à la débrouille, le même amour des mots et de la poésie. Claire passe de temps en temps avenue Esquirol, chez Raymond et Lucie à Lyon. Elle aime cette ambiance familiale, la chaleur du foyer. Sa famille à elle est complètement disloquée : deux frères emmenés dans un convoi vers une destination inconnue, une sœur portée disparue, les parents partis se réfugier dans le Sud-Ouest… Lucie et Raymond reçoivent beaucoup à la maison, des amis comme des inconnus. Lyon fait alors figure de capitale de la Résistance : on y vient de Clermont-Ferrand, de Marseille, de Toulouse. De nouveaux cercles de copains se constituent. On y échange des informations, on se donne des raisons d’espérer.

 

À cette époque, on est tenu de posséder des papiers en grand nombre : cartes d’identité et de rationnement, tickets pour les tissus, les vêtements, les chaussures, l’essence, certificats médicaux, d’exemption de travaux forcés, laissez-passer indispensables pour franchir la ligne de démarcation3. Claire a du travail. La demande en faux papiers augmente avec le nombre de résistants qui entrent dans la clandestinité et de ceux qui veulent se soustraire au travail obligatoire. Il faut connaître les villes bombardées en 1940 par l’aviation allemande et dont les archives d’état civil ont été détruites. Elles sont souvent choisies comme lieu de naissance. Les tuyaux ? Ils sont donnés par des employés de préfecture. Le service dispose d’un vaste fichier d’identités de gens partis à l’étranger, prisonniers de guerre, Français partis en Algérie ou en Tunisie. Les identités sont fausses mais elles ont des couvertures légales, avec toutes les cartes d’alimentation, de textile, de tabac qui vont avec. Les actes de naissance, les fausses fiches de démobilisation et un certificat de domicile permettent d’obtenir dans les mairies le jeu complet des cartes de rationnement et de vraies cartes d’identité dans les commissariats.

La consigne est toujours la même : en cas de changement de nom, il faut brûler tous les papiers précédents, y compris les cartes de ravitaillement.

Pierre-des-faux-papiers a réuni une quantité impressionnante de modèles de cartes, de laissez-passer, de tampons de mairies et de commissariats. Ce soir, Claire termine de préparer un jeu complet pour un jeune homme qui vient à peine d’être recruté par un groupe franc. Elle fouille dans une énorme caisse contenant des tampons de toutes sortes. Ça y est, elle a trouvé. Il aura une carte de policier. C’est parfait !

 

Dans la maison de l’avenue Esquirol, on ferme les volets et les fenêtres (même en été, et tant pis si on étouffe là-dedans !). Inutile de tenter le diable et d’inciter un voisin un peu trop zélé à les dénoncer. Elles sont bien payées, les délations, en ce moment. Il est 21 h 30. Ils ont l’oreille collée au poste. Le brouillage des Allemands ne cesse pas. Ah, ça y est, on entend, enfin. C’est l’heure de la BBC. Lucie et Raymond prennent des notes pour un futur article.

La Résistance prend une autre tournure : tous ces jeunes gens qui préfèrent ne pas s’enrôler au STO, il faudra bien les héberger, les nourrir, les encadrer et même les armer ! L’organisation des maquis est une entreprise très décentralisée. Il faut aller voir sur place comment tout cela s’installe.

– Ma Lucie, on a du travail ! lance Raymond. Maurice et Serge ne devraient pas trop tarder à me donner des nouvelles. Ils sont partis faire une petite tournée dans les montagnes.

 

La réunion doit avoir lieu dans un local de la rue de l’Hôtel-de-Ville. Quand Raymond sonne à la porte, c’est un inspecteur de police qui l’accueille, pistolet en joue. Dans la salle à manger, Maurice Valrimont, l’un de ses adjoints, l’attend sous la garde d’un autre policier. Coup de sonnette. Apparaît Serge Ravanel, l’autre adjoint de Raymond, tenu à bout portant par le flic. Interrogés, ils ont des papiers parfaitement en règle. Ils sont arrêtés pour marché noir4. Raymond est, pour la police, François Vallet. Il habite rue Sainte-Clotilde. D’ailleurs il a la clé dans sa poche. La perquisition à son faux domicile donne des résultats : quelques kilos de sucre y étaient planqués. Les voilà emprisonnés à la prison Saint-Paul, mais la police ne sait pas qu’elle a coffré trois responsables de l’Armée secrète du mouvement Libération, dont Raymond, adjoint du général Delestraint, chef de l’Armée secrète !

À quelques pas de là, Lucie apprend que son amour a été arrêté pour marché noir.

Enfin prévenu, un ami avocat dépose le jour même une demande de mise en liberté provisoire, normale pour un motif d’inculpation aussi mineur.


1 Maquis : Lieu retiré où se cachaient des groupements armés de Résistants. Par extension, on appelle “maquis” les groupes d’hommes menant des actions de guérilla contre l’occupant.

2 Groupes francs : Groupes de jeunes gens spécialisés dans l’action immédiate : lacération d’affiches, diffusion de tracts, missions de protection, évasions, sabotages.

3 Ligne de démarcation : Sur près de 1 200 km, elle sépare la zone occupée de la zone libre.

4 Marché noir : Marché parallèle qui s’est instauré durant l’Occupation en raison du rationnement imposé. On y achète (très cher) des biens difficiles à trouver.