Les consignes sont claires. En cas d’arrestation, il faut changer toutes les boîtes aux lettres, les mots de passe, vider les abris, chercher de nouvelles planques, permuter les agents de liaison et changer les pseudos.
Raymond a été arrêté hier. Lucie accourt à la Croix-Rousse, dans le logement de repli de “François Vallet”. Elle range tout, les vêtements, les affaires de toilette, les draps. Elle prend aussi avec elle un recueil des lettres choisies de Mme de Sévigné. Raymond s’en sert pour coder ses messages et ses rapports. Un code inviolable !
Elle file chez Claire, puis chez son cousin Maurice. Il faut absolument que le plus de personnes possible soient prévenues. Un copain passera cet après-midi détruire la boîte aux lettres de Raymond. C’est simple : un coup de marteau dans la boîte et c’est le signal que celle-ci est grillée !
Quelques jours passent. Lucie se rend à ses cours comme si de rien n’était. Mais avant d’aller au lycée, elle doit passer à la morgue. “Je vais tenir bon, je vais tenir bon”, se dit-elle en roulant. Ce matin, pour la troisième fois en une semaine, elle se rend à l’institut médicolégal. Des employés disposent d’appareils avec lesquels ils photographient les cadavres, ceux d’hommes abattus dans la rue par la Gestapo. Les clichés servent à les faire identifier par les femmes, les mères, les proches.
“Respire, souffle doucement par le nez. Allez, il faut y aller.” Lucie respire à fond et serre les poings.
Non, Raymond n’a pas été emmené ici. Cela signifie qu’il est – peut-être – encore en vie.
Elle porte un chemisier blanc à fleurs et un petit chapeau mauve. Elle est impeccable. Elle a trouvé l’adresse personnelle du procureur de la République. Un véritable collaborateur, à quatre pattes devant les Allemands. Lucie découvre qu’il est aussi un lâche et un froussard.
À 13 heures, elle a écouté à la BBC la liste des messages personnels. L’un d’eux a retenu son attention : “Continuez de gravir les pentes.” Il est possible qu’il soit rediffusé le soir, à 21 h 30. Possible mais pas sûr. Tant pis, elle y va ! Assurée et tranquille.
Elle débite son histoire devant le procureur, sans une pause, sans même reprendre son souffle :
– Vous avez en prison un homme qui s’appelle François Vallet. Vous avez, à deux occasions, refusé de signer sa mise en liberté provisoire. Je représente l’autorité du général de Gaulle, c’est le chef de Vallet. Si demain, au palais de justice, vous ne signez pas favorablement, si le 14 mai au matin, Vallet n’est pas libre, vous ne verrez pas le soleil se coucher le 14 mai au soir. J’authentifie ma qualité : ce soir, écoutez pour une fois la BBC ! Parmi les messages personnels, vous entendrez celui-ci : “Continuez de gravir les pentes.” Il vous est destiné. N’oubliez pas : “Continuez de gravir les pentes.”
Le procureur bredouille un vague “Oui, madame” presque inaudible. Il sent de grosses gouttes de sueur glisser dans son cou.
Encore tremblante, Lucie enfourche son vélo. Direction la maison.
De rage et de tristesse, de toute la colère bue, elle a envie de hurler. Son amour en prison, ses camarades enfermés, et personne, à part Claire, à qui parler. Mais elle ne doit pas trop la charger, son amie. Moins on en sait, mieux c’est !
“Il faut que je sois forte, il ne faut pas que je sois un poids pour eux, il faut que je leur démontre que ce n’est pas parce que je suis une femme et une mère de famille que je ne suis pas capable !” La journée a été rude et éprouvante. Maria, la nounou de Boubou, est à la maison.
– Votre amie Claire est passée. Elle m’a dit qu’elle faisait une course et qu’elle revenait.
Claire arrive.
– Sous le pont Mirabeau… crie l’une.
– … coule la Seine ! répond Lucie à travers la porte.
On peut ouvrir. Ce soir, Claire restera dormir chez son amie. Demain, elle quittera tôt la maison. Elle doit déposer un courrier.
Lucie évoque son amour pour Raymond. Elle raconte ce jour du 14 mai 1939 où il est venu la chercher au lycée où elle enseignait, à Strasbourg.
– Nous avons ressenti l’un pour l’autre un amour total, pas seulement un coup de foudre ! Plus encore ! Nous nous sommes juré, tant que nous vivrions, d’être toujours ensemble les 14 mai.
21 h 30, l’heure de la BBC. “Continuez de gravir les pentes.” Le message passe.
Lucie ne parle pas de son entretien avec le procureur. Elle préfère tenir son amie à l’écart. Trop risqué. Cette nuit-là, elle ne fermera pas l’œil.
Le lendemain, c’est à l’aube qu’elle commence à guetter à sa fenêtre. Elle voit bientôt arriver Raymond.
Il a hâte de se laver, de se lover dans ses bras et de parler, parler ! Il a deux mois à raconter. Il décrit la prison Saint-Paul. Arrêtés par la police française, ses trois camarades et lui ont aussi été interrogés par la Gestapo.
– Mais comment est-ce possible ? Des policiers français, de vrais fonctionnaires, pas des fascistes de la milice, obéissent aux Allemands ! C’est inconcevable que les agents français acceptent de livrer des Français dont l’affaire est instruite par la justice française !
Lucie est furieuse. Elle s’emporte. Elle explose. Elle sait pourtant que Vichy et Hitler collaborent les yeux fermés. Mais elle le vit dans sa chair. Non, franchement, ça la révolte.
Ce matin, elle n’a classe qu’à 10 heures. Elle a le temps de passer chez Pierre-des-faux-papiers. La veille, Claire lui a dit que les nouveaux documents d’identité de Raymond seraient prêts dès qu’il serait libéré.
– Claude Ermelin, célibataire, fils unique né à Sedan, rapatrié en avril de Tunisie où il était militaire jusqu’à l’arrivée des Anglo-Américains. Voilà son titre de démobilisation. Vérifiez bien les automatismes de mémoire de Raymond avec sa nouvelle identité. Contrôlez son linge, les initiales éventuellement brodées, les marques de tailleurs et de teinturiers. Quant aux papiers précédents, brûlez-les tout de suite. Pas de blague ! Même les cartes de ravitaillement, de tabac et de textile !
Lucie tient serrés contre elle les nouveaux papiers. Elle espère qu’ils permettront à Raymond de se tenir relativement éloigné du danger. Depuis maintenant trois semaines, il navigue de cachette en cachette. Sa liberté provisoire signée par le procureur a fini par éveiller les soupçons. Raymond est recherché partout. Il est urgent de devenir un autre.