5. Les griffes de la Gestapo

 

(Caluire, juin 1943)

 

19 heures. Place Tolozan, au pied des pentes de la Croix-Rousse, non loin des quais du Rhône. Raymond n’est pas au rendez-vous. C’est inquiétant. “Nous ne sommes jamais en retard”, pense Lucie. Par principe, on a appris à être ponctuel. Face à la police allemande et à la milice qui, elles, sont devenues expertes, il le faut ! C’est trop dangereux de faire le planton au milieu de la rue par les temps qui courent.

Lucie file chez son cousin Maurice. Il sait déjà ce qui vient de se passer, c’est un voisin qui l’a prévenu :

– La Gestapo a fait une descente chez le docteur Dugoujon, à Caluire, ils les ont tous embarqués ! La réunion de Caluire était importante. Ils en avaient parlé la veille, avec Raymond. Après l’arrestation, il y a quinze jours, du général Delestraint, chef d’état major de l’Armée secrète, la direction devait être entièrement réorganisée. Jean Moulin, alias “Max”, l’envoyé spécial de de Gaulle, a proposé à Raymond l’inspection générale de la zone nord. Raymond n’est pas connu dans ce coin et Lucie peut facilement obtenir un poste de professeur à Paris.

– Tu parles, lui avait dit Raymond, tous les profs hommes sont mobilisés !

Lucie avait accepté :

– D’accord pour Paris, nous nous engageons l’un et l’autre, jusqu’au bout et pour gagner.

 

Lucie tente de reprendre ses esprits. Maurice est là, devant elle. C’est la première fois qu’elle le devine inquiet.

– C’est affreux, Maurice !

– Ne t’en fais pas, ma petite Lulu, on va les sortir de là. Je te le promets.

 

Il ne faut pas perdre de temps. Vite, vider les planques, prévenir les copains et surtout savoir où ils ont été emmenés. Lucie est folle de rage. Elle part prévenir Bertrand, un copain agent de liaison. D’abord, elle rôde un moment autour de la maison. Le réparateur de vélos n’a pas mis le signal “danger” : un tricycle sur le trottoir. Elle entre. Son cœur bat la chamade. Son exaspération est telle qu’elle n’a pas le temps de s’effondrer.

 

Elle rassemble quelques affaires, les emballe dans le premier journal venu – pas Libération, ça ne risque pas : jamais aucun exemplaire n’a passé plus de deux heures chez eux, trop dangereux. Puis elle enfourche son vélo, direction la prison de Montluc. À l’entrée, elle dépose son colis au nom de Claude Ermelin. Quinze minutes plus tard, elle reçoit du linge en retour ! Sur la page des mots croisés du journal, Raymond a rempli des cases. On y lit : “maxwell”. La conclusion est facile à tirer : ils sont là, au fort de Montluc, ils sont en vie, Max va bien.

 

Rentrée à la maison, elle ne parvient pas à dissimuler son inquiétude. Dans la cuisine, les vitres des fenêtres sont couvertes de buée. La bouilloire fume sur la gazinière.

– Que se passe-t-il ? Vous avez l’air fatiguée ! demande Maria.

– Le début de la grossesse me fatigue toujours, répond Lucie.

Un instant, elle hésite.

– Il faut que je te dise que Raymond est parti aujourd’hui à Londres, rejoindre le général de Gaulle. Il sera plus utile là-bas. Demain, j’irai déposer Boubou dans une maison pour enfants à la campagne.

– Vous avez raison, le grand air va lui faire du bien. Et puis il mangera mieux ! Pour votre mari, ne vous en faites pas : il reviendra bientôt ; cette sale guerre ne va pas durer !

– J’espère que tu dis vrai.

 

Lucie monte dans sa chambre. Elle est au bord de la crise de nerfs. Elle arrache une page de son cahier de cours et, comme lorsqu’elle était adolescente et qu’elle tenait consciencieusement son journal, elle griffonne quelques lignes : “Aujourd’hui je connais la haine, la vraie et je jure que les choses se paieront.” Puis elle se ravise et biffe ce qu’elle vient d’écrire, prend un briquet et brûle le papier. Ses pensées l’entraînent loin, très loin… Elle réussit bien à l’école et se destine, en toute logique, à devenir institutrice. Ses parents le souhaitent. Elle, à la dernière minute, refuse l’uniforme et l’internat. Elle est jeune. Elle veut vivre ! Qu’à cela ne tienne. Ses parents la mettent dehors. Elle s’installe à Paris et gagne sa vie en faisant la plonge dans les restaurants. Elle passe son bac, entre à l’École normale, réussit l’agrégation. “Jamais personne, dans ma vie, ne m’a ordonné de me taire ou de me soumettre. Je ne laisserai pas Raymond entre les mains des tortionnaires.”

 

Le petit garçon se réveille de sa sieste.

– Et papa ?

– Il est en voyage, mon trésor. Il reviendra bientôt. Lucie ne peut contenir ses larmes. Elle est affaiblie. Il est urgent d’éloigner Boubou, son bébé d’amour, son trésor : la situation est devenue trop dangereuse pour lui.

 

Réunion chez Maurice des camarades du groupe franc. Il faut les sortir de là. Attaquer la prison ? Trop risqué. Lucie a une idée : elle ira voir Klaus Barbie, le chef de la police allemande à Lyon. Mais pour l’instant, elle n’en parle à personne… sauf à Pierre-des-faux-papiers et à son amie Claire.

 

Ce soir-là, Claire est près d’elle. C’est l’heure de la BBC. C’est Grenier, un député communiste évadé du camp de Chateaubriand, qui parle. “C’est le 1095e jour que Paris est occupé”, dit Grenier. Il évoque la ville affamée, ligotée, les prisons pleines de patriotes, le vélodrome près de la tour Eiffel où l’on rassemble les Juifs raflés dans la journée. Il dit : “On y entend les pleurs des mères auxquelles on arrache les enfants pour les envoyer, sans aucune marque d’identité, dans les asiles de rééducation du Reich maudit.” Un frisson parcourt le corps de Lucie, de la tête aux pieds. Elle a froid. Elle est glacée. Elle imagine son Boubou, oubliant son nom, ses parents, et élevé dans l’univers glacé. Brrr ! Cette maison est aussi froide qu’une grotte. Mais non, ce n’est pas possible. Nous sommes en juin ! Avec Claire, ensemble, elles choisissent une identité pour se rendre auprès de Barbie.

Lucie Aubrac n’existe plus. Elle est désormais Ghislaine de Barbentane. Ce nom, elle l’a choisi en souvenir de la comtesse de Barbentane. Jusqu’en 1923, la famille, ses parents, sa petite sœur, vivait au château du Plessis, chez cette comtesse. Le père de Lucie était jardinier, sa mère laitière. Un véritable asservissement. En échange de leur travail, la famille ne touchait qu’une partie de la récolte, le restant revenant à la propriétaire.

De ces années au château, Lucie garde le souvenir d’avoir beaucoup travaillé (elle accompagnait sa mère pour chercher du bois dans la forêt) et le goût amer de l’humiliation. Elle avait dix ans. La comtesse avait un perroquet. Un jour, il s’était échappé et la dame offrait 5 francs à celui qui le retrouverait. C’était beaucoup, 5 francs, à cette époque ! Le père de Lucie avait retrouvé l’animal et l’avait donné à sa fille. Ce serait donc elle qui toucherait la récompense. Mais voilà, un perroquet, ça mord. Lucie se revoit saignant… tout en tenant bon. Le sang coule de sa main. Presque naturelle et contrôlant sa douleur, elle fait, comme d’habitude, la révérence en entrant dans le salon. S’approche de la comtesse et se fait… réprimander ! “Sale petite peste ! Tu as mis du sang partout, va-t’en !” Elle ne touche pas les sous. Alors voilà, elle s’appellera comme la comtesse. De toute façon, il n’y a pas de risque : ils sont partis vivre au Maroc. Elle l’a, sa revanche, en usurpant l’identité de l’odieuse femme. De la vieille peau !

La métamorphose commence. Les cheveux, d’abord : d’une couleur rousse flamboyante. Après, le visage : le maquillage est discret, un léger bleu sur les paupières, un blush vieux rose sur les joues. Les bijoux, ensuite : des boucles d’oreilles brillantes, discrètes mais élégantes. La tenue, enfin : robe bien coupée, chapeau, talons compensés.

C’est donc Ghislaine de Barbentane qui, deux jours après l’arrestation de Caluire, monte les marches de l’École de la santé, avenue Berthelot, où s’est installée la Gestapo. Et, tout aussi culottée, entre dans le bureau de Klaus Barbie.

– Que voulez-vous ?

Il est le chef des services de la police allemande. Petit, insignifiant, c’est donc cet homme-là qui fait peur à tout le monde ?

– J’ai retrouvé la trace de mon fiancé. Il avait rendez-vous chez un médecin, il était souffrant. Je suis inquiète. On m’a dit qu’il était en prison. Je vous demande de le relâcher vite, sa santé est fragile.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Claude Ermelin.

– Depuis quand le connaissez-vous ?

– Un mois.

– Allez-vous-en, mademoiselle. Cet homme est un terroriste. Il ne s’appelle pas Ermelin, mais Vallet. Il n’est pas question de le relâcher.

Elle pleure et ce n’est pas pour de faux ! Elle pense que ses jambes vont la lâcher, là, au beau milieu de l’escalier. Elle court chez son cousin Maurice. Et s’effondre.

 

Cela fait maintenant deux mois que Raymond a été attrapé par la Gestapo.

Cette nuit, Claire est venue à la maison pour écouter la radio et bavarder un peu. Lucie a besoin de parler, parler. Depuis l’arrestation de Raymond, elle doit limiter les rencontres avec les camarades du mouvement. On ne sait jamais, elle pourrait être suivie. Mais elle a besoin de se confier. Elle n’en peut plus d’attendre.

Elle lui raconte le retour de son père… sept longues années après son départ sur le front, en 1914. À la fin de la guerre, il avait été annoncé mort. Sa sœur Jeanne et elle déclarées pupilles de la Nation. La mère avait été obligée de se placer comme domestique pour gagner sa vie. Les filles, Lucie et sa sœur, vivaient chez la grand-mère.

– Et un jour, alors que j’avais neuf ans, ce père réapparaît ! Ma mère l’avait retrouvé. Après la guerre, il avait été interné dans un asile. Pour ma sœur et moi, c’était un inconnu. On ne savait pas qui était ce monsieur. En plus, il était devenu amnésique. Ce fut un cauchemar. Pour rien au monde, je ne veux que mon petit garçon vive ce que j’ai vécu.

– La guerre est cruelle.

– Lorsque j’étais étudiante en Allemagne, j’ai vu défiler les étudiants pacifistes. Il y avait un grand mouvement contre la guerre. J’étais avec eux. Tu ne peux pas imaginer comme je me sentais proche d’eux et de leur lutte.

– Nous aurons leur peau, la liberté l’emportera sur la barbarie !

 

Elle ne se consacre désormais qu’à la préparation de l’évasion.

Elle a un plan. Elle se fera passer pour une demoiselle de bonne famille, fille de militaires, enceinte de Claude Ermelin.

Elle demandera, en corrompant un colonel allemand, une confrontation avec Raymond et un mariage in extremis.

Elle explique au colonel qu’elle ne peut pas être fille-mère, il y va de son honneur et de celui de sa famille !

– Il existe une possibilité offerte aux hommes sur le point d’être exécutés de se marier, juste avant de mourir, supplie-t-elle.

– Mais cet homme ne voudra jamais, répond-il.

– Alors organisez une confrontation et nous verrons bien !

– Affirmatif !

Le colonel accepte.

 

Le plan de Lucie se précise. Ce sera lors du transfert entre l’École de la santé, quartier général de la Gestapo, et la prison, qu’aura lieu l’enlèvement.

Ce matin, à l’aube, Lucie est en mission de repérage. À la gare de Saint-Rambert, à quelques kilomètres de Vaise, elle vérifie que Raymond n’est pas emmené ailleurs, en train. En ce moment, c’est dans cette gare que se font les transferts des prisonniers. Des copains cheminots les tiennent au courant du moindre mouvement. Un convoi arrive. Un groupe d’une trentaine de Juifs doit monter dans un train. Parmi eux, elle reconnaît une ancienne élève, son bébé dans les bras. Un Feldwebel1 lui donne un terrible coup de pied et le bébé tombe brutalement à terre.

 

La rencontre avec Raymond a lieu à l’École de la santé. Il est debout devant elle, sans menottes, pâle, pas rasé. Il est en prison depuis trois mois.

– Je ne connais pas cette personne.

– Vous voyez bien, madame, que ces vauriens n’ont aucune parole !

Lucie essaie d’expliquer à Raymond qu’il va devoir sauter dans une voiture mais il ne comprend pas tout de suite. Quand il “percute”, il accepte le mariage… avant son exécution, in extremis.

Le rendez-vous pour signer le contrat de mariage est prévu une semaine plus tard. C’est la plus longue semaine de sa vie. Avec les gars du groupe franc, elle met au point l’attaque de la fourgonnette.

Le jour J arrive. Après la signature du contrat de mariage, Lucie court se changer chez Maurice. Elle est tranquille car rien n’a été laissé au hasard. Les armes ont été vérifiées. Le trajet est sûr : il est le même depuis plusieurs semaines. Les gars du groupe franc sont reposés, entraînés, en forme.

Les trois tractions noires sont prêtes. Elles ressemblent à celles des Allemands : même couleur, même plaque d’immatriculation, mêmes vignettes sur le pare-brise. Lucie s’installe sur la banquette arrière d’une des voitures. Il est 17 h 30.

Le chauffeur démarre et suit la fourgonnette. En arrivant au boulevard des Hirondelles, elle fait signe aux gars. À la hauteur de la cabine de la camionnette, Daniel se sert de la mitraillette équipée du silencieux et tire sur le chauffeur. Le camion s’arrête sur le bas-côté. Une fusillade éclate. Tous les Allemands sont tués. Dans le cafouillage, une balle touche Raymond à la joue et un autre camarade s’en prend une dans la bouche. Vite, Lucie donne le signal du départ. Les trois tractions prennent des chemins séparés. Raymond est libre, ainsi que treize autres résistants.

Identifié et recherché par toutes les polices allemandes et vichystes, le couple va de planque en refuge, accompagné de son fils Jean-Pierre, alias Boubou.

 

– Maréchal, couché !

Ce n’est pas le vieux maréchal Pétain que Louise appelle. C’est le plus vieux chien de la maison. Louise, c’est l’aînée des trois sœurs qui accueillent Lucie, Raymond et Boubou, ce 8 décembre. Leur château est niché dans un immense parc un peu décati, à Villevieux, dans le Jura. Les trois sœurs y vivent. Leur père a été tué à la guerre de 14, ainsi que leur frère et le mari de Louise, l’aînée.

Farouchement antivichystes, elles ont baptisé leur plus vieux chien “Maréchal”.

– Tais-toi, Maréchal ! entend-on parfois.

Un jour, un responsable local de la Résistance a besoin d’un lieu pour cacher des armes, en transit dans la région. Il leur demande un “petit service” – de taille tout de même ! On risque la peine de mort pour détention d’armes.

– Enfin ! dirent-elles, on se demandait quand vous viendriez !

Depuis, le vieux château sert de planque, de relais entre les départs et les arrivées d’Angleterre.

Le 8 février 1944, après plus de trois longs mois d’attente, Lucie, Raymond et Boubou décollent pour Londres, depuis un coin perdu du Jura, par une nuit de pleine lune. Ils viennent d’entendre sur les ondes de la BBC le vers de Baudelaire : “Ils partiront dans l’ivresse.” Ce vers donne le signal de départ de leur grande évasion. L’avion s’enlise, mais des paysans aidés de bœufs sortent l’appareil de la boue. Les voilà envolés ! Quatre jours après, à Londres, naît leur fille. Son prénom ? Catherine : l’un des pseudonymes de Lucie pendant la Résistance.


1 Feldwebel : Adjudant de la Wehrmacht, l’armée allemande.