C’est sous la plume de Benjamin Constant dans le roman Adolphe que naît la pot de colle paradigmatique, cette femme qui aurait dû être initiatrice et qui s’avère fardeau. À l’instar des cougars mères, elle se sacrifie à son toy boy, mais incapable de se retirer au moment opportun, son dévouement se retourne contre l’amant qui à son tour renonce à son futur pour sa vieille maîtresse sans qu’aucun des protagonistes de la liaison amoureuse soit heureux. Pour Stendhal, Adolphe est une « déclaration de haine » et le mot n’est pas trop fort.
Adolphe, le jeune héros, a vingt-trois ans : il vient de finir ses études et s’est mis en tête « d’être aimé » – et non pas d’aimer… Il cherche autour de lui et fait la connaissance du comte de P*** qui vit librement avec une Polonaise, Ellénore, dont il a deux rejetons. Cette femme de trente-trois ans est « célèbre pour sa beauté, quoiqu’elle ne fût pas de la première jeunesse ». Vivant de manière illégitime, elle se fixe comme ligne de conduite d’être plus irréprochable que les plus dévotes et vit dans une « austérité excessive ». Lorsqu’elle comprend les intentions du jeune homme, elle le traite en enfant et ne voit dans ses déclarations que « le transport passager d’un homme qui avait dix ans de moins qu’elle, dont le cœur s’ouvrait à des sentiments qui lui étaient encore inconnus, et qui méritait plus de pitié que de colère ». Comme les héroïnes précédentes, elle lui offre d’abord son « amitié sincère », qui, ainsi que nous l’avons vu, peut être comprise comme une promesse. Les refus d’Ellénore conduisent progressivement le jeune homme à devenir « véritablement amoureux d’elle ». Comme elle continue à le recevoir et qu’il poursuit ses déclarations sans relâche, elle finit par lui avouer que ses sentiments sont réciproques. Elle lui révèle alors ses remords, mais aussi le bonheur de la découverte de l’amour vrai ; à la fois initiatrice et initiée, « Ellénore n’avait eu jusqu’alors aucune notion de ce sentiment passionné, de cette existence perdue dans la sienne, dont mes fureurs mêmes, mes injustices et mes reproches n’étaient que des preuves plus irréfragables. […] Elle se donna enfin tout entière. » Par chance, Adolphe est un toy boy moins fat que d’autres ; il la respecte « mille fois plus après qu’elle se fut donnée » et en ressent un surcroît d’orgueil.
Très vite, la nature reprend ses droits – en tout cas ce qu’un romancier de 1816 veut nous en faire accroire –, Ellénore se retrouve seule à aimer passionnément et à n’avoir qu’une pensée, retrouver son amant, alors que si elle restait pour lui un « vif plaisir de son existence », « elle n’était pas un but : elle était devenue un lien ». Pauvre petit. Heureusement, son papa lui vient en aide, il lui ordonne de le rejoindre. Cédant au chantage de la cougar qui ne peut vivre sans lui, il demande à son père un délai ; à son grand dam, il l’obtient.
D’amante, Ellénore se fait despote, fardeau : « Nous vécûmes ainsi quatre mois dans des rapports forcés, quelquefois doux, jamais complètement libres. » Elle sacrifie tout pour lui, sa fortune, ses enfants, sa réputation, rompt avec le comte de P***.
« Ellénore perdit en un instant le fruit de dix années de dévouement et de constance : on la confondit avec toutes les femmes de sa classe qui se livrent sans scrupule à mille inclinations successives. »
Et lui est trop mou pour l’en empêcher, « je n’étais qu’un homme faible, reconnaissant et dominé ; je n’étais soutenu par aucune impulsion qui partît du cœur ». Aux antipodes du héros chevaleresque qui protège sa Dame envers et contre tous, cet anti-héros, allié à une héroïne en puissance qui s’ignorait jusqu’à leur rencontre, s’enferre de plus en plus dans cette relation qui n’a rien d’héroïque :
« Nous nous prodiguions des caresses, nous parlions d’amour ; mais nous parlions d’amour de peur de nous parler d’autre chose. […] Je la sentais meilleure que moi ; je me méprisais d’être indigne d’elle. C’est un affreux malheur de n’être pas aimé quand on aime ; mais c’en est un bien grand d’être aimé avec passion quand on n’aime plus. »
La cougar se sacrifie aux injonctions de son jeune amant, celles-ci n’étant pas même dictées par lui, mais plutôt par son père voulant rompre une relation qui n’a déjà que trop duré, lui qui pense que « toutes les femmes, aussi longtemps qu’il ne s’agit pas de les épouser, peuvent sans inconvénient être prises, puis être quittées. […] Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir ! ». Et cette soumission volontaire introduit dans leur relation une dimension sado-masochiste dont les auteurs des siècles futurs s’inspireront.
Adolphe arrive à s’éloigner d’elle, mais après deux mois d’absence, elle le rejoint, comprenant qu’il n’osera se dresser contre les ordres paternels si elle n’est pas à ses côtés. Ils vivent un an en exil à Caden en Bohême, le père d’Ellénore meurt subitement, l’instituant comme son unique héritière. Les amants partent pour la Pologne et la relation se déséquilibre plus encore : jusque-là, Adolphe pouvait s’accorder le mérite d’être le sauveur de cette naufragée de l’amour, il se sentait son protecteur et pouvait en concevoir de la satisfaction ; mais désormais, en Pologne, c’est Ellénore qui le protège. Il vit chez elle, il est étranger dans une patrie qui n’est pas la sienne.
Intervient alors un ami du père d’Adolphe, qui tente de secouer le jeune homme avec pragmatisme :
« […] il faut dans le monde savoir ce qu’on veut. Vous n’épouserez pas Ellénore ? – Non, sans doute, m’écriai-je, elle-même ne l’a jamais désiré. – Que voulez-vous donc faire ? Elle a dix ans de plus que vous ; vous en avez vingt-six ; vous la soignerez dix ans encore ; elle sera vieille ; vous serez parvenu au milieu de votre vie, sans avoir rien commencé, rien achevé qui vous satisfasse. L’ennui s’emparera de vous, l’humeur s’emparera d’elle ; elle vous sera chaque jour moins agréable, vous lui serez chaque jour plus nécessaire ; […] vous pouvez aspirer aux plus illustres alliances ; vous êtes fait pour aller à tout : mais souvenez-vous bien qu’il y a entre vous et tous les genres de succès un obstacle insurmontable, et que cet obstacle est Ellénore. »
Si Adolphe ne se rend pas immédiatement aux arguments de cette philippique implacable et défend son honneur en plaidant la cause de sa maîtresse, le doute l’assaille et ne fait que l’éloigner encore de cette femme qu’il n’ose s’avouer ne plus désirer. Ellénore parvient à le rendre jaloux. La calomnie du monde fait passer Adolphe pour cocu, ce qui le réveille un peu ; mais en congédiant les adorateurs de sa cougar, le toy boy s’entrave de « nouvelles chaînes » dans sa prison polonaise. Adolphe continue à voir l’ami de son père à qui il finit par jurer dans une lettre de se séparer d’Ellénore. Perfide, l’homme la fait parvenir à l’intéressée.
La colle se détache et la cougar se meurt. Elle a voulu faire de l’amour sa vie, il a cherché d’autres expédients. Elle meurt de n’avoir su être aimée, et cette mort même ne libère pas son amant : « Il n’a fait aucun usage d’une liberté reconquise au prix de tant de douleurs et de tant de larmes. » De cette relation hors norme socialement, aucun des héros ne sort victorieux, ni même vaincu.
D’un sado-masochisme soft du début du XIXe siècle, passons maintenant à une relation plus hard, très fin de siècle, XXe siècle s’entend : partons pour Vienne rejoindre Erika, l’héroïne de La Pianiste d’Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature en 2004.