Les éconduites

Pour la flamboyante Gina Sanseverina, l’une des héroïnes de La Chartreuse de Parme de Stendhal, l’échec de ses tentatives pour conquérir le cœur de son neveu Fabrice est d’autant plus difficile à accepter pour le lecteur que cette femme fatale est une séductrice chevronnée, connue et dangereuse. Au début du roman, elle a trente et un ans et est toujours mariée au comte Pietranera, un ancien général de Napoléon, en disgrâce depuis le retour du parti monarchique au pouvoir après le désastre de la Bérézina en 1812. Gina a des amants, celui du moment se nomme Limercati, un jeune homme fort riche qui lui fournit attelage et loge au théâtre. Son mari est tué en duel par un groupe de jeunes gens alors qu’il était en train de défendre l’honneur des soldats de l’Empereur. Gina somme Limercati de réparer l’outrage en poursuivant les coupables, ce que son amant juge ridicule. La comtesse se venge, prend un autre amant, congédie Limercati, attend d’être absolument certaine de son désespoir – menaces de tentatives de suicide à l’appui –, quitte les deux et rejoint son frère dans son château.

Cet aperçu de la puissance de ses charmes permet de mieux comprendre son désarroi face à l’indifférence de son neveu Fabrice. Dès sa première communion, Gina le conduit à toutes les fêtes données par le Prince, elle trouve une « jolie tournure » à ce garçon singulier et spirituel. Une fois arrivée sur le lac de Côme chez son frère, elle se lie de plus en plus avec Fabrice qui, lui, n’a qu’une idée en tête, rejoindre Napoléon à Waterloo. Ce qu’il fait, aidé de sa mère et de sa tante. Lorsqu’il revient, il n’a rien compris à la bataille : il n’a pas remarqué le passage de l’Empereur à cause de l’eau-de-vie qui lui troublait la vue et n’a pas reconnu le maréchal Ney. De retour en Italie, il est arrêté pour trahison, soupçonné d’être un libéral. Gina obtient sa grâce par l’intermédiaire de l’un de ses anciens adorateurs, le chanoine Borda, qui n’est pas dupe du manège de la comtesse et la soupçonne immédiatement :

« La voilà qui fait l’amour avec son neveu, s’était-il dit avec amertume, et il n’était point guéri. […]

La différence d’âge… point trop grande… […] Dans ce pays fertile en beautés, elle les bat toutes ; la Marini, la Gherardi, la Ruga, l’Aresi, la Pietragrua, elle l’emporte sur toutes ces femmes… »

Le chanoine Borda a deviné juste, le départ de Fabrice pour Waterloo a rendu la comtesse mélancolique, mais, à son retour, le jeune homme n’ayant manifesté aucun signe de passion réciproque, elle ne se fait pas d’illusions :

« À son retour de France, Fabrice parut aux yeux de la comtesse Pietranera comme un bel étranger qu’elle eût beaucoup connu jadis. S’il eût parlé d’amour, elle l’eût aimé ; n’avait-elle pas déjà pour sa conduite et sa personne une admiration passionnée, et pour ainsi dire sans bornes ? Mais Fabrice l’embrassait avec une telle effusion d’innocente reconnaissance et de bonne amitié, qu’elle se fût fait horreur à elle-même si elle eût cherché un autre sentiment dans cette amitié presque filiale. “Au fond, se disait la comtesse, quelques amis qui m’ont connue il y a six ans, à la cour du prince Eugène, peuvent encore me trouver jolie et même jeune, mais pour lui je suis une femme respectable… et, s’il faut tout dire sans nul ménagement pour mon amour-propre, une femme âgée.” »

Elle l’envoie à Naples finir ses études et lorsqu’il revient, à vingt-trois ans, c’est « un autre homme » :

« Elle l’avait envoyé à Naples avec la tournure d’un hardi casse-cou ; la cravache qu’il portait toujours alors semblait faire partie inhérente de son être : maintenant il avait l’air le plus noble et le plus mesuré devant les étrangers, et dans le particulier, elle lui trouvait tout le feu de sa première jeunesse. C’était un diamant qui n’avait rien perdu à être poli. »

Et Gina aussi a changé ; à trente-cinq ans, elle a pris un nouvel amant, le comte Mosca, Premier ministre du prince de Parme. Quoique séparé de sa femme depuis longtemps, le comte est encore marié, il lui propose donc d’accepter un autre parti, peu gênant et fort riche, le duc de Sanseverina, « joli petit vieillard mais pas assez noble », qui rêve du grand cordon et d’une ambassade. Les époux ne se verraient que le jour du mariage, puis le duc donnerait sa parole de ne plus mettre les pieds à Parme. Une fois conclu ce marché aussi étrange qu’immoral, Gina se retrouve duchesse de Sanseverina, adorée du comte Mosca, et l’une des figures les plus en vue de la cour de Parme.

Le retour de Fabrice introduit une tension entre les amants. Le comte Mosca est jaloux, il voit bien que la duchesse est subjuguée par son neveu :

« Au moment de l’arrivée de Fabrice, la duchesse fut tellement transportée de bonheur, qu’elle ne songea pas du tout aux idées que ses yeux pourraient donner au comte. L’effet fut profond et les soupçons sans remède. »

Le comte a atteint « la cinquantaine, mot bien cruel et dont peut-être un homme éperdument amoureux peut seul sentir tout le retentissement », alors que son rival « respire le bonheur facile de la première jeunesse et le fait naître ». Sa jalousie s’accroît lorsqu’il reçoit une lettre anonyme – envoyée par le prince de Parme, amoureux lui aussi de la Sanseverina et vexé que celle-ci se refuse à lui – colportant des rumeurs sur son infidélité. Renonçant à en parler avec elle de peur de lui donner des idées, il soudoie sa femme de chambre pour obtenir des révélations. La jeune fille est gênée, elle ne veut pas trahir sa maîtresse mais la somme que le comte lui propose est tentante ; à la question de savoir si la duchesse « fait l’amour avec Monsignore », elle répond : « Non, pas encore, mais il baise souvent les mains de Madame, en riant, il est vrai, mais avec transport. » In cauda venenum.

La jalousie du comte est comparable à celle d’une femme de cinquante ans qui se verrait préférer une jeune fille de vingt ans par son mari, et à celle que subira la Sanseverina quand, sûre de son amour pour Fabrice, elle devra se contenter de la place de « bonne amie », trop vieille pour être aimée, alors qu’il est amoureux fou de la jeune et belle Clélia, mais nous n’en sommes pas là.

Pour le moment, elle ne vit que les prémices de sa passion, elle s’interroge : « Elle trouvait quelque chose d’horrible dans l’idée de faire l’amour avec ce Fabrice qu’elle avait vu naître ; et pourtant que voulait dire sa conduite ? »

Dans le même temps, Fabrice cherche une issue : s’il a la certitude que Gina n’osera jamais parler la première, il sait pourtant que sa situation doit changer. Le comte Mosca a de l’antipathie pour lui et il ne tient pas à jouer le rôle du sigisbée, ce cavalier servant de l’Italie du XVIIIe siècle qui fait office de substitut au mari lors des bals et des réceptions. Stendhal rappelle que ce toy boy officiel était choisi par la famille du mari et « occupait une place honorable dans le contrat de mariage ». Fabrice ne souhaite pas non plus se voir attribuer le rôle de Joseph, l’esclave acheté par Putiphar dans La Genèse, qui, ayant refusé les avances de la femme de celui-ci, finit accusé de viol et jeté en prison… Et pourtant, il veut rester l’ami :

« Ce qu’il y avait de cruel au milieu de toutes ces pensées, c’est que réellement Fabrice aimait la duchesse de bien loin plus qu’aucun être au monde. […]

“Mais au premier moment je puis être réveillé par un coup de foudre ! se disait-il. Ces soirées si gaies, si tendres, passées presque en tête à tête avec une femme si piquante, si elles conduisent à quelque chose de mieux, elle croira trouver en moi un amant ; elle me demandera des transports, de la folie, et je n’aurai toujours à lui offrir que l’amitié la plus vive, mais sans amour ; la nature m’a privé de cette sorte de folie sublime. […] Elle croira que je manque d’amour pour elle, tandis que c’est l’amour qui manque en moi ; jamais elle ne voudra me comprendre.” »

Résolu pourtant à lui faire entendre cette contradiction qui le fait l’adorer sans l’aimer, il se borne à lui dire qu’il voudrait « être sage », mot susceptible de diverses interprétations dont il espère qu’elle choisira la bonne…

« Fabrice ne se sentit pas le courage d’aller plus loin et de courir le hasard de blesser cette femme adorable. Il était trop jeune, trop susceptible de prendre de l’émotion ; son esprit ne lui fournissait aucune tournure aimable pour faire entendre ce qu’il voulait dire. Par un transport naturel, et malgré tout raisonnement, il prit dans ses bras cette femme charmante et la couvrit de baisers. Au même instant, on entendit le bruit de la voiture du comte qui entrait dans la cour, et presque en même temps lui-même parut dans le salon ; il avait l’air tout ému.

– Vous inspirez des passions bien singulières, dit-il à Fabrice, qui resta presque confondu du mot. »

Leur liaison en reste là : Fabrice est le même jour pressenti pour devenir le futur archevêque de Parme grâce au soutien de la duchesse, et jeté en prison pour meurtre. Alors qu’il courtisait une jeune comédienne, Marietta, l’amant de celle-ci, un comédien jaloux nommé Giletti, le provoque en duel et se fait tuer. La cabale initiée par les adversaires de la duchesse et du comte Mosca parvient à transformer cet acte bénin – un aristocrate qui, se défendant, tue un « coquin » – en crime et Fabrice est enfermé dans la tour Farnèse, la mieux gardée de Parme.

Un malheur tout relatif pour le jeune homme qui tombe amoureux de Clélia Conti, la fille du directeur de l’établissement. Cette séparation forcée révèle à Gina l’intensité de son attachement : elle rompt avec le comte Mosca, confessant enfin cet amour qu’elle n’osait s’avouer :

« Non, cher ami, je ne vous dirai pas que je vous ai aimé avec cette passion et ces transports que l’on n’éprouve plus, ce me semble, après trente ans, et je suis déjà bien loin de cet âge. On vous aura dit que j’aimais Fabrice, car je sais que le bruit en a couru dans cette cour méchante. […] Je vous jure devant Dieu, et sur la vie de Fabrice, que jamais il ne s’est passé entre lui et moi la plus petite chose que n’eût pas pu souffrir l’œil d’une tierce personne. Je ne vous dirai pas non plus que je l’aime exactement comme ferait une sœur ; je l’aime d’instinct, pour parler ainsi. […] Enfin, s’il n’est heureux je ne puis être heureuse. Tenez, voilà un mot qui peint bien l’état de mon cœur ; si ce n’est la vérité, c’est au moins tout ce que j’en vois. »

À trente-sept ans, elle se rend compte qu’elle est « aux portes de la vieillesse », que son cœur est « éteint par l’affreux malheur » qui a conduit Fabrice derrière les barreaux, et qu’elle ne peut plus aimer quiconque.

Elle ne vit plus que pour libérer Fabrice, ce qu’elle parvient à faire. Lui ne pense qu’à Clélia et au moyen de la revoir alors même qu’il a déshonoré son père le gouverneur en s’échappant de la tour. La tante et le neveu ne retrouvent plus leur complicité d’antan :

« Voilà ce qui devait arriver tôt ou tard, se disait la duchesse avec une tristesse sombre. Le chagrin m’a vieillie, ou bien il aime réellement, et je n’ai plus que la seconde place dans son cœur. »

La duchesse comprend qu’elle ne peut lutter et les remords l’assaillent ; si elle s’était déclarée plus tôt, tout aurait pu être empêché :

« C’est maintenant que je paie les transports de bonheur et de joie enfantine que je trouvai dans mon palais à Parme lorsque j’y reçus Fabrice revenant de Naples. Si j’eusse dit un mot, tout était fini, et peut-être que, lié avec moi, il n’eût pas songé à cette petite Clélia ; mais ce mot me faisait une répugnance horrible. Maintenant elle l’emporte sur moi. Quoi de plus simple ? elle a vingt ans ; et moi, changée par les soucis, malade, j’ai le double de son âge !… Il faut mourir, il faut finir ! Une femme de quarante ans n’est plus quelque chose que pour les hommes qui l’ont aimée dans sa jeunesse ! »

Elle veut toujours aider Fabrice, mais refuse de favoriser ses amours avec Clélia, dont la main est promise au marquis Crescenzi :

« J’aimerai Fabrice, je serai dévouée à sa fortune ; mais il ne faut pas qu’il rompe le mariage de la Clélia, et qu’il finisse par l’épouser… Non, cela ne sera pas ! »

Lorsque Fabrice retourne de son plein gré se constituer prisonnier de la citadelle pour revoir Clélia, la duchesse puise dans ses dernières ressources de séductrice pour obtenir qu’il soit libéré, car la rumeur d’un empoisonnement menace son protégé. Fabrice sort de prison, Clélia épouse le marquis Crescenzi et la duchesse se résigne elle aussi à se marier avec le comte Mosca, sous la condition de quitter Parme.

Plusieurs années plus tard, Fabrice a réussi à détourner Clélia de ses serments : elle avait juré à Dieu le jour de l’évasion de Fabrice de ne plus jamais le revoir et respecte sa promesse… en ne le recevant que dans le noir ! Pirouette de Stendhal qui en quinze pages finit son roman : Clélia a un enfant de Fabrice qu’elle fait passer pour celui de son mari. Fabrice n’y tient plus et demande à sa maîtresse de faire croire au marquis que pendant l’un de ses voyages l’enfant est mort. Elle accepte et envoie l’enfant à Fabrice, mais la mauvaise fortune les poursuit et il meurt réellement. Clélia ne lui survit que de quelques mois, Fabrice se retire alors dans la chartreuse de Parme où il meurt à son tour un an plus tard, tandis que la duchesse, qui « réunissait toutes les apparences du bonheur, ne lui [survit] que fort peu de temps ».

Dans cette fin en chaîne à la Andromaque où Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui est mort, aucun des héros ne sort vivant, sauf le comte, personnage le plus rationnel du roman.

Pourtant, grâce à la prison, Fabrice a pu échapper à l’emprise de Gina et s’initier à l’amour ; cet épisode a aussi permis à la Sanseverina de vivre sa dernière passion, intransitive, certes, mais rendue éternelle par sa mort, sublimée encore par l’indifférence de son toy boy.

 

De façon plus anecdotique, un auteur du XVIIIe siècle, Lesage, met en scène dans L’Histoire de Gil Blas de Santillane, un roman picaresque, la dame Lorença Sephora suppliant le héros Gil Blas de répondre à ses avances.

Alors que Gil Blas, à vingt ans, est intendant dans la maison de Don Alphonse, Lorença, une femme de chambre, s’éprend violemment de lui. Elle a « la cinquantaine », et « cependant un air de fraîcheur, un visage agréable, et deux beaux yeux dont elle savait habilement se servir ». Comme il ne répond pas à ses œillades, elle le prend pour « un galant tout neuf » et décide, dès leur premier entretien, de lui déclarer ses sentiments sans ambages :

« Elle s’y prit en femme qui avait de l’école. Elle feignit d’être déconcertée en me parlant ; et, après m’avoir dit à bon compte tout ce qu’elle voulait me dire, elle se cacha le visage, pour me faire croire qu’elle avait honte de me laisser voir sa faiblesse. Il fallut bien me rendre ; et, quoique la vanité me déterminât plus que le sentiment, je me montrai fort sensible à ses marques d’affection […], et je fis si bien le passionné, que je m’attirai des reproches. »

Alors qu’il est prêt à céder à ses charmes, elle lui résiste par convenance, ne voulant pas lui donner mauvaise opinion de sa vertu en lui accordant une victoire trop facile. Bien mal lui en prend, car très vite il ne veut plus d’elle.

Un laquais de la maison rapporte à Gil Blas les rumeurs qui courent sur la coquetterie de Lorença : elle aurait une relation avec le chirurgien du village, « un jeune homme des mieux bâtis », qu’elle ferait entrer tous les soirs dans sa chambre. Gil Blas, furieux, veut en tirer raison et provoquer son rival en duel, mais n’obtient qu’un éclat de rire du chirurgien qui lui confesse la raison de ces mystérieux rendez-vous nocturnes : la dame Lorença souffre d’un cancer au dos qu’il vient panser tous les soirs en secret.

À cette découverte, le jeune homme passe de la fureur au dégoût et repousse Lorença qui ne sait plus que penser. Le jeune homme, vexé du discours dans lequel elle lui rappelle l’honneur qu’elle lui fait en voulant coucher avec lui, vu sa position sociale et les hommes auxquels elle pourrait prétendre, joue la carte de la grossièreté :

« Madame, lui dis-je, ne méprisons personne. Si ces nobles cavaliers dont vous parlez vous avaient vu le dos, je suis sûr qu’ils borneraient là leur curiosité. »

Gil Blas s’en sort avec un soufflet. Lorença obtient ensuite que le toy boy récalcitrant soit chassé de la maison. Le héros retrouve aussitôt une autre place et poursuit ses aventures, roman picaresque oblige. Si la saynète est amusante, elle n’en dit pas moins long sur le fantasme de certains auteurs d’inverser l’adage, pour eux « la femme propose et l’homme dispose »…

 

François Mauriac dans Thérèse Desqueyroux raconte à sa manière – moins légère et plus dramatique – l’amour intransitif d’une cougar pour son toy boy. Ce n’est bien sûr pas le sujet central du livre, où Thérèse, cette femme de vingt-huit ans, mariée et malheureuse, tente d’empoisonner son mari lentement, à petites doses d’arsenic. Le procès qui s’ensuit aboutit à un non-lieu, le mari ne voulant pas déshonorer sa famille. Thérèse, forcée de cohabiter avec lui pour sauver les apparences, tombera dans un tel état de prostration qu’il lui rendra sa liberté en l’emmenant à Paris à la fin du roman.

Mauriac décrit ainsi son héroïne : « Je crois que Thérèse est l’une de ces femmes […] différentes de leur milieu natal ; par le fait de leur naissance dans une campagne perdue, dans une société très restreinte, elles n’ont pu choisir leur compagnon et n’avaient aucune chance de trouver des êtres pareils à elles ; par conséquent, elles se trouvent en fait, et ce n’est pas une image, emprisonnées derrière des barreaux, des barreaux vivants. »

Pourtant, elle va faire la connaissance de l’un de ces êtres qui diffèrent des autres par leur capacité à appréhender le monde sensible et intellectuel, un très jeune garçon nommé Jean Azévédo. Thérèse est enceinte lorsqu’elle va se promener vers la palombière abandonnée où Anne – sa belle-sœur – allait rejoindre Jean, son premier amour. Elle l’y rencontre et cherche à s’éloigner, mais il lui propose d’entrer, l’appelant « Madame ». La description du toy boy est atroce, comme l’était d’ailleurs celle de la cougar au visage rongé, aux ongles jaunis de nicotine :

« Était-il beau ? Un front construit, les yeux veloutés de sa race, de trop grosses joues ; et puis ce qui me dégoûte dans les garçons de cet âge : des boutons, les signes du sang en mouvement ; tout ce qui suppure ; surtout ces paumes moites qu’il essuyait avec un mouchoir, avant de vous serrer la main. Mais son beau regard brûlait ; j’aimais cette grande bouche toujours un peu ouverte sur des dents aiguës : gueule d’un jeune chien qui a chaud. »

Ce n’est pas tant le physique du jeune homme qui l’attire que ce qu’il représente, la liberté :

« Jean Azévédo allait tête nue ; je revois cette chemise ouverte sur une poitrine d’enfant, son cou trop fort. Ai-je subi un charme physique ? Ah ! Dieu, non ! Mais il était le premier homme que je rencontrais et pour qui comptait, plus que tout, la vie de l’esprit. Ses maîtres, ses amis parisiens dont il me rappelait sans cesse les propos ou les livres me défendaient de le considérer ainsi qu’un phénomène : il faisait partie d’une élite nombreuse, “ceux qui existent”, disait-il. »

Ils ne se voient que cinq ou six fois, toujours pour se promener en dissertant sur la possibilité d’une « délivrance », de « devenir soi-même » et d’échapper à la condamnation « au mensonge jusqu’à la mort », ce qu’il pressent possible chez Thérèse : « Je sens dans toutes vos paroles une faim et une soif de sincérité… » Lorsqu’il quitte Argelouse pour Paris, Thérèse subit les conséquences de cette absence : « Je crus pénétrer dans un tunnel indéfini, m’enfoncer dans une ombre sans cesse accrue ; et parfois je me demandais si j’atteindrais enfin l’air libre avant l’asphyxie. »

Aucune liaison n’est concrétisée entre Thérèse et Jean, ce rêve d’adultère intellectuel est présenté comme un instinct de survie pour une femme qui perçoit le sexe comme une dégradation, parlant de son mari Bernard :

« Il était enfermé dans son plaisir comme ces jeunes porcs charmants qu’il est drôle de regarder à travers la grille, lorsqu’ils reniflent de bonheur dans une auge (“c’était moi, l’auge”, songe Thérèse). »

Et le désir de l’homme comme une manifestation de la monstruosité :

« Mais le désir transforme l’être qui nous approche en un monstre qui ne lui ressemble pas. Rien ne nous sépare plus de notre complice que son délire : j’ai toujours vu Bernard s’enfoncer dans le plaisir – et moi, je faisais la morte, comme si ce fou, cet épileptique, au moindre geste eût risqué de m’étrangler. Le plus souvent, au bord de sa dernière joie, il découvrait soudain sa solitude ; le morne acharnement s’interrompait. Bernard revenait sur ses pas et me trouvait comme sur une plage où j’eusse été rejetée, les dents serrées, froide. »

Mais pas de danger de subir un tel acharnement auprès de Jean. Elle lui envoie une lettre à laquelle il ne répond pas, préférant la laisser dans le silence empesé de la vie provinciale plutôt que de risquer d’attiser son désir d’évasion :

« Au vrai, il la croyait capable […] de le prendre au mot, de quitter tout et de le suivre. Jean Azévédo se méfiait des femmes qui rendent les armes trop tôt pour que l’assaillant ait le loisir de lever le siège. Il ne redoutait rien autant que la victoire, que le fruit de la victoire. »

Après son crime, elle rêvera encore de Jean et de la vie qu’elle aurait pu avoir à Paris, où elle finira par aller se perdre…

 

Mais quittons François Mauriac et son rêve de femme emprisonnée par son milieu, quittons ces femmes qui, dédaignées ou inflexibles, renoncent au sexe, quittons aussi celles pour qui le sexe est synonyme de masochisme, celles qui confondent amour maternel et amour, celles qui s’élèvent au rôle d’initiatrice ou encore celles qui mettent l’amour aux fers, et entrons de plain-pied dans le domaine de la séduction, de la stratégie amoureuse, de la martingale où le plaisir, l’amour et le sexe sont des enjeux, dans cet univers de femmes à hommes, de Don Juanes qui pensent en listes et en conquêtes…