Ne nous voilons pas la face, les briseuses de ménage n’ont la cote nulle part, pas plus au cinéma que dans la littérature, ni dans la vraie vie – informe et disgracieuse, qui sert pourtant de référent à tout le monde. Et cependant, elles font fantasmer : la femme fatale brise le couple petit-bourgeois en apportant feu, risque, passion dans la relation… Une téléréalité des années 2000, L’Île de la tentation, reposait même sur ce principe : quatre couples – non mariés et sans enfants, la morale est sauve – viennent tester leur résistance et cohabitent pendant douze jours avec des tentateurs/tentatrices. La production leur organise des têtes-à-têtes filmés et visionnés ensuite par le membre du couple qui n’était pas présent. Du sadisme raffiné… Dans l’épisode final, les couples repartent, désunis ou renforcés.
Chez les célébrités, Angelina Jolie, Sienna Miller, Eva Longoria ou Carla Bruni viennent à l’esprit. Sublimes femmes, cougars parfois, qui donnent le coup de grâce à un mariage : Sienna Miller a rompu avec Balthazar Getty au moment où celui-ci a annoncé son divorce avec sa femme, car certaines briseuses de ménage aiment autant le parfum de scandale que la relation elle-même. Ce qui les rend assez antipathiques, c’est le plaisir qu’elles semblent éprouver, non pas à détourner leur amant, c’est banal, mais à détrôner et à détruire leur rivale. Rétives à toute notion de solidarité féminine, c’est la relation triangulaire qui les amuse. Et lorsqu’une cougar s’oppose à une femme plus jeune, la lutte est encore plus acerbe.
Balzac exploite ces figures de séductrices dans deux romans : Le Lys dans la vallée et Béatrix. Dans Le Lys, un jeune homme est partagé entre deux cougars : l’une, Henriette de Mortsauf, ne veut pas coucher avec lui malgré des déclarations d’amour qui, pour être implicites, ne perdent rien de leur éloquence ; l’autre ne cherche qu’une chose : l’avoir dans son lit, pour prouver à tous qu’elle a surpassé sa rivale… Dans Béatrix, la confrontation repose sur la différence d’âge : une cougar d’un côté, tentatrice et perverse ; une jeune femme de l’autre, épouse innocente et bienveillante.
Entrons dans le détail de ces histoires, celle du Lys dans la vallée d’abord, que nous avons déjà évoquée à propos de l’inflexible Mme de Mortsauf. Lady Dudley a dépassé la barre hautement symbolique des trente ans et cherche à se faire une réputation dans Paris. Elle décide de s’amuser avec le jeune Félix, vingt-cinq ans, connu dans le monde pour être amoureux fou et sans espoir de son Henriette de Mortsauf, qui vit retirée avec son mari et ses enfants à Clochegourde en Touraine. Elle n’a jamais rien accordé à Félix et l’amour qu’il ressent pour elle relève du fantasme. La volonté de séduire de lady Dudley est décuplée par la fidélité platonique de sa proie.
« Plus je me renfermais dans un froid dédain, [explique-t-il], plus lady Dudley se passionnait. Cette lutte, dont elle se faisait gloire, excita la curiosité de quelques salons, ce fut pour elle un premier bonheur qui lui faisait une obligation du triomphe. »
Car ce que cherche cette cougar, c’est l’éclat, l’extraordinaire, la victoire de la maîtresse sur l’officielle. Elle livre tout autant bataille à la femme qu’à l’amant et ne sait offrir qu’un « amour horriblement ingrat, qui rit sur les cadavres de ceux qu’il tue ; un amour sans mémoire, un cruel amour qui ressemble à la politique anglaise, et dans lequel tombent presque tous les hommes », le narrateur compris.
Enfin conquis par les supplications de cette lady, qui ne recule devant rien pour obtenir ce qu’elle veut, « elle me soumettait en riant les conditions les plus humbles, elle me promettait une discrétion à toute épreuve ou me demandait de souffrir seulement qu’elle m’aimât », le narrateur, qui a le sentiment de trahir son Henriette adorée, se rassure comme il le peut, accordant à l’instar de Rousseau une supériorité à son amour originel :
« Eh bien ! lady Arabelle contente les instincts, les organes, les appétits, les vices et les vertus de la matière subtile dont nous sommes faits ; elle était la maîtresse du corps. Mme de Mortsauf était l’épouse de l’âme. L’amour que satisfaisait la maîtresse a des bornes, la matière est finie, ses propriétés ont des forces calculées, elle est soumise à d’inévitables saturations ; je sentais souvent je ne sais quel vide à Paris, près de lady Dudley. L’infini est le domaine du cœur, l’amour était sans bornes à Clochegourde. »
La mauvaise foi du jeune homme est admirable, feignant de mépriser l’attrait de la chair pour se sentir moins coupable de tromper une femme qu’il adore, mais qui refuse de lui donner l’ultime témoignage de sa tendresse ; pour Félix, « coucher n’est pas tromper »…
Lady Dudley s’assure alors une victoire complète sur son toy boy et sur celle qu’il aime. Elle affiche d’abord vis-à-vis de lui une attitude d’obéissance :
« Elle procédait par l’orgueil, elle flattait toutes les vanités en les déifiant, elle me mettait si haut qu’elle ne pouvait vivre qu’à mes genoux ; aussi toutes les séductions de son esprit étaient-elles exprimées par sa pose d’esclave et par son entière soumission. »
L’attachement par les sens est ensuite une assurance de réussite :
« Elle savait rester tout un jour, étendue à mes pieds, silencieuse, occupée à me regarder, épiant l’heure du plaisir comme une cadine du sérail et l’avançant par d’habiles coquetteries, tout en paraissant l’attendre. […] Ces plaisirs, subite révélation de la poésie des sens, constituent le lien vigoureux par lequel les jeunes gens s’attachent aux femmes plus âgées qu’eux ; mais ce lien est l’anneau du forçat, il laisse dans l’âme une ineffaçable empreinte, il y met un dégoût anticipé pour les amours frais, candides, riches de fleurs seulement. »
Le triomphe est consommé lorsque le narrateur, inquiet du silence d’Henriette qui ne répond plus à ses lettres, la soupçonne d’être au courant de sa trahison. Il court à Clochegourde la rassurer tout en acceptant la proposition de lady Dudley de l’y accompagner, croyant avec « naïveté » que la règle qu’ils se sont imposée pour cette escapade sera respectée : elle restera cachée toute la journée à Tours, se rendant uniquement disponible pour leurs rendez-vous nocturnes.
Lorsque Félix arrive à Clochegourde, Henriette sait tout et son acuité de femme trompée lui fait même deviner la présence de sa rivale anglaise. Elle propose de faire une promenade tardive en voiture avec son traître auquel elle fait avouer l’heure et le lieu de ses retrouvailles avec sa maîtresse. Ils s’y rendent ensemble, elle veut voir de ses yeux celle qui a accepté d’abandonner son mari et ses enfants pour son amant – c’est la légende qu’a entretenue lady Dudley, son époux étant pour le moment resté en Angleterre –, celle qui a eu le courage d’imposer son statut d’amante au monde, négligeant celui de mère.
La rencontre est brève : Arabelle Dudley attend son amant, à cheval, dans les landes. Elle entend la voiture arriver, découvre que la comtesse de Mortsauf est à l’intérieur :
« Vous savez avec quelle rapidité deux femmes s’examinent. L’Anglaise reconnut sa rivale et fut glorieusement anglaise ; elle nous enveloppa d’un regard plein de son mépris anglais et disparut dans la bruyère avec la rapidité d’une flèche. »
L’amante originelle reconnaît sa défaite et convainc Félix de rejoindre sa maîtresse : la laisser fuir serait la perdre. Le jeune homme finit par se rendre à ces raisons. Les retrouvailles sont froides, lady Dudley ne cesse de faire des « plaisanteries à triple dard » sur Mme de Mortsauf qu’elle trouve en parfaite santé malgré tout ce qui lui arrive, considérant qu’à sa place elle serait morte et tournant ainsi en ridicule l’humiliation que « l’épouse du cœur » a dû ressentir en rentrant seule chez elle.
Sa tactique a porté ses fruits, la comparaison a écrasé sa rivale et le retour des amants se solde à Paris par la défaite définitive du toy boy. Il croyait jusque-là maîtriser le cours de leur liaison : « Elle joue un rôle secondaire dans ma vie, elle le sait, et s’y résigne ; j’ai le droit de la quitter, comme on quitte une courtisane… » Désormais, c’est elle qui décide de tout. Elle exhibe son butin :
« Semblable au bourreau marquant d’avance sa proie afin de se l’approprier, elle voulait me compromettre à la face de tout Paris pour faire de moi son sposo. Aussi employa-t-elle ses coquetteries à me garder chez elle, car elle n’était pas contente de son élégant esclandre qui, faute de preuves, n’encourageait que les chuchoteries sous l’éventail. »
Alors qu’elle affichait une soumission absolue, elle se transforme en despote. Il parvient à s’échapper de cet enfer marital illicite en courant rejoindre Henriette qui se meurt à Clochegourde et dont nous avons déjà, dans le chapitre sur les No Sex, raconté la mort admirablement dramatisée par Balzac.
À son retour dans la capitale, Félix revient chez sa maîtresse sans y songer, par automatisme… et trouve sa place prise. Lady Dudley, entourée de son mari et de ses enfants, le congédie :
« Arabelle en me voyant prit aussitôt un air hautain, fixa son regard sur ma casquette de voyage, comme si elle eût voulu me demander à chaque instant ce que je venais faire chez elle. Elle me toisa comme elle eût fait d’un gentilhomme campagnard qu’on lui aurait présenté. »
Le rêve prend fin brutalement. La cougar triomphe, tordant le cou de ses proies, en Diane victorieuse.
Si Balzac semble s’acharner sur les femmes dans ce roman où la vertu, pour être sublimée, doit succomber, vaincue par le vice de lady Dudley, le personnage du toy boy, terrassé par la mort de l’une et joué par l’autre, est ridiculisé dans un retournement final, aussi drôle qu’inattendu, qui réhabilite en même temps les deux cougars.
Car ce récit plaintif écrit à la première personne est le fait de Félix, s’adressant par lettre à une troisième femme, Nathalie de Manerville, sa maîtresse actuelle qui lui a demandé des confidences sur son passé amoureux. Il ne relate ses mésaventures que pour justifier les « contrastes de son caractère », pour expliquer ses silences, ses « soudaines et longues rêveries ». La réponse de Nathalie est sans appel :
« Vous me priez de vous aimer par charité chrétienne. Je puis faire, je vous l’avoue, une infinité de choses par charité, tout, excepté l’amour. Vous êtes parfois ennuyeux et ennuyé, vous appelez votre tristesse du nom de mélancolie : à la bonne heure ; mais vous êtes insupportable et vous donnez de cruels soucis à celle qui vous aime. J’ai trop souvent rencontré entre nous deux la tombe de la sainte : je me suis consultée, je me connais et je ne voudrais pas mourir comme elle. Si vous avez fatigué lady Dudley, qui est une femme extrêmement distinguée, moi qui n’ai pas ses désirs furieux, j’ai peur de me refroidir plus tôt qu’elle encore. Supprimons l’amour entre nous puisque vous ne pouvez plus en goûter le bonheur qu’avec les mortes, et restons amis, je le veux. »
Et elle poursuit :
« Vous avez rencontré lady Dudley trop tôt pour pouvoir l’apprécier, et le mal que vous en dites me semble une vengeance de votre vanité blessée ; vous avez compris Mme de Mortsauf trop tard, vous avez puni l’une de ne pas être l’autre ; que va-t-il m’arriver à moi que ne suis ni l’une ni l’autre ? »
Dans cette dernière lettre, le point de vue adopté sur lady Dudley est magistralement inversé : le toy boy, qui raconte cette histoire après coup, n’a toujours rien compris aux manèges de la séductrice. Il dénonce cette femme pour l’avoir traité en objet, ne cherchant à travers lui qu’à se forger une réputation dans les Salons, attirée uniquement par l’éclat que dénote le fait de réussir à détourner un homme de l’amour qu’il porte à une autre.
Nathalie lui fera-t-elle prendre conscience qu’il n’a simplement pas su parler à cette femme, ni se faire aimer d’elle, comme il n’arrivera jamais à en séduire aucune s’il continue à les comparer à ses deux péchés originaux ? Balzac ferme le ban.
Heureusement que le narrateur n’a pas eu affaire à Béatrix de Rochefide, il aurait été broyé. Cette figure féminine apparaît dans un autre roman de Balzac, Béatrix, dont nous avons déjà parlé à propos de Camille Maupin, la mère sacrificielle. Souvenez-vous : Calyste du Guénic, un jeune noble breton, est d’abord subjugué par les charmes de Camille, une femme auteur de quarante ans à la réputation sulfureuse, qui repousse ses avances et lui propose son amitié. L’arrivée de l’une de ses « amies », Béatrix de Rochefide, qui a quitté son mari deux ans plus tôt pour son amant le musicien Conti, perturbe l’harmonie du duo. Calyste est immédiatement conquis : « Dans le brûlant désert de ses désirs infinis et sans objet, la jeunesse n’envoie-t-elle pas toutes ses forces sur la première femme qui s’y présente ? Béatrix avait hérité de l’amour que dédaignait Camille. »
La différence d’âge de dix ans permet à Béatrix, plus aguerrie, de détourner l’esprit et le cœur du jeune homme. De fait, Calyste est ébloui, il n’a d’yeux que pour elle et ne perçoit pas la coquette dans les œillades qu’elle lui lance. Béatrix est une comédienne, simulant tantôt la grandeur, tantôt la passion ; elle ne vit que pour l’image que lui renvoie le monde.
D’abord séductrice, glissant à l’oreille de Camille des compliments sur Calyste de manière à ce que celui-ci puisse l’entendre, « il est beau comme un ange », elle se fait ensuite un devoir d’être inflexible :
« Une nouvelle faute ne me mettrait-elle pas au niveau des plus mauvaises créatures de mon sexe ? […] J’ai préféré l’éclat d’un malheur irréparable à la honte d’une constante tromperie, ma propre perte à celle de la probité ; mais aux yeux de beaucoup de personnes à l’estime desquelles je tiens, je suis encore grande : en changeant, je tomberais de quelques degrés de plus. Le monde est encore indulgent pour celles dont la constance couvre de son manteau l’irrégularité du bonheur ; mais il est impitoyable pour les habitudes vicieuses. »
Par ce discours, la cougar valorise sa faute : le fait d’avoir quitté son mari pour un amant devient ainsi une vertu ; elle fait croire à Calyste qu’elle sacrifie l’amour qu’elle pourrait ressentir pour lui à celui qu’elle a déjà accordé à son musicien – alors qu’elle n’aime plus Conti. Dans le même temps, elle lui laisse la possibilité d’argumenter, de débattre sur la sempiternelle question de la valeur de la raison en amour, « moi qui vous aime, je sais par moi-même que l’amour ne discute pas, il ne voit que lui-même », maintenant chez lui l’espoir de la convaincre et de parvenir à s’en faire aimer.
Mais si Balzac la laisse exprimer ses bons sentiments, il empêche immédiatement le lecteur de se laisser prendre au jeu de la séductrice, dévoilant la vanité qui préside à ses sacrifices apparents :
« Au moment où Calyste arrivait aux Touches avec l’impétuosité d’un premier amour porté sur les ailes de l’espérance, la marquise éprouvait une joie vive de se savoir aimée par cet adorable jeune homme. Elle n’allait pas jusqu’à vouloir être complice de ce sentiment, elle mettait son héroïsme à comprimer ce capriccio, disent les Italiens, […] ; elle était heureuse d’avoir à lui faire un sacrifice. »
Plus encore, cet amour qu’elle inspire au jeune homme la rend cruelle :
« Béatrix avait plus aimé qu’elle n’avait été aimée. Après avoir été l’esclave, elle éprouvait un désir inexplicable d’être à son tour le tyran. »
Elle pousse le jeune homme à bout à force de coquetterie, de déclarations dissimulées, si bien qu’au cours d’une promenade au bord des falaises bretonnes, lorsqu’elle lui fait comprendre qu’elle ne quittera pas Conti pour lui, la violence de l’amour bafoué s’exprime et Calyste la précipite dans le vide. Elle échappe à la mort, sauvée par un buisson puis par Calyste qui en profite pour l’embrasser. Ce raté signe la soumission éternelle de l’amant à sa séductrice. Il ne peut plus lutter ni imposer quoi que ce soit, il est désormais enfermé dans le rôle du martyr obligé de supporter en silence les lubies de son bourreau. Il en a obtenu un baiser, certes, mais la coquette, métamorphosée en héroïne tragique, décide désormais de tout ; elle le fait retourner sur les lieux du crime :
« Jamais une femme ne fut sur un plus beau théâtre pour faire un si grand aveu.
L’amour que j’ai eu le bonheur de vous inspirer m’a relevée à mes propres yeux. […] Mais, je ne m’appartiens pas, je suis plus liée par ma volonté que je ne l’étais pas la loi. […] Dante n’a jamais revu Béatrix, Pétrarque n’a jamais possédé sa Laure. Ces désastres n’atteignent que de grandes âmes. »
Dans le même temps, Conti a été alerté depuis Paris de la nouvelle toquade de sa maîtresse ; il revient à Guérande, comptant bien la récupérer, ce qu’il fait sans mal.
L’histoire pourrait s’arrêter là et notre séductrice, si vaniteuse qu’elle fût, n’en serait pas moins restée une simple enjôleuse, une allumeuse. Mais elle retrouve Calyste à Paris. Ils ne se sont pas vus depuis trois ans. Celui-ci s’est marié, suivant la volonté de Camille, à une jeune femme, Sabine de Grandlieu, chargée de le guérir de sa passion pour sa cougar.
Le deuxième portrait de Béatrix, passée « sous le porche fatal de la trentaine », est encore moins flatteur : quittée par Conti, elle se voit dans la nécessité de devenir experte en « toilette, coquetterie et fleurs artificielles de toute espèce », ne pouvant plus miser que sur son apparence, sa beauté s’étant fanée :
« Mme de Rochefide, devenue osseuse et filandreuse, dont le teint s’était presque décomposé, maigrie, flétrie, les yeux cernés, avait ce soir-là fleuri ses ruines prématurées par les conceptions les plus ingénieuses de l’Article-Paris. Elle avait imaginé, comme toutes les femmes abandonnées, de se donner l’air vierge, en rappelant, par beaucoup d’étoffes blanches, les filles en a d’Ossian, si poétiquement peintes par Girodet. »
Pourtant, Calyste mord de nouveau à l’hameçon. Plus chevronnée que jamais, la séductrice a perfectionné ses tirades et entraîne son jeune amant sur la pente de l’adultère – mal caché à dessein, dans l’objectif assumé de faire souffrir Sabine, l’épouse légitime. Ainsi, ayant attiré Calyste dans son appartement, elle déclenche une crise au moment où il veut la quitter pour retourner dîner chez sa femme et finit par le convaincre d’envoyer, sur l’un de ses papiers à lettres parfumés portant ses initiales et sa couronne, un mot laconique, sans prétexte ni excuse : « Je dîne en ville, ne m’attendez pas ! », de manière à ne laisser aucun doute à l’épouse sur l’infidélité de son mari.
Et sa stratégie fonctionne ; Sabine, enceinte d’un deuxième enfant, tombe dans un profond hébétement qui met en danger sa grossesse. Calyste, encore jeune et malhabile, tient Béatrix au courant de l’état de sa femme, ce qui déchaîne la fureur feinte de sa maîtresse, ravie au fond de trouver une nouvelle brèche pour s’attacher plus sûrement son toy boy :
« D’une voix parsemée de petites larmes très ressemblantes, furtivement essuyées avec la dentelle de son mouchoir : “Me parler de votre femme presque le lendemain de ma faute !… Pourquoi ne me dites-vous pas qu’elle est une perle de vertu !” […]
La scène de réconciliation, où Béatrix fit rejurer haine à l’épouse qui jouait, dit-elle, la comédie du lait répandu, se passa dans un vrai bocage où elle minaudait environnée de fleurs ravissantes, de jardinières d’un luxe effréné. […]
Tombée en plein mépris par l’abandon de Conti, Béatrix voulait du moins la gloire que donne la perversité. »
Ayant déjà été abandonnée, elle a désormais construit un système complexe pour détruire toutes ses rivales. Devant lutter contre une splendide jeune femme, Béatrix développe toute la « rouerie », toute la « science des courtisanes » dont elle est capable. Malgré ses rides et ses pattes-d’oie, elle parvient même à faire douter la jeune épouse de la supériorité de sa beauté et de sa jeunesse et à lui faire regretter de n’avoir pas l’âge avancé de sa rivale :
« Je cesse de plaire parce que je n’ai pas trente-six ans ! Aux yeux de certains hommes, c’est une infériorité que la jeunesse ! Il n’y a rien à deviner sur une figure naïve. Je ris franchement, et c’est un tort ! quand, pour séduire, on doit savoir préparer ce demi-sourire mélancolique des anges tombés qui sont forcés de cacher des dents longues et jaunes. Un teint frais est monotone ! l’on préfère un enduit de poupée fait avec du rouge, du blanc de baleine et du cold cream. J’ai de la droiture, et c’est la perversité qui plaît ! Je suis loyalement passionnée comme une honnête femme, et il faudrait être manégée, tricheuse et façonnière comme une comédienne de province. »
Alors que la séductrice n’a plus qu’une idée en tête, briser le ménage de son amant, la famille de Sabine résiste, et, par une machination finale orchestrée par le plus habile dandy de Paris, Maxime de Trailles, Calyste va se voir libéré de sa cougar. Dans un happy end qui prend la forme d’un menuet de comédie, toutes les places vont être redistribuées : Béatrix est rendue à son mari le marquis de Rochefide – qui lui-même a été quitté par la courtisane qu’il entretenait depuis le dégoût de sa femme – et Calyste retourne à son épouse. « Voilà donc comme finissent nos plus beaux rêves, nos amours célestes ! » conclut Calyste ; « en queue de poisson », lui rétorque le dandy Maxime, tandis que Sabine rayonne, « nous avons joué la fable des deux pigeons ! voilà tout ».