Parmi les nombreuses séductrices qui peuplent l’univers de nos romanciers, une dernière figure mérite notre attention, car elle rompt avec les préjugés sur la cougar qui voudraient qu’une femme mûre soit nécessairement plus riche que son toy boy. C’est oublier les héritiers… ce que ne néglige jamais une croqueuse de fortune. Balzac en sert un exemple très amusant dans Le Cabinet des Antiques qui raconte la liaison aussi ruineuse qu’éphémère entre la duchesse Diane de Maufrigneuse1, qui doit avoir vingt-huit ou vingt-neuf ans, et le jeune comte Victurnien d’Esgrignon, vingt ans.
Le schéma narratif est simple : le jeune provincial est envoyé par sa famille à Paris pour se faire une place et revenir quelques années plus tard, auréolé de son succès. Étant d’ancienne noblesse, il devrait parvenir aisément à se mettre au service du roi. C’est sans compter sur la découverte des plaisirs et des jeux dangereux que va lui offrir la scène parisienne. Victurnien se lie d’emblée avec les pires cancres de la Comédie humaine, j’ai nommé les dandys Rastignac et Marsay. Ils lui présentent la duchesse et le jeune homme tombe immédiatement sous le charme sophistiqué de cette femme qui fait partie des dix plus belles de Paris. Commentant leur rencontre avec la malveillance et le « fiel du dandy jaloux », Marsay, qui a déjà goûté à la Maufrigneuse, ayant été son premier amant, prophétise : « Mon cher, il sera, uist ! sifflé comme un polichinelle par un cocher de fiacre ! » Car la duchesse est connue, « elle appartenait à ce genre de femmes qui, sans qu’on sache à quoi, où, ni comment, dévoreraient les revenus de la Terre et ceux de la Lune si l’on pouvait les toucher ». Son mari d’ailleurs, l’a compris très tôt et s’est séparé d’elle, il vit à son régiment où il fait des économies…
Mais l’oracle Marsay ne joue pas les Cassandre : s’il rit avec Rastignac de la situation future de Victurnien, il ne le met nullement en garde. La duchesse de Maufrigneuse perçoit les sourires complices des deux dandys et leur lance un regard noir qui leur rend tout leur sérieux, « comme des commis qui attendent une gratification au bout de la remontrance que leur fait un directeur ». Comme Béatrix, la Maufrigneuse a élaboré une méthode implacable pour séduire n’importe quel jeune homme. Après son mariage et jusqu’à ses vingt-six ans, elle a joué la femme instruite, presque insolente, se permettant des reparties compromettantes ; depuis, elle s’est construit un nouveau rôle, ayant l’air « de promettre mille voluptés par un coup d’œil presque lascif quand sa bouche paraissait dire qu’elle n’en réaliserait aucune ». Cela lui permet de rester dans cet empyrée en prétendant ignorer les détails vulgaires de la vie ; un ange ne se préoccupe pas des soucis des mortels, vanitas vanitatum et omnia vanitas…
Victurnien tombe dans le piège de cette Agnès de L’École des femmes transposée à la mode romantique, de cette apparente ingénue qui confesserait volontiers bien plus que le simple ruban que son amant lui aurait pris. Aux regards extatiques du jeune homme, dupe de son jeu, la terrible Maufrigneuse « estime, non sans effroi, l’erreur du jeune comte à six bons mois d’amour pur ». Elle réussit à inspirer à Victurnien une passion angélique :
« Oui, Mme de Maufrigneuse restait un ange que les corruptions de la terre n’atteignaient point : un ange aux Variétés devant ces farces à demi obscènes et populacières qui la faisaient rire, un ange au milieu du feu croisé des délicieuses plaisanteries et des chroniques scandaleuses qui se disaient aux parties fines, un ange pâmé au Vaudeville en loge grillée, un ange en remarquant les poses des danseuses de l’Opéra, et les critiquant avec la science d’un vieillard du coin de la reine, un ange à la Porte-Saint-Marin, un ange aux petits théâtres du boulevard, un ange au bal masqué où elle s’amusait comme un écolier ; un ange qui voulait que l’amour vécût de privations, d’héroïsme, de sacrifices, et qui faisait changer à d’Esgrignon un cheval dont la robe lui déplaisait, qui le voulait dans la tenue d’un lord anglais riche d’un million de rente. Elle était un ange au jeu. Certes, aucune bourgeoise n’aurait su dire angéliquement comme elle à d’Esgrignon : “Mettez au jeu pour moi !” »
Ayant appris par Marsay et Rastignac que le « compte de ses ailes » d’ange s’élevait à cent mille francs de dettes, d’Esgrignon, plutôt que de s’éloigner, abuse lui-même ses créanciers, se ruine et finit par faire un faux qui le conduit à fuir une arrestation plus que probable.
Il se rend chez sa maîtresse, qui l’écoute « angéliquement » et lui promet de fuir avec lui, tout en rangeant soigneusement l’argent prévu pour le voyage dans son secrétaire. Elle lui demande juste une dernière nuit pour se séparer de Paris en se rendant à l’Opéra. Le lendemain, elle a changé d’avis… Sa justification est une merveille : elle ne veut pas disparaître vulgairement, comme l’ont fait deux autres grandes séductrices de Paris. Elle tient à garder son originalité et, comme les silhouettes de Caspar Friedrich, suggère en esthète de tenir tête à l’orage, « ce sera beaucoup plus beau ». Victurnien ne l’entend pas ainsi et regrette immédiatement son accès de fureur si bassement matériel. Il a perdu l’amour de sa cougar, il a maltraité l’ange dont il a voulu précipiter la déchéance. Elle ne lui reviendra pas, jouant « une de ces douleurs qui rendent les femmes augustes et sacrées ». En rentrant chez lui, la Justice l’attend, il parvient à s’échapper grâce à l’aide de sa tante, Mlle Armande, venue à Paris pour le sauver.
Retourné dans ses terres, le lieu de sa retraite est découvert par ses créanciers et il est conduit en prison. Apprenant cela, notre croqueuse de fortune semble se repentir, ou plus probablement vouloir éviter un scandale auquel son nom pourrait être mêlé ; elle se déguise en homme et vient sauver l’honneur des d’Esgrignon en restituant les cent mille francs cachés dans son secrétaire et en apportant cent mille autres francs donnés par le roi sur sa cassette pour corrompre les éventuels ennemis de la famille.
Une fois les choses rentrées dans l’ordre, elle repart ; car « en danger, Diane avait encore pu voir dans le jeune comte son amant ; mais sauvé, la duchesse le méprisait comme un homme faible qu’il était ». La Maufrigneuse, qu’on a pu croire repentie, clôt son aventure par une morale plus qu’étonnante de la part d’une femme apparemment si idéaliste et aux aspirations si chevaleresques : devant le refus du père de Victurnien d’accepter une mésalliance pour sauver la maison d’Esgrignon et purger ses dettes, la duchesse s’écrie :
« Vous êtes donc fous, ici ? Vous voulez rester au quinzième siècle quand nous sommes au dix-neuvième ? Mes chers enfants, il n’y a plus de noblesse, il n’y a plus que de l’aristocratie. Le Code civil de Napoléon a tué les parchemins comme le canon avait déjà tué la féodalité. Vous serez bien plus nobles que vous ne l’êtes quand vous aurez de l’argent. Épousez qui vous voudrez, Victurnien, vous anoblirez votre femme, voilà le plus solide des privilèges qui restent à la noblesse française. »
Son avis est écouté et le comte d’Esgrignon épouse Mlle Duval et ses trois millions de dot, tandis que sa cougar, ce « Dom Juan femelle », retourne à ses amants et à d’autres fortunes, comme celles de Nucingen, de du Tillet, du pauvre Lucien de Rubempré…
Le personnage de la séductrice dévoreuse de fortune est un lieu commun, l’imaginer en cougar est plus osé : la détrousseuse de jeunes gens, aristocrate et reçue dans les meilleurs salons, voilà un pied de nez balzacien aux conventions romanesques comme aux idées reçues.
Marivaux, qui écrit en 1735, a pris les devants, et c’est avec un bonheur teinté de malice qu’il livre un jeune paysan aux vieilles filles comme aux plus nobles femmes de Paris, dans un joyeux melting pot de séductrices féministes avant l’heure, réunies autour d’un toy boy qui se prélasse au milieu d’elles.
1. Clin d’œil à la corporation des séducteurs, Guy de Maupassant, l’homme à bonnes fortunes, choisira Maufrigneuse comme pseudonyme pour signer un grand nombre de ses nouvelles.