Les barbonnes

Cette figure féminine de la « barbonne », remédions au vide sémantique par un néologisme, est l’exact équivalent du vieillard qui se marie avec une femme plus jeune ou la prend pour maîtresse.

Si Marivaux a construit un personnage de vieille fille affable, Flaubert plus conformiste s’attaque à l’autre face de la cougar barbonne en la personne d’Héloïse Dubuc, la première femme de Charles Bovary dans Madame Bovary.

La veuve Dubuc a quarante-cinq ans, alors que Charles, son diplôme de médecine enfin obtenu, n’a qu’une vingtaine d’années. Attirée par la dot de la veuve, la mère du jeune homme bataille pour obtenir que son fils l’épouse, « elle déjoua même fort habilement les intrigues d’un charcutier qui était soutenu par les prêtres ». L’inversion du schéma classique – homme plus vieux/jeune fille ingénue – transforme alors Charles en une sorte de jeune première à qui l’on fait faire un bon mariage. Il en acquiert même les modes de pensée : « Charles avait entrevu dans le mariage l’avènement d’une condition meilleure. » Comme une jeune première, il est déçu et perd vite ses illusions : « Sa femme fut le maître ; il devait devant le monde dire ceci, ne pas dire cela, faire maigre tous les vendredis, s’habiller comme elle l’entendait, harceler par son ordre les clients qui ne payaient pas. » En plus de ce comportement tyrannique, elle demande des égards, fait preuve de jalousie :

« Le soir, quand Charles rentrait, elle sortait de dessous ses draps ses longs bras maigres, les lui passait autour du cou, et, l’ayant fait asseoir au bord du lit, se mettait à lui parler de ses chagrins : il l’oubliait, il en aimait une autre ! On lui avait bien dit qu’elle serait malheureuse ; et elle finissait en lui demandant quelque sirop pour sa santé et un peu plus d’amour. »

Quel style ! Le zeugma final ! Flaubert est un monstre !

Rapidement, Charles s’éloigne de cette Héloïse qui n’a de romantique que le nom et tombe amoureux d’une jeune fille, Emma, la fille du père Rouault dont il vient soigner la jambe cassée. Alors que le père est alité, Charles et Emma bavardent ; leur complicité atteint son paroxysme – ironie de Flaubert – au moment où Charles perd son nerf de bœuf : « Mlle Emma l’aperçut ; elle se pencha sur les sacs de blé. Charles, par galanterie, se précipita et, comme il allongeait aussi son bras dans le même mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille, courbée sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus l’épaule, en lui tendant son nerf de bœuf. » Le jeune médecin, enchanté de cette première rencontre, revient souvent aux Bertaux, la ferme du père Rouault, officiellement pour s’assurer du bon rétablissement de son patient.

Sa cougar de femme en prend ombrage, il est évident que la comparaison entre le teint frais et les ongles blancs de la jeune Emma et la sécheresse de la veuve Dubuc ne tourne pas à son avantage… Les « explosions d’amour » de cette vieille femme qui se voudrait sensuelle tranchent avec sa silhouette décharnée :

« La veuve était maigre ; elle avait les dents longues ; elle portait en toute saison un petit châle noir dont la pointe lui descendait entre les omoplates ; sa taille dure était engainée dans des robes en façon de fourreau, trop courtes, qui découvraient ses chevilles, avec les rubans de ses souliers larges s’entrecroisant sur des bas gris. »

Même si Charles la rassure hypocritement sur l’objet de ses fréquentes visites aux Bertaux, l’interdiction de sa femme d’y retourner est reçue par lui comme une invitation à aimer Emma.

Or, il s’avère que la cougar a menti sur sa dot… Un barbon sans argent n’est plus qu’un vieil homme ridicule, il en est de même pour les femmes… Les parents de Charles sont furieux et, si le jeune homme prend mollement la défense de son épouse, « le coup était porté ». La cougar tombe subitement malade, elle est prise d’un dangereux crachement de sang auquel elle succombe. Flaubert écrit : « Elle était morte ! Quel étonnement ! »

Si la veuve n’a pas servi Charles par sa dot, elle fait fructifier ses affaires par sa mort : veuf, il attire plus de clients attendris par son malheur ; et il peut surtout demander la main d’Emma… et finir veuf pour la deuxième fois, mais c’est une autre histoire.

Flaubert revisite dans ce début de Madame Bovary le personnage du barbon, typique des comédies françaises et italiennes ; mais il en travestit le genre et en assombrit le destin : la cougar barbon n’est pas juste dupée ou trompée par son amant, elle meurt en scène, en train d’étendre le linge, dans une situation aussi grotesque que l’était sa volonté de régner en maître sur son toy boy.