— Où dois-je poser ce paquet ? demanda l’étudiant qui était allé ouvrir quand on avait sonné chez le professeur Charles Baker, à Princeton.
— Quel paquet ? demanda Charles.
— Un DHL qui est arrivé pour vous.
— Laissez-le dans le hall.
Pendant plus d’une semaine, la vaste demeure de Charles était devenue une sorte de quartier général pour situation d’urgence. Le professeur avait rassemblé ses meilleurs étudiants qui eux-mêmes étaient venus avec des collègues très calés en informatique. Ces journées avaient été un réel défi pour tout le monde. La maison était méconnaissable, on s’y agitait en tous sens, une vraie fourmilière. Ils dormaient où ils pouvaient, par quart, et se faisaient livrer leurs repas. La cuisine était encombrée de boîtes de pizza, le réfrigérateur était presque inaccessible. Personne ne se préoccupait de ranger la cuisine ni ailleurs, parce qu’ils avaient tous des préoccupations bien plus sérieuses.
De retour de son voyage à Bologne, Charles avait commencé à consulter les documents des douze disques durs. Il s’était rapidement rendu compte qu’il ne pourrait pas s’en sortir seul et il avait entrepris d’appeler ses étudiants : voulaient-ils participer à un événement historique, mais sans jamais prétendre s’arroger le moindre mérite ? À l’exception d’un seul qui se trouvait à l’étranger, personne n’avait refusé. Chacun était venu avec son matériel et les spécialistes en informatique avaient créé un site nommé The Opened World.
Les documents choisis sous la direction de Charles furent classés par types de fichiers, par pays et par événements, quand cela était possible. Un filtre classait tous les documents par ordre chronologique, d’après leur signature électronique. En moins de cinq jours le site était opérationnel et des liens avaient été envoyés à toutes les publications importantes et à toutes les grandes rédactions de radio et de télévision à travers le monde.
Dans les jours qui suivirent, ils copièrent toute la matière non triée ni éditée sur cinquante-six disques durs externes, chacun d’une capacité de 20 To. Ils les envoyèrent aux plus importantes chaînes de télévision et journaux du monde. De la BBC à la Fox, de CNN à TF1, de la Rai à la ZDF, du New York Times au Washington Post, en passant par la Frankfurter Allgemeine Zeitung et la Süddeutsche Zeitung, Le Monde et Le Figaro, le Corriere della Sera, El Mundo et El País, chaque rédaction reçut les données complètes.
Des journées incroyables agitèrent ensuite ces rédactions. Tout le monde ne parlait que de ça. La planète entière était entrée en ébullition. Les douze chefs de la conspiration n’avaient jamais été retrouvés, mais à présent les arrestations pleuvaient, des gouvernements étaient tombés partout, le monde commençait sa purge. La catastrophe donna lieu à des milliers de tables rondes, des centaines de milliers d’heures d’enquêtes, de manifestations dans les rues, elle provoqua la faillite de plusieurs banques énormes et des krachs boursiers. On estimait que toutes les dix minutes dans le monde une personne était arrêtée et que, toutes les treize minutes, quelqu’un mettait fin à ses jours.
Quand ce colossal travail fut terminé, vaincu par la fatigue, Charles s’endormit sur un canapé à l’étage avec un pilon de poulet dans la bouche. Il se réveilla après quarante heures de sommeil. Lorsqu’il descendit dans le salon, il trouva la maison impeccable, comme si rien ne s’était passé, et des petits mots sur le frigo de la part des étudiants qui le remerciaient de les avoir fait participer à cet événement historique.
Après avoir préparé son petit déjeuner avec les restes trouvés dans le réfrigérateur, il se fit un gigantesque café. Dans l’entrée, il aperçut une enveloppe jaune assez volumineuse, fermée. Il la prit et s’installa devant la télévision. D’interminables débats sur toutes les chaînes. Les jours précédents, les analystes avaient exprimé leur inquiétude devant ce qui s’annonçait comme une révolution dure et sanglante. Ils s’étaient tous trompés. À travers le monde, des centaines de millions de personnes étaient descendues dans la rue et l’atmosphère était détendue, festive. Plus de 85 % des personnes interrogées en Amérique considéraient l’avenir avec espoir et estimaient que ce qui était arrivé était une bonne chose. Les vidéos lancées sur le Net avaient dépassé le milliard de vues. De nombreux sites avaient été bloqués par l’afflux de connexions et à chaque seconde de nouveaux sites et d’autres encore repostaient les documents rendus publics par Charles.
Zorro, le chat qui s’était frotté aux jambes de tous et qui avait adoré l’émulation des derniers jours, miaula deux fois et quitta ses bras. Il l’avait appelé ainsi en hommage au film qui avait illuminé son enfance, dans sa version franco-italienne, avec Alain Delon et Stanley Baker – l’homonymie avec l’acteur britannique étant une pure coïncidence. L’Anglais jouait le méchant. Il avait vu le film plus d’une centaine de fois et s’était rêvé en justicier masqué à cheval. Quiconque lui posait la question classique des adultes dépourvus d’imagination, à savoir « Que veux-tu faire plus tard ? », il répondait invariablement « Zorro ». Il ne savait plus si c’était grâce à son grand-père, à son obsession pour les épées et la justice, qu’il avait apprécié ce film ou si cela n’avait pas de rapport.
Quoi qu’il en soit, il était satisfait et baissa le son en se demandant si les jeunes avaient réussi à masquer suffisamment bien la source des révélations et dans combien de temps les services secrets viendraient lui demander des comptes.
Il ouvrit le colis et demeura bouche bée en y trouvant le paquet de documents vu chez sir Winston. Ce dernier avait promis qu’il pourrait les consulter et voilà qu’il les avait entre les mains. Il les feuilleta, pour les passer en revue. Dévoré par la curiosité, il aurait voulu pouvoir les lire tous en même temps.
Son regard fut accroché par un document en particulier, une lettre manuscrite sur un parchemin, qui rappelait les pages du Codex Gigas, la Bible du diable. Le texte était en latin et Charles traduisait à mesure qu’il déchiffrait :
Votre Sainteté et mes bien chers frères. Mes péchés, que je confesse et qui ne m’honorent pas, me conduisent à me repentir et à quitter ce monastère pour errer par le monde, comme celui qui a été condamné pour son manque de foi. La foi ne m’a jamais fait défaut et vous savez, puisque vous m’avez connu, que j’ai toujours été un frère pieux et bon. Mais puisque je suis homme et que je ne peux être étranger aux passions humaines, j’ai fauté. Je comprends maintenant la raison pour laquelle j’ai été condamné à l’enfermement. Vous n’avez pas pris cette décision pour me punir, mais pour montrer à ceux qui malheureusement pourraient chuter eux aussi dans cet horrible péché des plaisirs de la chair, ce qui leur arrivera. S’ils agissent comme moi, ils subiront comme moi. Ma chair est faible et ma volonté n’a pas suffi à me protéger des tentations du diable.
Charles comprit qu’il se trouvait devant une lettre du moine bénédictin de Podlazice, celui auquel est attribuée la Bible du diable.
Mort de peur – puisque, bien que certain d’être élu parmi les bons lors du Jugement Dernier j’aime aujourd’hui cette vie terrestre –, j’ai fait une promesse irréfléchie. Je vous ai juré, ce soir-là, que si vous me laissiez la vie, je rédigerais en une seule nuit un livre comme il n’y en a jamais eu, dans lequel j’inclurais toute la sagesse du monde, telle qu’elle a été inspirée par Dieu notre Seigneur, son Fils, éternelle soit Sa gloire, et l’Esprit-Saint. Resté seul dans ma cellule, j’ai longtemps prié le Seigneur, la Mère de Dieu et tous les anges de m’aider. J’ai jeûné et je me suis tenu à genoux en signe de pénitence. J’en avais les genoux endoloris et la bouche asséchée par tant de salive perdue en prière. Mais les heures passaient en vain et rien n’arrivait. Quand il m’est apparu clairement que je n’étais pas digne de son amour et de sa lumière, j’ai de nouveau cédé. Je me suis levé, je me suis dévêtu et j’ai fait des choses honteuses, dont j’ai honte, et c’est pourquoi je pars, que personne ne me voie plus, ne me reconnaisse plus, surtout pas mes frères dont j’ai trompé, une deuxième fois, la confiance. J’ai craché sur la sainte croix et j’ai uriné dans la cellule, j’ai touché son indignité jusqu’à ressentir le frisson diabolique du plaisir et j’aurais fait n’importe quoi à cet instant-là. J’ai cherché en vain un chat noir auquel appliquer le baiser in posteriori parte spine dorsi, mais en vain. Durant cette nuit exécrable, même les chats qui d’ordinaire venaient jusqu’à la fenêtre de ma cellule m’ont abandonné.
Charles trouva le texte absolument génial. Il décida que cette découverte méritait un traitement particulier, surtout que depuis son retour il n’avait pas touché un seul cigare. Il sortit du tiroir de son bureau un des Cohiba qu’il appréciait tellement et se rassit sur le canapé.
Si bien que, cédant une fois de plus au péché, saisi par le désespoir sans bornes que seule la mort immédiate peut vous faire éprouver, j’ai imploré le diable de venir à mon secours. J’ai fait ces prières en jurant de lui donner tout ce qu’il pourrait vouloir de moi, mais qu’ai-je, à part mon âme pécheresse ? Pourvu seulement qu’il me sauve la vie. Je n’ai pas eu besoin de l’invoquer une deuxième fois, car une froideur d’hiver est entrée dans ma cellule, alors que nous étions en plein été, et j’ai entendu quelqu’un boiter. Quand j’ai relevé les yeux, Lucifer sous la forme d’une ombre s’est montré à moi, sur le mur, et m’a dit d’écrire ce qu’il me dicterait. Mais même après l’avoir écrit sous sa dictée je n’aurais pu respecter la promesse que j’avais faite. Il m’a dit que je ne devais pas m’inquiéter de tout cela. Et que je devais tenir compte de deux choses seulement. Faire un dessin de son fils en habit de prince, mais avec le manteau et le sceptre des rois, et des langes comme ceux des nouveau-nés pour ne pas tout souiller, naturalia non sunt turpia. Je devais aussi rédiger une page entière recto verso avec ce qu’il m’enseignerait d’écrire et que je devais laisser ma main courir, car il en prendrait le contrôle, car je suis trop bête non seulement pour écrire de moi-même, mais aussi pour comprendre ce que j’écris. Je lui ai demandé comment je devais commencer et il m’a répondu que je devais seulement accepter de me laisser embrasser dans le cou. J’ai dit oui. À partir de ce moment je ne me souviens plus de rien. Je sais seulement qu’au matin, à mon réveil, le livre promis se trouvait là. J’ai honte maintenant et je regrette, et je sais que j’ai sans doute perdu l’amour de notre Seigneur et que j’ai suscité Sa colère, mais je regrette de la manière la plus amère possible chez un pauvre mortel.
C’est pourquoi je pars porter la parole de Dieu dans le monde, vivre de la charité de ceux qui voudront m’écouter, et me séparer de Satan et de l’Antéchrist. Amen.
Votre frère en Christ, Herman.
Charles n’en revenait pas. Il en avait le tournis. Il comprit que les deux pages dont parlait le moine étaient celles qui manquaient au Codex Gigas et dont avait parlé Christa. Il se souvint que Ledvina avait raconté quelque chose au sujet de Dracula ordonnant à Gutenberg de les ajouter à la bible qu’il avait commandée. Il se leva et se rendit avec empressement à la bible qu’il avait gardée. Il feuilleta quelques pages et tomba sur une page entièrement vide, pliée et repliée plusieurs fois. Elle était plus longue et plus large que les autres et rédigée sur une autre sorte de parchemin. On aurait dit du cuir d’âne. Il la déplia et la mesura. Elle avait exactement la même taille que celles du Codex Gigas. Il fit courir ses doigts sur la page à la recherche d’un signe, si infime soit-il. Rien.
Quelques minutes plus tard, Charles ouvrit son ordinateur portable et une page vierge de son futur livre. Il n’en avait que le titre : Une histoire du bien et du mal au fil des siècles.
Christa était la dernière dans l’immense pièce du siège d’Interpol à Lyon. Il s’y trouvait plus de quarante bureaux. Elle aussi étudiait les documents et, sur la suggestion de son supérieur, qui était aussi son père, elle préparait les nouvelles missions qui se dessinaient à la suite des interminables révélations que l’on devait, en partie, à leur famille – à tout leur arbre généalogique sur plus de cinq cents ans. Elle repensa à ce qu’elle avait dû dire à Ledvina ce matin-là pour le convaincre et comment elle avait été obligée de lui expliquer presque tout ce qu’elle savait pour qu’il la croie. Et puis elle songea, aussi, à la façon dont elle l’avait aidé à se rendre à Bologne avec cet immense pistolet chargé de balles en argent.
Sur l’écran de Christa étaient ouverts tout un tas de fichiers. Elle alla se chercher un thé et à son retour, elle vit de loin quelque chose qui lui parut étrange. Parmi les documents apparaissaient les photos de Charles et de Werner. Chacun était partiellement caché par d’autres documents, si bien qu’on ne voyait qu’une partie de leurs visages. De Werner elle voyait le côté droit, et de Charles, le côté gauche du visage.
Elle se précipita sur l’ordinateur. Elle ouvrit Photoshop. Elle y importa la photo de Werner, fit de même avec celle de Charles. Elle coupa la moitié de chacune et les positionna côte à côte. Le côté gauche de Werner et le droit de Charles. Elle sélectionna la couleur de cheveux de Charles et l’appliqua à la chevelure de Werner. Elle repoussa la ligne d’implantation des cheveux du premier, afin qu’elle rejoigne l’autre. Puis elle dégonfla un peu la joue dodue de Werner. Elle n’en crut pas ses yeux. Les deux parties de visage correspondaient parfaitement : le nez, les sourcils, la forme du crâne. Quiconque aurait vu cette photo aurait été incapable de deviner qu’elle était composée de deux individus. Christa se trouvait devant le portrait d’un seul homme. Elle voulut dire quelque chose. Mais de sa bouche aucun son ne s’éleva.
Aucun.
FIN