Prologue

Il voulut ouvrir les yeux, en vain. Il essaya encore. Ses paupières semblaient bouger. Mais il ne se passait rien. Avec effort, il leva le bras. Une atroce douleur parcourut son épaule. Il réussit pourtant à atteindre ses yeux. Ouverts. Il cligna. Alors, pourquoi ne voyait-il rien ?

Il s’efforça de se concentrer.

Rêvait-il ?

La douleur dans l’épaule remonta dans son cou et se fixa au sommet de son crâne. Il déplaça sa main sur sa nuque, là où une longue et fine aiguille semblait lui entrer droit dans le cerveau. Que pouvait-il bien se passer ?

La douleur atteignait son paroxysme. Il se sentit partir. Il écarta la main et la douleur parut céder. Elle se fit plus diffuse.

Sous ses doigts, il sentit quelque chose d’humide et de collant. Du sang ?

Ses yeux commençaient à s’accommoder. Petit à petit. Quelles ténèbres ! Il n’avait jamais fait l’expérience d’une obscurité si profonde. Il tourna la tête et chercha du regard une source de lumière provenant d’une fenêtre, d’une porte, d’une fissure. Rien.

Il était couché sur le dos. Il rassembla ses forces pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Il ne se souvenait de rien.

Il tâtonna autour de lui.

De la terre.

Il inspira profondément et une odeur fétide lui emplit les narines.

L’humidité.

Pas d’air frais, il ne devait donc pas être à l’extérieur. Je suis enterré vivant, songea-t-il. Il leva les bras pour atteindre le couvercle du cercueil. Rien. Ses mains s’agitaient dans le vide.

Au moins pouvait-il respirer, même si ses côtes le faisaient souffrir. Il n’était pas enseveli. Pour s’en convaincre, il se souleva sur un coude, se retourna et se mit à quatre pattes. Il ne tenta rien de plus. Sans aucun repère spatial, il était totalement désorienté. Il ne savait pas où se trouvaient les murs et craignait de se cogner. On aurait dit le sous-sol d’une maison ancienne. En attendant de s’adapter à l’obscurité, il se dit qu’il devait recourir à ses autres sens. Il inspira de nouveau. La même odeur pénétrante de terre fraîche mêlée à celle du renfermé. De l’humidité.

Il y avait autre chose, qu’il ne parvenait pas à identifier, quelque chose d’effrayant. Son odorat ne lui était d’aucun secours. Alors il tendit l’oreille. Ses bras et ses jambes tremblaient. Ses mains et ses genoux étaient douloureux. Il se blessait sur des graviers, comme si tout son corps pesait sur des coquilles de noix écrasées. Il se recoucha sur le dos et écouta encore. Rien.

Comme l’obscurité, le silence était total. Aucune rumeur ne lui parvenait de la rue, si rue il y avait.

Où était-il ? Et comment était-il arrivé là ? La dernière chose dont il se rappelait, c’était quoi ? Il était à la maison. Il allait se coucher. Le lit était fait, prêt pour la nuit. Le côté de sa femme était vide, intact. Elle l’avait quitté depuis bien longtemps, mais il avait encore le réflexe de la chercher avant d’aller dormir. La lumière de la salle de bains était allumée et la porte légèrement entrouverte. Une vieille habitude datant de l’époque où il avait encore très peur du noir. Il l’allumait tous les soirs avant même que le jour ne tombe. Il quittait son petit atelier de menuiserie pour monter allumer, puis il retournait à ses meubles. L’obscurité lui pesait. Surtout là-bas, dans sa ville. Surtout depuis qu’il était de nouveau seul. Il fit des efforts pour se souvenir, mais rien ne lui revenait à l’esprit. S’était-il endormi tout de suite ? Peut-être rêvait-il. Sa douleur au crâne paraissait pourtant bien réelle. Il tenta de se raccrocher à quelque chose. Un autre souvenir.

Il lui semblait avoir rêvé. Il avait eu froid. Il frissonnait sous la couette. Et une ombre avait glissé sur les murs de la chambre. Une ombre allongée, difforme. Une ombre qui s’approchait de son lit.

Et puis cette odeur. Une main sur son visage. Sa tête comme dans un étau. Quelque chose lui écorchait les joues. En plusieurs endroits. Il avait saigné. Un linge lui avait couvert la bouche et le nez. Il respirait de plus en plus mal.

Il porta sa main à son visage pour vérifier. Il tressaillit. Les sillons sur sa joue droite le brûlaient. Du sang séché.

Tout était donc vrai.

Il se concentra. Si les blessures de son visage formaient une croûte, cela voulait dire que du temps avait passé. Depuis quand pouvait-il bien être là ? Combien de temps avait-il dormi ? Depuis quand était-il inconscient ?

Un bruit interrompit le fil de ses pensées. Cela semblait proche et pourtant en dehors de la pièce où il se trouvait. Un grincement. Des pas, peut-être ? C’était un bruit étrange. On aurait dit qu’on traînait les pieds, mais d’une manière bizarre. Comme une claudication hésitante.

Une lueur apparut. Il discerna une ouverture, des barres de fer. Des barreaux. La lumière venait de l’extérieur, d’un couloir. Et elle gagnait en intensité.

Ce qu’il vit alors lui glaça le sang. Juste à côté de lui, presque effleurant ses tempes, se trouvaient des pieds. Il recula instinctivement. Le mouvement brusque provoqua une douleur insupportable. Il se souleva de nouveau sur un coude. Les pieds se prolongeaient par un corps nu. Un cadavre. L’odeur se faisait insoutenable. Elle s’amplifiait. Son cerveau analysa enfin ce qu’il voyait, ce qu’il sentait : l’odeur d’un corps en décomposition. En dépit de la douleur, il se traîna vers l’arrière. Il se heurta à quelque chose de mou. Ce n’était pas le mur, parce que cela bougeait quand il le toucha. Il passa la main dans son dos. Une autre main. Quelqu’un venait de lui saisir la main. Il poussa un cri, mais n’entendit rien. Il essaya de crier de nouveau. Sa voix s’était totalement évanouie. Il secoua le bras et la main qui l’avait saisi tomba, inerte. Encore un mort.

La lumière poursuivait son chemin vers lui. Et le bruit. Tous deux se rapprochaient. La pièce s’éclaira un peu plus. À présent il voyait mieux. Devant lui gisait un cadavre. Dévêtu et jaune. Peut-être à cause de la lumière. La lumière qui palpitait. Lueur de chandelle. Derrière, un autre cadavre. Alors il vit l’ombre qui passait sur les corps, perçut son étrange claudication. Elle tomba sur un cadavre, puis sur un autre. Celui-ci était pâle, aux yeux grands ouverts. Il en eut la chair de poule. Son cœur battait à tout rompre. Ce n’étaient pas des yeux. C’étaient des trous. Le cadavre n’avait plus d’yeux. Seulement des creux d’une noirceur infinie. L’ombre poursuivait son chemin. Se projetait sur les murs, hideuse.

Il se leva. Pour se défendre. Pourtant il mourait de peur, pourtant ses mains et ses pieds tremblaient, pourtant il avait une pierre sur le cœur, une dalle pesant une tonne. Coûte que coûte, il devait lutter.

Il entendit des gonds grincer. Une porte en fer derrière lui. Il tenta une volte-face, mais la peur le paralysait. L’adrénaline effaçait la douleur. La terreur l’anesthésiait. Au point qu’il ne sentit rien quand une main d’acier le saisit par-derrière. Une main qui lui prit la nuque et immobilisa son bras. Il sentit encore une légère piqûre dans le cou. Puis il eut froid. De plus en plus froid. C’était tout ce qu’il sentait. Des liens de glace se resserraient autour de lui.

Puis il cessa de sentir.