Le bureau de Martin Eastwood était terriblement intimidant. Personne dans l’Institut n’avait jamais vu sourire sa secrétaire à tête de bouledogue. Werner Fischer se présenta à la porte et la questionna du regard. En le regardant par-dessus la monture de ses lunettes, elle lui signifia de la tête que le grand chef l’attendait. Il entra. Au moins quinze mètres séparaient le seuil du bureau du chef. Les deux Chesterfield et le canapé assorti se trouvaient à la même distance, et ils étaient bien plus bas que le bureau. Quiconque s’asseyait là semblait rejouer la célèbre scène du Dictateur de Chaplin. Eastwood aimait montrer qui était le patron. Tout au plus pouviez-vous obtenir, et seulement si vous étiez le directeur de la CIA ou de la NSA, ou le vice-président, qu’il s’assoie face à vous, dans l’un des fauteuils. Aucun des employés n’avait jamais eu ce privilège. À part Werner, à l’époque où Martin le courtisait assidûment et où il lui avait promis monts et merveilles pour le faire venir.
L’Institut de recherche et d’expérimentation sur le comportement humain était une institution secrète connue de quelques personnes seulement dans le monde. Il avait été fondé pour étudier le comportement humain dans des situations extrêmes et pour trouver de nouvelles et complexes méthodes destinées à enfermer la population dans une dépendance totale vis-à-vis de l’État. C’était ainsi que les entités à l’origine de sa fondation se considéraient : comme l’État. Il en sortait les idées les plus folles, pour occuper l’esprit des individus réduits au statut de consommateurs perpétuels, dont les obsessions leur étaient servies sur un plateau. On y inventait les plus cruelles dépendances et on y élaborait les stratégies de fragmentation de la société. En bref, l’Institut avait pour but de développer à la chaîne de nouvelles formes de lavage de cerveau et de briser toute velléité de pensée indépendante. Dans les rares cas d’échec, on passait au plan B, à savoir l’isolement des sujets. Et par tous les moyens. De la décrédibilisation totale à l’assassinat, en dernier ressort. D’ordinaire, les gens qui pensaient par eux-mêmes, de plus en plus rares, réagissaient au premier seuil de persuasion, à savoir le dessous-de-table. En emplois fictifs ou en cash.
— Vous m’avez promis quelque chose ! aboya Eastwood en direction de l’homme qui se tenait modestement devant lui.
— Je peux m’approcher ? s’enquit Werner.
Le chef le lui permit. Avec un grand sourire, Werner bondit jusqu’au bureau et tendit le dossier à son patron. Ce dernier le saisit avec un air dubitatif, l’ouvrit et le feuilleta.
— Vous en êtes certain ? lui demanda-t-il.
Oui, il en était sûr. Plus sûr qu’il ne l’avait jamais été.
— Vous avez appelé Bella ? reprit Eastwood.
— Je n’attendais que votre aval.
— Et vous ne voulez pas me dire où vous avez disparu pendant deux jours ?
Werner sourit.
— Un professionnel ne dévoile jamais ses méthodes, pas plus qu’un journaliste ne révèle ses sources. Il se contente d’apporter des résultats. Et c’est ce que vous souhaitez. Des résultats.
Eastwood le congédia d’un geste, et tourna les talons. Arrivé sur le seuil, la main sur la poignée, il entendit le chef tonner.
— Vous parlez de résultats. Alors, produisez-les ! Vous êtes tout près d’obtenir ce que vous avez toujours désiré. Ou tout près de disparaître. Trouvez la liste !
À l’hôtel Central Park, après avoir graissé la patte pour obtenir la dernière chambre réservée pour le propriétaire, en ce jour où l’hôtel était complet, envahi de participants à la conférence, Bella Cotton se tenait sur ses jambes tout en muscles, les pieds dans l’eau chaude. Elle avait demandé une bassine à la réception, et, vu la somme qu’elle avait fourrée dans la poche du réceptionniste pour la chambre – environ dix fois le prix de la nuit –, elle l’avait obtenue en trois minutes. Bella avait ses méthodes pour persuader son monde et à toute situation elle trouvait une issue créative. Un jour, dans un hôtel où le pot-de-vin s’était révélé inefficace, elle avait balancé l’un des clients par la fenêtre et attendu que la police termine son travail pour s’installer dans la chambre du malheureux. Elle avait envoyé Milton et Julius Henry, le chauffeur et l’armoire à glace, dormir dans un hôtel où ils devaient s’arranger pour prendre chacun leur tour de veille, afin que l’un d’eux reste toujours à sa disposition. Elle leur avait conseillé de dormir quelques heures, tant qu’il ne se passait rien, car la nuit promettait d’être longue.
Son portable sonna et un diable apparut sur l’écran. Le signal que c’était Fischer.