Charles entra dans le bar, fermé à cette heure-là. On y faisait les derniers préparatifs pour le cocktail, et les participants à la conférence s’étaient retirés dans leurs chambres ou se promenaient dans la vieille ville. Quelques-uns, peu nombreux, buvaient une bière en terrasse, à l’arrière. Le chef de salle avait protesté en voyant Christa entrer, mais son badge et son air autoritaire l’avaient fait reculer. Elle s’était assise à une table près des fenêtres entrouvertes donnant sur la rue. Charles lui sourit en s’asseyant en face d’elle et commanda un single malt douze ans d’âge, avant d’attaquer :
— Où avez-vous obtenu mon numéro de téléphone personnel ? La police roumaine sait se débrouiller, soit, mais mon numéro est difficile à obtenir, même aux États-Unis.
— Peut-être, mais Interpol a de la ressource.
Ainsi, elle était d’Interpol. Impossible en effet qu’elle appartienne à la police locale.
— Monsieur Baker, pourriez-vous avoir l’amabilité de me dire ce que vous avez reconnu sur la scène de crime ?
— Il me semblait qu’on se tutoyait, sourit Charles.
Voyant combien Christa était sérieuse, il poursuivit en la vouvoyant :
— Cela n’a aucun intérêt que je vous dise quoi que ce soit, car vous avez vu la même chose. Ou, au pire, vous l’avez appris sur Google ou Wikipédia.
Pour la première fois, Christa eut un sourire.
— Je n’ai pas besoin de Google. J’ai des sources bien plus sérieuses. Quant à Wikipédia, vous savez que les correctifs sont parfois plus longs que les articles eux-mêmes.
— Tout à fait d’accord. Les connaissances précises ne peuvent être démocratisées. Leur accès, oui. C’est aberrant, une encyclopédie dans laquelle n’importe qui peut écrire tout ce qui lui passe par la tête !
— Oui, mais la consulter ne coûte rien.
C’était l’argument que lui opposaient souvent ses étudiants. Christa le regardait avec insistance.
— Alors ?
— Vous savez ce qu’on va faire ? fit-il pour tenter une nouvelle fois de briser la glace. On va jouer à un jeu. Je répondrai avec sincérité à vos questions, vous répondrez sincèrement aux miennes. Chacun son tour. Jusqu’à l’heure du cocktail. Est-ce que cela vous convient ?
— Vous voulez jouer à action ou vérité ? Vous vous croyez dans une des soirées de vos étudiants de fac ?
— Non, d’ailleurs nous avons un bar pour nous tout seuls, c’est bien mieux. Le soir tombe. Dehors il fait beau, il y a de la verdure. L’ambiance est chaleureuse, amicale. Je dirais même, si j’osais, romantique. Alors je vous propose plutôt de jouer à vérité ou vérité. Mais seulement tant que vous n’aurez pas l’idée de me défier pour me placer dans des situations ridicules.
Christa s’apprêtait à répondre quand le serveur vint poser les verres sur la table. Elle remercia et observa Charles tout en buvant son Coca-Cola glacé à la bouteille. Elle décida de lui faire cette concession, nécessaire si elle voulait en tirer quelque chose.
— OK. Vous avez vu quoi ?
— De l’ail, un pieu, un miroir et une croix. C’est-à-dire tout ce qui repousse les vampires. Pour que ce soit complet, il aurait fallu y ajouter la lumière du jour. Mais c’est difficile à matérialiser en un objet.
Il semblait avoir fini, mais Christa fronça les sourcils pour montrer qu’elle ne lâchait pas le morceau. Il poursuivit :
— Si c’était l’œuvre d’un vampire – en supposant que les vampires existent, ce qui est absurde –, alors il n’aurait pas pu être le tueur, puisque ces objets sont censés le détruire. On a là une contradiction de base. Sauf si le vampire est bien celui qui a mordu les victimes, et que c’est sa créature dévouée, non transformée en vampire, qui a traîné les cadavres jusque-là. Ça ne colle pas au manuel du parfait vampire : il est rare qu’il vide complètement sa victime de son sang. D’ordinaire, il boit juste de quoi calmer sa soif et infecter sa victime, pour qu’elle se transforme à son tour en vampire. Et ainsi de suite. Jusqu’à la colonisation. Pourquoi n’aurait-il pas procédé de cette façon, je l’ignore. Peut-être qu’il ne tenait pas à ce que, deux jours après leur enterrement, les morts se relèvent et fassent mourir de peur vos collègues du commissariat… C’est à mon tour, maintenant. Vous cherchez quoi, ici ?
— Ici, à cette table ?
Christa tentait de gagner du temps. Elle réfléchissait au moyen de contourner la question.
— Ce n’est pas du jeu. La première règle est la sincérité, protesta Charles, amusé.
— Vous. Je vous attendais.
— Bien essayé. Ma question portait sur ce pays, cette ville, pas ce bar.
— Moi aussi, c’était facile, rétorqua Christa. Le reste ?
— Les yeux arrachés, la langue et les oreilles coupées renvoient à trois statuettes japonaises, trois sympathiques petits singes du nom de Mizaru, Kikazaru et Iwazaru. Le premier se couvre les yeux, parce qu’il n’a rien vu, le deuxième les oreilles parce qu’il n’a rien entendu, et le troisième la bouche parce qu’il ne dira rien. Leur trio est connu sous plusieurs noms – les Trois Sages, parce qu’ils sont discrets, ou les Singes mystiques ou…
— Ou alors l’omerta, coupa Christa.
— Oui. Il y a d’autres variantes encore. Vous ne les voulez pas ?
— La loi du silence de la mafia sicilienne.
— Oui, mais pas seulement. Les mafias calabraise et corse ne sont pas étrangères non plus à ce type de menaces. Tout comme la mafia new-yorkaise, autant que je sache.
— Donc, vous ne devez rien dire de ce que vous savez, d’aucune façon. C’est une menace directe.
— En supposant qu’elle me soit adressée.
— Le message était là pour vous.
— Pour moi ? Admettons que ma présence ici n’était un secret pour personne, mais comment l’auteur aurait-il pu deviner que vous me convoqueriez et que j’accepterais l’invitation ?
— Mais si, il le savait fort bien. Tout comme moi.
— Ah, vous croyez me connaître ! Vous ne savez rien de moi, hormis quelques éléments qui sont de notoriété publique.
— Je savais que vous accepteriez l’invitation. Par ailleurs, ceux qui m’accompagnaient étaient prêts à vous embarquer.
— Et à risquer un scandale diplomatique ? J’en doute. Mais passons. Nous avons enfreint les règles et ce n’est pas bien. C’est à mon tour de vous questionner. Je veux que vous me disiez tout ce que vous savez de moi.
Christa voulut protester, mais elle pensa qu’il serait plus commode de répondre pour l’interroger ensuite sur l’aspect le plus intéressant de son enquête. Le diable. Elle savait d’où il provenait, mais elle n’avait pas la moindre idée de la signification qu’il pouvait avoir dans ce contexte. Cela ne pouvait pas être un simple diable. Il y avait quelque chose de plus, quelque chose qui lui échappait.
— Bien. Pour faire bref. Vous appartenez pour ainsi dire à une lignée de diplômés de Princeton. Votre grand-père était une sommité dans le domaine de la logique formelle, un mathématicien d’envergure internationale, qui a largement contribué au développement de la sémiologie. Votre père a marché dans ses pas, également en tant que professeur de mathématiques, également à Princeton. Tout en étant moins brillant. Peut-être est-ce la raison pour laquelle vous êtes moins proche de votre père ? Peut-être est-ce la raison pour laquelle vous n’êtes pas retourné depuis vingt ans dans le château où vous avez grandi ? Votre père était obligé de se déplacer pour vous rencontrer chez vous ou en ville. Vous avez été élevé par votre grand-père, c’est lui qui vous a guidé vers les mystères des sciences exactes. Quand vous étiez petit, il stimulait votre intelligence par toutes sortes d’énigmes, mais il vous préparait aussi pour le combat au corps à corps. Il a fait germer en vous la passion des armes, mais il a été très déçu que vous préfériez les armes à feu à l’épée. Vous détenez une impressionnante bibliothèque – qui est moins de votre fait que de celui de votre grand-père – et deux collections d’épées et de revolvers de toutes les époques. En fait, vous ne supportez pas les pistolets. Trop facile à utiliser. Votre choix se porte toujours sur le revolver. Barillet de six. À l’armement plus raide. Vous avez sauté trois classes au lycée et êtes sorti de l’université à vingt ans – Princeton, bien évidemment.
» À vingt-six ans vous aviez déjà obtenu trois doctorats. Vous auriez pu en obtenir cinq autres, mais vous vous êtes ennuyé. On vous a proposé une chaire, à Princeton, que vous avez refusée. Pour vous, les mathématiques n’étaient pas devenues une obsession comme pour votre père. Et là, vous tenez de votre grand-père. Vous avez recherché l’aventure pour gagner votre vie. Vous avez opté pour les sciences humaines – la philosophie, et surtout l’histoire. Un prolongement de la passion du grand-père. Vous avez à votre actif quelques milliers d’articles sur les thèmes les plus divers. Vous êtes l’auteur de quatorze livres, tous surprenants, tous innovants, sur des thèmes différents. Vous êtes passionné par la politique. Vous avez écrit un livre sensationnel sur la communication, l’intox et la propagande, et appliqué avec cynisme ces principes au cours de six campagnes pour le Sénat et d’une pour la Maison Blanche. Vous avez tout gagné. Ensuite les hommes politiques vous ont énervé. Ils ne vous laissaient aucun répit. On vous appelle professeur, mais vous n’avez jamais voulu vous attacher à une université. Terrible manière de trahir sa famille. Alors vous êtes « professeur invité ». Toujours sous d’autres latitudes, toujours sur un autre sujet. Votre coup de maître a été de découvrir ce que la presse a qualifié de « secret le mieux gardé d’Abraham Lincoln ». Et il y a eu l’histoire de Richard III. Vous avez acquis une réputation de grand détective de la culture. Vous ne tenez pas longtemps en place. C’est votre grande faiblesse. Avec votre passion de collectionneur. Vous avez un rapport particulier aux objets. Quiconque vous verrait en train de les caresser ou de leur parler vous prendrait pour un fou. Vous l’êtes peut-être. Vous avez pour les femmes un amour presque pathologique. La plupart du temps vous les abordez dans les hôtels. Comme celui-ci. Maintenant, on passe au diable !
Elle était presque essoufflée après ce déluge de phrases, prononcé à toute vitesse pour parvenir à ce qui l’intéressait. Charles la regardait avec un intérêt accru. Elle l’attirait encore plus. Non parce qu’elle avait bien parlé de lui ou parce qu’elle l’avait étudié avec tant de minutie, mais parce qu’elle parlait avec passion. Une sorte de feu que rien dans son attitude dure et décidée du matin ne laissait transparaître. Il voulut tester sa réaction en tirant un peu sur la corde.
— Tout cela est de notoriété publique ou peu s’en faut. À part l’histoire des objets. Racontez-moi quelque chose d’original, qu’on ne trouve écrit nulle part. Quelque chose que personne n’a jamais dit à mon sujet.
Elle répondit du tac au tac :
— Je sais que vous n’êtes pas là pour la conférence.
— Ah bon ? Pour quoi, alors ?
— Le diable, pardi.
— Eh oui. Le diable.