Chapitre 17

S’il avait coupé l’eau deux minutes plus tôt, Charles aurait pu entendre les deux coups de feu derrière la porte de sa chambre. Comme les autres clients de l’hôtel les auraient entendus si la musique et les discussions animées n’avaient couvert tous les autres bruits. Quelqu’un serait alors probablement monté et aurait découvert le vigile gisant inconscient dans une mare de sang.

Au moment où l’homme au pardessus s’était précipité sur le vigile, ce dernier avait tiré. Par réflexe, l’homme lui avait tordu la main et un deuxième coup était parti, cette fois-ci vers son propriétaire. Tout était allé si vite qu’il n’avait pas eu le temps de comprendre ce qui passait. Il avait juste senti une douleur à droite de l’estomac et vu le flic tomber. Il s’était relevé et, encore assommé, les oreilles sifflantes, il s’était jeté sur la porte de la chambre 104 et avait frappé de toutes ses forces.

Charles s’apprêtait à se raser. Il crut qu’on venait le chercher pour la fête ou bien que Christa était arrivée. Il enfila un peignoir et entrouvrit la porte. L’homme se précipita à l’intérieur, projetant Charles contre le mur. Puis l’homme s’affala dans le fauteuil. Pris par surprise, Charles se redressa et chercha quelque chose pour se défendre.

— N’aie pas peur. Je ne te ferai aucun mal, dit l’homme en se calant dans le fauteuil tout en grimaçant de douleur.

Charles avait refermé la porte et il évalua rapidement la situation. Voyant la chemise de l’homme s’imbiber de sang, il supposa qu’il pouvait s’approcher sans danger. Il prit le téléphone. L’homme tendit la main pour l’arrêter.

— Non, s’il te plaît. Nous n’avons pas le temps, dit-il en cherchant une position pour calmer la douleur.

— Il faut appeler les secours. Vous saignez.

L’homme regarda enfin son flanc droit. Il posa la main sous son veston et dit :

— Ils n’arriveront pas à temps, de toute façon. (Puis, il ajouta avec effort :) Ce que j’ai à te dire est plus important que ma vie.

Il considéra quelques instants sa main ensanglantée. Charles ne savait pas quoi faire.

— Assieds-toi là, sur le lit, et écoute-moi. Ou…

— Il faut faire quelque chose. Vous ne pouvez pas rester comme ça, l’interrompit Charles.

— Tu as de la vodka ? demanda l’homme en montrant le minibar.

Charles acquiesça et sortit du frigo une mignonnette qu’il tendit à l’individu. Celui-ci lui fit signe de l’ouvrir pour lui. L’homme la but d’un trait en grimaçant et dit :

— Tu vas devoir partir d’ici au plus vite. Ta vie est en danger. Je veux que tu regardes ce qu’il y a dans ce dossier, mais, avant, écoute-moi avec attention. Je ne sais pas combien de temps je vais tenir.

Charles se rebiffa. Il mit la main sur le combiné et composa le 9 pour avoir la réception. Mais le blessé insistait et ajouta à voix basse :

— Accorde-moi cinq minutes et après tu appelleras qui tu voudras.

Comme le numéro de la réception sonnait dans le vide, Baker saisit son portable et envoya un SMS au numéro de Christa. « Help ! » Il était sur le point de sortir de la chambre, en peignoir, pour appeler à l’aide, quand il entendit dans son dos :

— Panis vita est !

Charles se figea. Il se souvenait très bien de ces mots. Dans la cave à vins de la maison où il avait vécu jusqu’à son départ au lycée, sur le mur exposé à l’est, se trouvait le dessin d’un globe terrestre avec un glaive planté dedans. Dessous étaient inscrits ces mots, en majuscules : « LE PAIN EST LA VIE. » Il avait toujours cru que cela faisait partie de la panoplie des dictons qu’affectionnait son grand-père. C’était une phrase banale, mais il se souvenait que son grand-père lui avait répété ces mots avant sa disparition, quand il lui avait arraché la promesse de chercher sans relâche le sabre. À présent ils le stoppèrent net et Charles revint sur ses pas. L’homme tendit sa main rougie vers le lit. Charles s’assit. Il voulut lui demander ce qui était arrivé, mais il pensa que cela ne ferait qu’aggraver inutilement ses souffrances. Il se décida à écouter. Christa devait être sur le point d’arriver.

— Nous avons peu de temps. Alors je vais te dire tout ce que je sais avant de perdre connaissance. Je compte sur toi pour combler les lacunes, étant donné l’étendue de ton savoir, de tes recherches, ta passion pour Ţepeş et le Moyen Âge. Ce qui est important, très important, c’est que tu prennes très au sérieux ce qui se passe ces jours-ci.

Charles songea que ce type ne savait vraiment pas synthétiser et cherchait peut-être à gagner du temps. Mais jamais il n’avait vu quelqu’un se sacrifier avec tant de sérénité. Quel terrible secret pouvait pousser un homme à se comporter ainsi ? Il n’écoutait que d’une oreille pendant que son esprit cherchait comment aider le pauvre homme affalé dans le fauteuil.

— Sais-tu ce qu’il s’est passé le 3 mars 2004 ?

Avant même que Charles ait eu le temps de réfléchir, l’homme poursuivit :

— Une des plus grandes institutions culturelles en Europe s’est écroulée – une catastrophe sans précédent. Les dommages ont été estimés à 900 millions d’euros. La plus importante collection d’archives municipales d’Allemagne a disparu dans les décombres.

— Oui, à Cologne.

Charles savait. Ses recherches sur le Moyen Âge l’avaient conduit à plusieurs reprises aux archives de la Severinstrasse. L’édifice s’était écroulé sous son propre poids. Le sous-sol avait été creusé par une entreprise de travaux publics qui, semblait-il, démarrait les travaux d’une nouvelle ligne de métro. Charles, horrifié, avait vu à la télévision l’immense cratère rempli de gravats, comme si une météorite était tombée sur l’immeuble. Plus de 65 000 documents historiques de la ville, plus de 100 000 cartes, les travaux de prix Nobel, plus de 500 000 photographies avaient été engloutis dans la catastrophe. Tout n’avait pas pu être sauvé.

— On a incriminé les constructeurs incompétents qui travaillaient sur la ligne de métro, les fonctionnaires corrompus de la mairie, mais personne n’a dit toute la vérité. Parce que peu de gens la connaissent.

Il s’arrêta, à bout de souffle. Il pria Charles de l’aider à enlever son veston et il demanda un verre d’eau. La tache de sang recouvrait maintenant toute la chemise. Charles sursauta, portant le verre à ses lèvres.

— Je sais que cela va te paraître incroyable, mais l’édifice a été détruit volontairement ; ceux qui ont fait ça pensaient qu’il renfermait un document d’une extrême importance pour l’humanité. Un document que tu dois retrouver.

Dix ans plus tôt, Charles, positiviste, chercheur en sciences exactes, ne croyant à aucune théorie du complot, aurait non seulement engueulé le type, mais l’aurait jeté dehors, convaincu qu’il délirait. Mais cet homme se trouvait dans un état lamentable. Et toutes les aventures qu’il avait vécues au fil du temps, y compris ce jour-là, l’avaient rendu plus prudent.

— De deux choses l’une. Ou bien le livre a été détruit, ou bien ils l’ont trouvé sous les décombres. L’équipe qui a travaillé à la recherche et au tri des gravats était noyautée par des hommes de l’Organisation.

— C’est absurde. Je suis allé à plusieurs reprises aux Archives municipales de Cologne. Cela n’avait rien d’une forteresse. Ceux qui selon vous ont été capables de détruire ce bâtiment auraient tout aussi bien pu entrer et prendre ce qui les intéressait, non ?

— Ils ont essayé. Ils étaient certains que l’objet avait été caché à l’insu des archivistes par un homme qu’ils avaient pris en filature quelques jours plus tôt. Ils cherchent ce document depuis des siècles et, même s’ils ont été plusieurs fois sur le point de le récupérer, ils ont toujours échoué. Ignorant où il était dissimulé, il leur aurait fallu des années pour le retrouver dans ces quelque trente kilomètres de rayonnages remplis de boîtes d’archives. Le risque que quelqu’un y parvienne avant eux les a poussés à agir ainsi. Je suppose que c’était un cas de force majeure, dit encore l’homme avec un sourire triste.

— Je ne saisis pas. Le document dont vous parlez se trouvait caché là-bas, ou pas ?

— Non, mais tout avait été fait pour qu’ils le pensent. La dernière personne à avoir sauvé le livre était ton arrière-grand-père. Le frère de mon grand-père. Cela s’est passé à Londres en 1888. C’est à ton tour maintenant. À présent, ta vie ne sera plus jamais la même.

Charles essayait de se représenter leur degré de parenté. Si son arrière-grand-père était le frère du grand-père de cet homme, cela signifiait que son grand-père avait été le neveu du grand-père du blessé, c’est-à-dire un cousin de son père. Il s’emmêlait les pinceaux. Son tout nouveau parent reprit son discours de manière plus appuyée. Il faisait manifestement de gros efforts pour parler. Charles pensa à Christa. Pourquoi n’arrivait-elle pas ?

— On dirait que je divague. Je sais. Mais les implications de ce que tu vas découvrir dépassent l’imagination. Le destin du monde est en jeu. Ceux qui veulent ce livre ne reculeront devant rien. Et ils sont très puissants. Tu dois fuir tant que c’est encore possible. Et assure-toi d’avoir toujours des yeux dans le dos. Ce que tu apprends, garde-le pour toi. Même si tu as une confiance totale en quelqu’un. Ensuite protège le livre. Même au prix de ta vie. Comme l’a fait ton grand-père.

« Le destin du monde » ? Des conspirations mondiales ? pensa Charles qui ne croyait pas du tout aux théories du complot et avait plutôt tendance à en rire. Il en avait même révélé deux, mais ses découvertes avaient été accueillies avec scepticisme. Profondément déçu, il veillait depuis lors à ne pas tirer de conclusions trop hâtives. Il savait combien il était pénible d’avoir découvert une vérité capitale alors que le reste du monde se paye votre tête. Il s’était promis que, dans un cas comme celui-ci, il prendrait au moins le temps d’écouter jusqu’au bout. Mais son grand-père, son grand-père adoré, la bonté incarnée, au centre d’une conspiration planétaire, c’était vraiment trop. L’inconnu semblait lire dans ses pensées. Il reprit :

— Il n’a pas eu le temps de te dire quoi que ce soit. Parce qu’il n’était pas convaincu que tu étais prêt pour ça. Il savait que tu lui ressemblais beaucoup et que, comme lui dans sa jeunesse, tu devais gagner en maturité, comprendre que le monde est plus qu’une suite logique d’explications exactes. Il n’a pas eu le temps de t’initier.

— M’initier ? demanda Charles, espérant que l’homme n’allait pas glisser des théories du complot aux sociétés secrètes.

Il ne voulait plus entendre parler des francs-maçons ni des templiers. Ces histoires de gosses… et pas les plus malins ! Interrompant le fil de ses pensées, l’homme ajouta :

— Tu as beaucoup travaillé sur Vlad Ţepeş. Que sais-tu de la période de son prétendu exil ? Entre son premier règne et sa seconde accession au trône ?

— Ce que j’ai appris dans les archives. Pas grand-chose. De très longues années, et très peu de sources documentaires. Vous disiez que l’objet dont il s’agit est un livre ?

— Une bible.

De nouveau une bible. Il ne s’en sortait pas.

— La Bible du diable ?

L’homme eut un gémissement de douleur et répéta, perplexe :

— Du diable ?

Charles dit à l’homme qu’il devait appeler les secours. Le regard que ce dernier lui retourna était si catégorique qu’il renonça à cette idée, mais il renvoya le SMS à Christa. Puis il attrapa dans le bar un flacon de whisky et un de vodka qu’il tendit à l’homme.

— Je ne comprends pas de quoi tu parles. Pas du diable. De Gutenberg. La première bible. Le premier livre imprimé au monde. Financé par Vlad Ţepeş.

Il tendit la main vers le dossier marron.