Chapitre 18

Dans l’immeuble d’en face, les trois acolytes se trouvaient dans le noir, dans la chambre où ils avaient vissé sur un trépied une sorte de fusil à lunette dont le canon aurait été remplacé par une boîte noire à fentes. L’objet était surmonté d’une minuscule antenne parabolique translucide. Milton portait de gros écouteurs et des lunettes qui semblaient totalement opaques. Dans la pièce d’à côté, Bella suivait sur les écrans de deux ordinateurs portables le périmètre décrit par l’appareil scientifico-fantastique de Milton. On ne voyait rien depuis l’extérieur, pourtant le bijou de technologie avait quadrillé la rue de rayons violets comme ceux d’un laser. Sur un des écrans, des lignes de données analysées défilaient à toute vitesse. Bella était en train d’établir une liaison satellite et le visage souriant de Werner apparut sur l’autre moniteur.

— On est dedans ? demanda Werner.

— Oui, répondit-elle.

— Bien, établissez la liaison.

Pendant que dans la pièce où se trouvait Bella résonnait clairement la voix de Charles parlant avec l’homme blessé, les mêmes données apparaissaient sur l’écran gigantesque du bureau de Werner. Le quadrillage de la rue était analysé par plusieurs programmes simultanément. Les visages des invités, que l’on apercevait par les portes ouvertes du bar, étaient balayés par le programme de reconnaissance faciale et classés dans un coin de l’écran à mesure qu’ils étaient identifiés. Tout véhicule circulant dans la rue était enregistré et sa plaque passée au filtre des bases de données les plus complètes au monde. Milton manœuvrait le boîtier et procédait sans cesse à des réglages. Werner écoutait attentivement la conversation dans la chambre de Charles. À un moment donné, dans son mouvement panoramique, le boîtier s’arrêta sur le visage de Christa. Elle conversait avec un professeur danois faisant des efforts désespérés pour se montrer charmeur. L’appareil était une des inventions les plus réussies de Werner. Il était la propriété exclusive et secrète de l’Institut, mais Werner savait que sa valeur au marché noir dépassait plusieurs millions de dollars.

 

Christa était arrivée depuis une dizaine de minutes et elle s’était directement rendue au bar. Elle ne voyait pas Charles et pensa attendre encore un peu. Le professeur danois l’avait alors abordée, lui faisant une cour charmante et innocente. Christa se demandait de plus en plus pourquoi Charles ne se montrait pas quand elle vit une voiture de police au gyrophare allumé s’arrêter devant l’hôtel. Elle se dirigea spontanément vers la réception. Elle consulta son téléphone et vit les deux messages de Charles. Le commissaire et son adjudant se frayaient un chemin dans le hall, tandis que Christa montait les marches en composant le numéro de Ion Pop. La foule se pressait dans l’escalier et à l’étage le réceptionniste, téléphone en main, regardait, interdit, le cadavre du policier. Christa passa près d’eux en montrant sa carte et en parlant au téléphone. Alors qu’elle se dirigeait vers la chambre de Charles, elle vit les gouttes de sang sur la moquette. Jusqu’à la porte de la chambre 104. Elle tira son pistolet de sa pochette et frappa à la porte.

Charles ouvrit. Il semblait choqué et très troublé. À un moment donné, dans le feu de la conversation, son prétendu cousin éloigné avait perdu connaissance. Charles n’avait pas paniqué, mais il n’en était pas loin, et il avait commencé à s’habiller. Toujours en robe de chambre, il avait seulement chaussé ses mocassins quand Christa était arrivée. Elle jeta un regard à Charles. Il dit, l’air un peu absent :

— Ils se sont gourés de bible.

Christa ne suivait pas. Il insista.

— Les auteurs de la mise en scène et du message. Ils se sont trompés de bible. Il n’est pas question de la Bible du diable.

Christa crut qu’il était en état de choc. Elle lui ordonna :

— Nous devons partir. Maintenant.

Charles entreprit de s’habiller, mais Christa empoigna les vêtements accrochés au portemanteau, saisit le portefeuille sur la table et poussa le professeur vers le balcon. Elle jeta un œil derrière le rideau. Charles tenta de protester.

— La police est en bas et un policier a été tué. Dans un instant ils seront ici. Vous devez me faire confiance.

Charles acquiesça, se retourna et eut le temps d’attraper son téléphone et le dossier marron. On entendit des pneus crisser dans la rue. Christa enjamba le garde-corps et prit Charles par le bras. Sous le balcon, à moins d’un mètre, un camion frigorifique était monté sur le trottoir.

 

Ainsi Werner put-il voir sur son écran géant le célèbre professeur Charles Baker, de la vénérable université de Princeton, sauter du balcon en peignoir et en compagnie d’une femme en tenue de vamp sur le toit d’un camion qui démarra en trombe, heurta le véhicule de police et disparut au bout de la rue.

Werner ne put réprimer un sourire. Il aurait bien voulu pouvoir mettre les images sur le web, les envoyer à CNN, ou, encore mieux, projeter la séquence à Princeton.

Avant d’éteindre, Werner vit encore une sorte de chewing-gum se coller sur le camion, balise que venait de cracher le boîtier étrange. Il était satisfait.