Chapitre 20

Ils roulèrent pendant une trentaine de kilomètres après la sortie de Sighişoara, le temps d’être sûrs qu’ils n’étaient pas suivis et qu’aucun barrage routier n’avait encore été installé. Personne ne disait rien. Chacun ruminait ses propres pensées. Ion Pop arrêta le camion sur une aire déserte et ils descendirent. Lorsqu’il ouvrit la portière arrière, une puanteur atroce s’échappa des trois sacs mortuaires qui contenaient les corps des victimes.

— Je croyais que c’était un camion frigorifique, dit Charles, horrifié.

— C’était. Il ne refroidit plus, dit l’agent en montant à l’arrière.

Il tendit le sac à dos à Christa qui disparut derrière le camion. À Charles, il désigna un sac mortuaire vide, posé à côté des autres.

— S’il arrive quelque chose, vous devrez rapidement monter là-dedans et vous glisser dans ce sac, même s’il vous en coûte. Et si on ouvre pour un contrôle, vous faites le mort, pas bouger. Si on me demande d’ouvrir un sac, je commencerai par celui qui a les yeux arrachés. Je suis certain qu’ils ne voudront pas en voir plus.

Christa revint, vêtue d’un pantalon noir multipoches comme ceux des commandos, et d’un tee-shirt d’une couleur incertaine.

— Le professeur doit rester près de la portière, ajouta encore l’agent.

Il s’alluma une cigarette et laissa la fumée brûlante lui envahir les poumons avec un plaisir non dissimulé, pendant que le professeur s’habillait. Puis il reprit place au volant.

— Où allons-nous, maintenant ? s’enquit Charles.

— Je dois les amener à Bucarest, répondit Pop. On a 250 kilomètres devant nous. Moins de trois heures si tout se passe bien.

— De mon côté, je vous prierais de me déposer à l’ambassade américaine.

Le camion démarra et Christa demanda :

— Il s’est passé quoi, là-haut, dans la chambre ?

Charles ne répondit pas. Il venait de penser qu’il n’était pas allé jusqu’à la tour de l’Horloge. Et qu’il avait de nouveau perdu la trace du sabre.

— On doit faire demi-tour. Il faut absolument que je retourne en ville.

— Hors de question. Peu importe ce pour quoi vous êtes venu ici, oubliez cet endroit, pour le moment. Vous devrez trouver une autre solution. C’est trop dangereux.

— Tout le monde n’arrête pas de me dire que je suis en danger de mort. C’est vrai, il y a eu ces crimes atroces et cette mise en scène d’un goût douteux avec ma carte de visite, plus l’individu, dans ma chambre, qui disait avoir un lien de parenté avec moi, mais j’ai plutôt l’impression que les choses se déroulent autour de moi, pas avec moi. Je peux savoir comment j’en suis arrivé à sauter du balcon comme Errol Flynn dans un film d’aventures ? En peignoir, en plus ? Et j’ai tout laissé à l’hôtel.

Christa réfléchit à ce qu’elle pouvait lui répondre. Elle décida de rester évasive.

— À l’heure qu’il est, la police vous suspecte d’avoir tué l’homme dans votre chambre et le policier en charge de votre protection dans le couloir. Vous ne tenez sans doute pas à rester là pour expliquer que vous n’y êtes pour rien.

— Le policier qui me surveillait est mort ?

— Oui, par balle, comme l’homme de la chambre. Peut-être qu’ils voulaient s’en prendre à vous et que l’homme les a surpris et vous a sauvé la vie. Quant à la police, je ne crois pas que vous teniez à courir ce risque.

Il se creusait la tête pour comprendre qui pouvait bien en vouloir à sa vie. Ici. Mais il se résolut à remettre cette question à plus tard, quand il serait à l’ambassade.

— J’ai oublié mon passeport à l’hôtel. Je ne sais pas comment je vais pouvoir prouver mon identité.

— Vous êtes une personnalité célèbre. Tout le monde vous connaît là-bas. Vous êtes un ami de l’ambassadeur. Il vous délivrera des papiers provisoires.

Ami, c’était beaucoup dire. L’ambassadeur l’avait reçu à deux reprises quand il était venu en Roumanie pour le lancement de ses livres et quand on l’avait fait docteur honoris causa de l’université de Bucarest. Il avait passé une nuit dans sa résidence personnelle.

Charles ouvrit le dossier marron. C’était une sorte de classeur dont les anneaux de métal retenaient des pochettes en plastique dans lesquelles avaient été glissées des papiers, photocopies et photos notamment. Il regarda attentivement les quelques copies de l’exemplaire supposé de la bible de Gutenberg. Si c’était bien cela, il avait entre les mains des reproductions des premières pages imprimées de l’histoire de l’humanité. Il feuilleta les documents en essayant de se concentrer, mais il avait du mal. Il demanda à Ion son accord avant d’allumer le plafonnier.

Charles savait très bien à quoi ressemblait une bible de Gutenberg. Sous ses yeux se trouvaient des textes aux colonnes parfaitement alignées et aux lettres d’égale largeur, différents des manuscrits antérieurs. Il en avait étudié à de multiples occasions. Celle qu’il connaissait le mieux était l’exemplaire de la Bibliothèque du Congrès de Washington, un des deux sur le territoire américain, imprimé sur vélin – peau de velot tannée. C’est pourquoi une photocopie ne pouvait en aucun cas l’impressionner. Il parcourut quelques pages. Christa regardait elle aussi et demanda :

— C’est la Bible du diable ?

— Non, celle de Gutenberg, répondit Charles presque par réflexe.

Il leva les yeux vers Christa et la fixa. Bien qu’elle meure d’envie d’apprendre ce qu’il s’était passé, elle n’insista pas. Il apprécia sa délicatesse et résolut de soulever un pan du voile. Mais il ne se pressa pas, et, comme à son habitude, il prit le même ton docte qu’il avait en chaire.

— La bible de Gutenberg est, comme vous le savez, le premier livre jamais imprimé. Elle est l’œuvre d’un fondeur allemand qui a inventé l’imprimerie dans un bourg baptisé Mayence, au milieu du XVe siècle. Beaucoup de gens estiment que c’est la plus importante invention de l’humanité. Avant l’ordinateur.

— Mais vous n’êtes pas d’accord ! intervint le chauffeur, complètement à côté de la plaque.

Il avait tenté une plaisanterie. Ou il avait peut-être voulu se rendre sympathique auprès de Charles qui fit comme s’il n’avait rien entendu et poursuivit :

— Avant ça, Gutenberg avait déjà fait quelques tentatives sur des ouvrages de petite envergure, mais ce livre est le premier incunable de l’histoire.

Comme aucun ne semblait avoir compris ce mot, Charles se hâta de préciser :

— « Incunable » est le terme pour désigner tout ouvrage imprimé en Europe avant 1500. Gutenberg aurait imprimé en tout cent quatre-vingts bibles. Quarante-huit exemplaires ont traversé les siècles, dont seulement vingt et un sont complets. On appelle aussi cette bible la B42 parce qu’elle compte quarante-deux lignes par page. Ce qui n’est pas rigoureusement exact, certaines pages en ayant quarante ou quarante et une. Comme vous le savez, elle est entièrement rédigée en latin, comme la Bible du diable, dit-il en souriant à Christa.

— C’est tout ? Ce ne sont que des pages de la Bible ?

Charles ne lui répondit pas et continua :

— Les copies que nous avons sous les yeux proviennent d’un original imprimé sur vélin. On ne connaît que douze bibles imprimées sur parchemin en cuir de veau. Ces clichés, plutôt anciens, sont ceux de l’une d’elles. Cela se voit à la texture du parchemin. Je ne saurais dire où elles se trouvent dans le monde, mais c’est vérifiable. L’homme qui m’a apporté ça, celui de la chambre, a insisté sur le fait que c’est, selon lui, un exemplaire différent. J’étais donc en train d’essayer de distinguer quelque chose qui irait en ce sens.

Dans la voiture qui cahotait, Charles tentait de se concentrer.

L’agent, qui avait jeté un regard rapide, lança encore sur le ton de la plaisanterie :

— Il y a des gens pour lire des choses pareilles ? Ces lettres ressemblent aux traces laissées par une araignée qui aurait trempé ses pattes dans l’encrier !

Charles rit. Voici une réplique célèbre. Ce flic est autre chose que ce qu’il paraît.

— Cette typographie s’appelle Textualis, ou Schwabacher qui en est une variante. Une sorte de style Blackletter. Cette combinaison de lignes qui se croisent donne en effet l’impression de pattes d’araignée. Nous n’avons plus l’habitude de ce genre de caractères qui se rapprochent de l’écriture gothique. Elle est connue aussi sous le nom de Textura Gothica, alors que les caractères sont latins. À cette époque-là, pour les personnes instruites, c’était aussi lisible que le Times New Roman. L’alignement est parfait, sans alinéa et plein d’enluminures.

Il fit une pause.

— Les enluminures sont ces ornements en tête des paragraphes, qui dans cette bible correspondent aux chapitres. C’était fait à la main. Surtout dans les monastères. À l’époque où l’imprimerie n’existait pas encore, aucun livre ne ressemblait à un autre. Les moines copistes les reproduisaient, mais dans chaque exemplaire figurait leur contribution artistique, en plus du texte. Paradoxalement, chaque copie était un original. Tiens, je viens d’inventer un nouveau slogan pour une entreprise de photocopieuses ! Je pourrais peut-être le vendre à Xerox ou Canon.

Il sourit de sa propre blague, tourna une page et son sourire s’évanouit.

— Attends un peu, se dit-il à haute voix. Ça, je ne l’ai encore jamais vu.

Un frisson lui parcourut l’échine. Les deux autres dressèrent l’oreille. Christa fit signe à Ion de se concentrer sur la route.

— Aucune des bibles de Gutenberg n’a de pages numérotées.

Il approcha le document de la lumière et lut :

— 24.

Il tourna la page. Puis une autre.

— 12, et de nouveau 24. Ça, c’est vraiment étrange.

Il revint en arrière. Les quelques pages provenaient de différents chapitres, comme si elles avaient été choisies à titre d’exemples. Certaines portaient des chiffres, d’autres des lettres qui semblaient ne rien vouloir dire. La plus grande partie provenait de l’Apocalypse. Les pages avaient été photocopiées deux par deux – c’est-à-dire livre ouvert, non chaque page individuellement. Juste en face du début de l’Apocalypse, sur la page de gauche, figurait un texte incomplet, de seulement quelques lignes. Comme si un parchemin avait été déchiré en deux dans le sens de la hauteur. Les lettres étaient les mêmes que dans le reste de la bible, mais il manquait la partie gauche du texte. Même la forme du texte montrait que la déchirure avait été arbitraire. C’était comme un collage sur une page vierge.

Sous la faible lumière dans la voiture, le texte parut incompréhensible à Charles. Il était plus flou et plus court que les autres. On aurait dit que la mise au point n’avait pas été faite. Charles avait l’impression de connaître ce texte, mais il ne voyait pas d’où il pouvait provenir et il n’insista pas.

— Quelqu’un s’est bien amusé à barbouiller ces pages. On dirait que c’est imprimé sur la même presse, mais, en l’absence de l’original, on a du mal à se rendre compte.

— Ou alors c’est un exemplaire inédit, dit Christa.

Charles envisagea cette possibilité. Il feuilleta encore un peu le dossier et, en levant le bras pour éteindre le plafonnier, il tourna les pages avec sa manche, si bien que son regard retomba sur la dernière. À gauche il y avait le final de l’Apocalypse. Mais à droite… Il examina attentivement cette page. Un autre texte cohérent qui lui sembla pourtant étrange. Il lut. Ses connaissances en latin étaient bonnes. Son sujet d’étude étant le Moyen Âge, époque où la langue officielle des textes était le latin, il avait souvent eu besoin de lire dans le texte. Charles pensait en outre que tout intellectuel digne de ce nom se devait de comprendre le latin, le grec ancien et l’allemand.

Il n’en croyait pas ses yeux. Non seulement il comprenait intégralement ce texte, mais il le reconnaissait. Il se mit à rire aux éclats.