Il s’était rassis dans l’habitacle, mort de honte. Aussi loin qu’il s’en souvienne, jamais il ne s’était senti aussi ridicule. Cela ne lui ressemblait pas, de perdre ainsi son sang-froid. Il ne savait même pas comment présenter des excuses. S’il doutait encore de toute l’histoire, les morts étaient en revanche bien réels. Il ouvrit la bouche pour parler :
— Je…
Christa l’interrompit :
— Ne vous en faites pas. Nous aurions réagi de la même façon.
— Merci…
— Ça va aller ?
Il la rassura d’un signe de tête.
— J’ai déjà été confronté à des situations difficiles et je suis habitué à me débrouiller, dit Baker, surpris lui-même par son ton contrit. Mais ce coup-là, ajouta-t-il en montrant le dossier marron, ça dépasse tout.
— Vous nous expliquez, ce qui dépasse tout ?
Charles soupira et tendit le dossier ouvert à la dernière page de la prétendue photocopie de la bible.
— Lisez !
Christa essaya de lire, mais elle ne saisissait rien.
— C’est en latin !
— Bon, je vais tenter de vous le traduire directement. « Devant la loi se tient un gardien. Devant ce gardien se présente un homme de la campagne qui demande à entrer dans la loi. Mais le gardien lui dit qu’il ne peut pas lui permettre d’entrer. L’homme réfléchit et demande s’il aura le droit d’entrer plus tard. “Fort probablement, répond le gardien, mais pas maintenant.” Étant donné que la porte de la loi est ouverte, comme toujours, et que le gardien se tient sur le côté, l’homme se penche pour regarder à l’intérieur. Quand le gardien s’en rend compte, il rit et dit : “Si cela te tente tellement, essaie d’entrer, en dépit de mon interdiction. Mais sois attentif : j’ai du pouvoir. Et pourtant je ne suis que le gardien le plus modeste. Il y a derrière moi onze autres portes. À l’entrée de chacune d’elles se tient un autre gardien, et chacun est plus puissant que le précédent. Moi-même je ne puis poser les yeux sur le troisième…” L’homme de la campagne ne s’attendait pas à de telles difficultés ; la loi devait tout de même être toujours à la portée de tout le monde. » Et ainsi de suite.
Charles s’interrompit.
— Une parabole ? reprit Christa.
— Ce texte ne vous évoque rien ?
— On dirait, pourtant, souffla Pop.
— C’est un passage d’un récit de Kafka. Cela s’appelle Devant la loi.
— Ah, exact, acquiesça Pop. Mais ça figure aussi dans Le Procès, non ?
— Justement, Kafka l’a repris plus tard dans Le Procès. Comment un texte du XXe siècle peut-il apparaître à la fin d’une bible du XVe ?
— Pas possible, répliqua Pop. Sauf si elle est copiée !
— Kafka aurait copié sur Gutenberg ? Dans une bible qui n’existe qu’en un seul exemplaire ?
— Peut-être l’a-t-il fait intentionnellement. Peut-être voulait-il aussi démontrer quelque chose.
— Vous pensez que Franz Kafka aurait vu lui aussi ce que nous voyons là ? Et que de plus il aurait vu l’original ?
Christa ne disait pas un mot.
— Il y a un principe classique, énoncé par un moine franciscain du XIIIe siècle, qu’on appelle le « rasoir d’Ockham ». Il dit que, lorsqu’on doit choisir entre deux hypothèses, la plus simple tend à être la bonne. Qu’est-ce qui est le plus probable ? Que Franz Kafka, qui est mon écrivain favori, mon hyper-ultra-préféré, au point que je le connais par cœur, ait plagié un texte de Gutenberg dont tout le monde ignorait l’existence, ou bien que quelqu’un ait organisé cette plaisanterie à deux sous ? J’ai peut-être exagéré tout à l’heure, et ces crimes odieux changent totalement la donne, mais il y a quelque chose de pas sain. On est face à une machination.
— Est-ce que ce n’était pas évident dès la découverte de la carte de visite ? intervint Christa. Et si quelqu’un vous délivrait un par un les éléments du puzzle ?
— Donc j’ai raison ? Il s’agit bien d’une vaste mise en scène qui m’est entièrement adressée ?
— Je pensais que nous étions d’accord là-dessus.
— Oui, marmonna Charles. Je suppose qu’il m’est difficile de l’accepter, ça m’énerve de ne pas en saisir les tenants et les aboutissants.
— Ce Kafka, il était autrichien ? demanda Pop.
— En quelque sorte. C’était sous l’Empire. Mais il est mort, en effet, à Vienne. Il est né dans une famille juive à… attendez un peu, dit Charles.
Il réfléchit un instant. Il sembla se rendre compte de quelque chose.
— Où est le peignoir ?
Christa plongea la main derrière la banquette et le lui tendit. Charles fouilla fébrilement dans les poches et en tira le portefeuille.
— Heureusement que… Autrement je l’aurais oublié ici. Et je me serais retrouvé non seulement sans papiers, mais en plus, sans argent ! Ça aurait été le pompon !
Il en sortit un papier et le déplia. Il examina longuement le dessin.
— Nous allons à Prague ! s’exclama-t-il enfin à l’intention de Christa, stupéfaite. Pouvez-vous nous déposer à l’aéroport ?
— Vous ne pourrez pas monter dans l’avion sans passeport. Je peux demander au commissaire de me l’envoyer dans la matinée. Je dirai que j’en ai besoin pour contrôler votre identité. Il a un faible pour moi.
— Celui-là, il a un faible pour tout le monde. Ne va pas t’imaginer quoi que ce soit ! rigola Pop.
Après quelques secondes de réflexion, Charles insista :
— Il n’y aurait pas des trains pour Prague à partir d’ici ? Ce n’est pas si loin.
— Si, marmonna Christa.
— Et je n’ai pas besoin de passeport, à l’intérieur de l’Union européenne, n’est-ce pas ?
— Seulement à la frontière avec la Hongrie. Mais, comme vous le disiez plus tôt, ma carte pourrait nous tirer d’affaire.
Le camion se rapprochait de Bucarest. Il y avait plus de lumière et de circulation. Il était presque 3 heures du matin et, même si le trafic n’était pas très dense, cela donnait une impression de retour au monde civilisé, après ce trajet dans des régions désertes.