Chapitre 27

Les gares ne sont pas l’endroit rêvé pour passer la nuit. Les trognes des drogués, des ivrognes et des mendiants qui les peuplent vous donnent le frisson. Pas forcément parce que l’on se sent en danger, mais surtout, dans le cas de Charles, parce que cela force à méditer sur une facette du monde dont on est d’ordinaire protégé. Le monde des déshérités. La gare du Nord de Bucarest n’en était pas privée, de cette facette, bien au contraire.

Charles retira de l’argent au distributeur. Christa était d’avis que c’était le meilleur moyen pour se faire repérer. Charles répliqua que ceux qui s’intéressaient tant à eux savaient déjà où ils allaient. Puis il acheta les billets, chercha des cigares et, n’en trouvant pas, il prit un paquet de cigarettes et un briquet. Ils s’installèrent à la terrasse du McDonald’s, le seul restaurant de la gare qui avait l’air potable. En dépit de sa répulsion pour les fast-foods, Charles avala presque sans mâcher un menu entier puis observa les alentours en attendant que Christa termine de manger.

— Pourquoi allons-nous à Prague ? demanda-t-elle.

Charles trouva ce « nous » très étrange. Il devait y aller et cette fille lui collait aux basques. Mais pour l’instant il avait besoin d’elle, de l’autorité qu’elle représentait, mais aussi probablement de ses qualités de femme d’action. Il savait que sans elle il n’arriverait pas à passer la frontière.

Charles sortit du portefeuille le billet qu’il avait reçu à l’hôtel.

— C’est la tour de l’Horloge de Sighişoara, dit Christa.

— Je l’ai cru moi aussi, mais après l’histoire avec Kafka je me suis rendu compte que l’horloge ici est au centre et qu’elle est surmontée d’une ogive. Or, la tour de l’Horloge n’a pas d’arc en ogive et le cadran est positionné vers la droite, quand on le regarde. Là, c’est autre chose, c’est la tour de la cathédrale Saint-Guy de Prague. Je commence à croire que l’extrait de Kafka avait pour seul objectif de m’apporter un indice supplémentaire. Je n’ai rien contre les jeux de piste, mais, sur le billet, on aurait pu écrire « Le sabre est à Prague », au lieu de « Le sabre est ici » ! Quelqu’un veut absolument qu’on aille à Prague !

Il tenait le papier en main et ne cessait de l’observer. Puis il se mit à le palper, à le frotter entre ses doigts comme s’il cherchait quelque chose.

— De quel sabre s’agit-il ? demanda Christa.

Charles approcha le papier de ses yeux et répondit :

— Il y a quelque chose qui cloche avec ce papier.

Il fouilla sa poche, alluma son briquet et l’approcha de la feuille. Comme par miracle un texte apparut à la lumière. Le briquet s’éteignit. Charles tenta de le rallumer une fois, deux fois, mais sans succès. Il tourna au maximum la molette qui règle la hauteur de flamme et il essaya une nouvelle fois. La flamme jaillit et entama le papier. Charles le lâcha et l’éteignit sous sa semelle. Il venait de perdre plus d’un quart du petit carré de papier, mais le reste du texte demeurait lisible. Charles adressa à Christa un regard satisfait.

— De l’encre sympathique, dit-elle.

— Pas forcément. Pour ça, il faut des substances spéciales de traitement du papier. Un mélange d’alcool, de tétrachlorure de calcium ou de teinture de capsicum. Il existe des solutions plus simples. Un jeu d’enfant. À l’époque des Égyptiens, on utilisait déjà ce genre de trucs sur du papyrus. Les premiers spécialistes dans l’art de cacher des messages secrets étaient les agents d’Ivan le Terrible, qui écrivaient avec du jus d’oignon. Mais on peut aussi se servir de jus de citron avec un peu de bicarbonate de potassium…

Charles rapprocha encore le papier de son nez. C’était écrit très petit.

— C’est du papier thermique, dit-il. Je ne m’en suis pas tout de suite rendu compte parce qu’il n’est pas d’une qualité formidable. Au fil de mes recherches, je suis tombé sur quantité de documents de ce genre. Mais, contrairement à celui-ci, ils ne m’étaient pas adressés.

Il s’interrompit et lut attentivement. Il y avait les premiers mots : ΆγιοςΓεώργιος.

Et dessous, en français :

Ci-gît un roi, par grand merveille,

qui mourut, comme Dieu

permet, d’un coup de serpe et d’une vieille,

comme il chiait dans une met.

Dans le coin qui avait brûlé, on ne pouvait plus lire que :

rn – seuls ces deux sabres peuvent entrer dans le même fourreau.

En face des caractères grecs figurait un 10.00. Et à côté, fait de trois lignes seulement, un oiseau.

Charles éclata de rire. Cette fois ce n’était plus un rire hystérique, mais le rire franc d’un homme de bonne humeur. Il s’était détendu et il était redevenu lui-même. Malgré tous ces événements, il se sentait de nouveau prêt à affronter le dragon. Les crimes étaient odieux, mais il devait reconnaître que son adversaire, quel qu’il soit, était intelligent et avait un grand sens de l’humour.

 

Arrivée à la gare, Bella envoya le chauffeur s’informer sur la destination des deux fugitifs. Charles avait aperçu Henry auparavant, et l’avait vue, elle ; elle ne pouvait prendre le risque d’être reconnue. Milton n’emporta que la boîte rectangulaire sans les accessoires. Arrivé au guichet, il essaya de se faire comprendre de l’employée dans une langue qui, pour elle, était du chinois, et il plaqua la boîte contre la vitre du guichet. Il ne fut pas difficile pour Bella de découvrir la destination, car trois billets seulement avaient été vendus durant les dernières heures. Dont deux pour Prague. Elle était entrée dans le système grâce au dispositif espion et avait choisi quatre places dans un wagon de queue pour ne pas avoir à passer devant les autres passagers en montant à bord. Elle avait envoyé l’information sur les trois places et la destination par SMS à Milton. Ce dernier avait montré l’écran de son téléphone affichant les numéros des places et la destination à l’employée stressée. La guichetière, soulagée, lui avait vendu ce qu’il demandait.