Christa et Charles partageaient un compartiment dans un wagon-lit flambant neuf. Christa avait choisi la première en entrant dans le wagon. Il s’agissait d’une simple mesure de précaution au cas où ils devraient sortir en catastrophe. Les chemins de fer roumains envisageaient depuis longtemps de fermer cette ligne, car les trains étaient presque vides. Le billet d’avion coûtait moins cher que le billet de train, si bien que seuls des égarés nostalgiques ou des voyageurs ayant peur de prendre l’avion acceptaient d’aller jusqu’à Prague en vingt-quatre heures au lieu de deux. Christa prit la couchette du bas, ça lui semblait plus sûr.
Après s’être assurée qu’ils étaient bien montés à bord, Bella et ses deux compagnons prirent place en queue de train. Ils avaient deux compartiments, un pour Bella, et un pour Milton et Julius Henry.
À peine le train eut-il démarré – le chef de bord était encore sur le marchepied –, qu’un homme d’une trentaine d’années, lunettes de soleil et blouson en cuir clouté, bondit en bousculant l’employé des chemins de fer.
Christa et Charles étaient dans le couloir, à la fenêtre, et regardaient en silence les quais défiler, remplacés par des paysages à mesure que le train prenait de la vitesse. Les maisons délabrées des faubourgs de Bucarest se raréfièrent jusqu’à disparaître totalement. Après la vérification des billets par le contrôleur, Charles annonça à Christa que c’était à son tour de lui dire ce qu’elle faisait là avec lui. Il attendait la vérité, cette fois. Christa lanterna, mais, Charles menaçant de ne plus rien dire tant qu’il ne connaîtrait pas la raison réelle de sa présence à ses côtés, elle céda. Ils entrèrent dans le compartiment et tandis que Charles s’asseyait sur la couchette du bas, Christa resta debout, contre le lavabo fermé par un abattant en bois.
— Si je vous confiais tout ce que je sais, vous seriez effrayé. Mais il vaut peut-être mieux. Ainsi vous serez peut-être plus prudent. Il y a presque six mois de ça, on nous a signalé trois morts vidés de leur sang dans les eaux du Vieux-Port de Marseille. J’ai demandé les enregistrements de toutes les caméras de surveillance. La plupart ne montraient rien, et plusieurs ne fonctionnaient même pas. Le seul enregistrement valable indiquait les restaurants. On vous voit entrer dans l’un d’eux, accompagné de trois hommes et d’une femme, et vous en ressortez deux heures plus tard, seul.
Pour être plus convaincante, Christa lui montra deux photos sur son téléphone, mais retira aussitôt l’appareil.
— Je ne suis pas censé voir le reste ?
— Je vais tout vous montrer, un peu de patience.
Elle ménage son suspense, songea Charles, amusé.
— Oui, je suis allé dîner avec des amis et je suis parti avant eux. Je me souviens que j’avais un avion à prendre tôt le matin.
— Oui, sauf que, regardez l’heure affichée sur la photo suivante : trois quarts d’heure plus tard, il y a eu un vent fort qui a poussé cette barque dans le coin droit du cadre de la caméra de surveillance.
Elle lui montra la photo. Dans la barque, même si l’image manquait de clarté, on aurait dit trois corps disposés en croix.
— J’ai étudié l’image de plus près, nos spécialistes l’ont traitée pour l’améliorer et voici ce qui est ressorti.
L’image était un peu plus nette, mais tout ce qu’on observait de plus était que l’un des cadavres avait un pieu entre les jambes.
— D’après vos travaux sur les vampires, le mode d’exécution préféré de Vlad Ţepeş était l’empalement, non ? On aurait ici un pal en miniature ?
— C’est une question intéressante, fit Charles, qui attendait fébrilement la suite. Vous n’avez pas lu mes livres ?
Christa fit un signe de tête ambigu.
— Vous ne pouvez pas prétendre connaître quelqu’un dont l’occupation principale est l’écriture si vous ne lisez pas ses livres.
Puisqu’elle était lancée, Christa poursuivit sans se démonter :
— Le choc a coulé la barque. Et les cadavres n’ont été repêchés que deux jours plus tard. Celui ou ceux qui sont à l’origine de cette mise en scène ont donc raté leur coup. Je n’ai trouvé aucun autre objet. La mer les aura sans doute emportés, mais…
— Les corps avaient les yeux arrachés, les oreilles… intervint Charles.
— Exactement.
— Donc, celui qui commet ces actes a déjà essayé d’attirer l’attention sur moi.
— Trois fois.
— Trois fois ? fit Charles, l’air contrarié. Vous parlez sérieusement ?
L’air sévère de Christa ne laissait aucun doute.
— Oui, il y a deux mois à Alma-Ata, mais les autorités ont étouffé l’affaire. Au prix de grandes difficultés, j’ai finalement réussi à m’entendre avec leur ministre de l’Intérieur pour voir ce qu’ils avaient. J’ai vu les clichés, mais je n’ai eu aucune copie. Une chose est sûre : c’est arrivé dans une petite rue près de l’hôtel Intercontinental où vous aviez une chambre.
— Et la troisième fois ?
— La semaine dernière à Londres, à Covent Garden où vous avez assisté à Rigoletto. Les cadavres ont été retrouvés dans les toilettes par le veilleur de nuit et la police est arrivée à temps pour bloquer l’accès à la presse.
Elle passa le bout de son doigt sur l’écran et tendit l’appareil à Charles. Sur les images, il y avait lui, qui entrait à l’opéra, et ensuite les cadavres disposés de manière identique, avec tous les détails. Les mêmes qu’à Sighişoara et à Marseille.
— Et ma carte de visite ?
Christa ne répondit pas.
— Entre Marseille et Alma-Ata, vous vous êtes rendu aussi à Dublin, puis retour chez vous à New York et à Chicago, où nous n’avons pas connaissance de faits semblables. On n’a rien trouvé jusqu’à présent. Entre les deux premiers, il s’était écoulé presque quatre mois et, entre les deux derniers, seulement sept semaines. Comme l’Angleterre était votre première apparition publique après le Kazakhstan, j’ai pensé que les crimes allaient se multiplier et j’ai pris les devants pour l’événement suivant figurant à votre agenda.
Frappé de stupeur, Charles fixait Christa. Il ne savait pas quoi dire. Qui faisait ça ? Dans quel but ? Qui le poussait vers Prague ? Et pourquoi ? Si quelqu’un avait voulu le tuer, cela aurait été très facile. Voulait-on faire croire qu’il avait lui-même commis tous ces crimes ? Croyait-on qu’il en était l’auteur ? Était-ce la raison pour laquelle Christa ne le quittait pas d’une semelle ? Espérait-elle qu’il se trahisse ?
— À présent vous comprenez pourquoi il est important que vous me disiez absolument tout ce que vous savez, la moindre intuition qui vous passe par la tête, la moindre piste à laquelle vous pensez. Tout ce dont vous avez parlé avec l’homme qui vous a remis le dossier.
Charles acquiesça.