Pendant que Charles réfléchissait à la manière de relater ce que lui avait dit l’homme au dossier, Christa se demandait si elle avait eu raison d’interrompre le cours de ses révélations. Était-ce suffisant ? Elle craignait la réaction de Charles quand elle lui montrerait la dernière photo. Cela risquait de tout compromettre. Connaissant son degré de scepticisme, elle redoutait qu’il ne recule. Ce dernier indice pouvait aussi fonctionner, dans le cerveau de Charles, comme un catalyseur. Charles n’avait pas raté une miette du combat intérieur de Christa.
— Maintenant, dites-moi tout. Que pourrait-il y avoir de pire que ce que je viens d’entendre ?
Christa hésitait encore.
— C’est donc si énorme que vous craignez ma réaction ? C’est quelque chose d’invraisemblable ? C’est pour ça que vous hésitez ?
Christa semblait approuver, il la sentit sur le point de flancher. Il savait comment amener un adversaire à baisser la garde. Il avait entraîné un grand nombre d’hommes politiques aux débats des campagnes électorales : il savait doser la pression, tout comme il savait que, s’il mettait le pied dans la porte, elle finirait tôt ou tard par s’ouvrir. Ce moment était arrivé.
— Récapitulons. Il y a d’abord eu les cadavres dans l’escalier. Atroce. Mais la mise en scène, ridicule. Plus l’homme au pardessus, gravement blessé. Après, toute l’histoire de la seconde bible. Et le texte de Kafka. On est devant un modèle narratif. Vous l’avez remarqué ? Un modèle sinusoïdal. Comme si quelqu’un, un maître du suspense, s’était attelé à un scénario de film. Après quelque chose de grave et de sérieux, arrive quelque chose d’inattendu, de comique. L’action a toujours tendance à s’accélérer vers la fin, mais si elle accélère trop, le public s’en va, déçu. Alors il faut introduire des éléments qui retardent la résolution du problème : les éléments perturbateurs. Il faut toujours qu’il y ait un conflit entre la tendance de l’histoire à foncer tête baissée comme un bélier, et les éléments qui justement empêchent la poursuite du récit de ladite histoire. Cela rend le récit efficace. Bien entendu, l’histoire triomphera, arrivera au bout, mais non sans laisser sur le champ de bataille un tas de morts de sa propre armée. Dans notre cas nous avons la tour de Prague, mais tout de suite après le passage comique d’Agrippa d’Aubigné. Cela correspond parfaitement aux règles. Pour entretenir le suspense, vous devez laisser le spectateur souffler un peu. Si vous allez de tension en tension, il finit par perdre tout intérêt pour ce que vous racontez. Il ne peut pas supporter une tension continuelle. Il a besoin de se détendre un peu, mais dès qu’il est de nouveau confortablement installé dans son fauteuil, quand il s’y attend le moins, paf, vous pouvez lui filer un coup de poing dans l’estomac. C’est ce qui se passe ici. Celui qui a arrangé tout ça a drôlement bien digéré Aristote, Hegel et Chklovski, et les autres théoriciens des structures narratives.
Christa n’en croyait pas ses oreilles. Elle commençait à comprendre que Charles se distanciait des atrocités en rationalisant les événements. Charles observa de son côté qu’il était sur le point de la convaincre.
— Ce qui me conduit à penser que vous allez me montrer quelque chose qui est pratiquement incroyable.
Tout en tendant son téléphone à Charles, Christa décrivit la photo :
— Elle a été prise par une serveuse, le fameux soir à Londres. Elle avait pris du retard pour débarrasser les tables et elle est partie plus tard que d’habitude. Le restaurant, The Globe, est sur Bow Street, près de Covent Garden. Quand elle a vu ce que vous voyez vous aussi maintenant, elle a eu le réflexe de prendre une photo avec son téléphone. C’est le bâtiment qui se trouve en face du restaurant où elle travaille.
Charles considérait le cliché. Sur le fond blanc d’un bâtiment à grandes fenêtres se profilait une ombre hideuse, maigre et voûtée. Une tête allongée, des oreilles pointues. Les bras repliés avec les coudes près du corps se terminaient par des mains dont on entrevoyait les longs ongles d’acier. Les dents, elles aussi d’acier trempé, semblaient celles d’une bête sauvage enragée. Des gouttes s’en détachaient. La bête salivait.
— Si vous regardez avec attention le reste de l’image, la rue, donc, vous observerez que l’ombre dépend de la seule source de lumière qui existe à cet endroit, ce lampadaire qui projette sur la façade l’ombre de la personne ou de l’animal – allez savoir ce que c’est. Le seul problème, c’est qu’entre le lampadaire et le mur, il n’y a rien.
Fin de la première partie