Chapitre 46

Milton entra dans le wagon juste au moment où le train ralentissait le long du quai de la gare de Curtici, le dernier arrêt en Roumanie. Christa avait cantonné Charles dans le compartiment et elle se tenait dans le couloir, le passeport à la main, en espérant que les policiers n’allaient pas ouvrir. Elle était convaincue que toute cette histoire avec Ross relevait dans le meilleur des cas de la naïveté et qu’il ne pouvait pas réussir là où Interpol avait échoué. Milton, quant à lui, se tenait à l’extrémité du wagon, attendant les autorités, prêt à accomplir le plan de Bella.

Le train s’arrêta. Personne ne descendit ni ne monta dans leur wagon. Christa passa la tête par la fenêtre. Quelques personnes sur le quai. Pas l’ombre d’un douanier ni d’un policier. Christa se dit qu’ils allaient attendre une éternité que les autorités roumaines consentent à faire leur devoir. Elle était habituée à l’arrogance lasse des douaniers d’Europe de l’Est, tout comme elle était rompue à l’autoritarisme de ceux de l’Ouest. Soudain, le train se remit en marche. Le chef de train fut pris par surprise et Milton resta bouche bée.

Dix minutes plus tard, à Lokoshaza, les douaniers hongrois montèrent à bord et menèrent leur inspection à toute vitesse. Ils demandèrent à Christa d’ouvrir la porte, ils firent sortir Charles dans le couloir. Mais ce soir-là personne ne vérifia l’identité du moindre passager. Milton fut le seul à devoir expliquer pourquoi il campait près des toilettes. Il dut retourner à sa place, avec le passeport de Charles dans la poche.

Charles adressa un sourire triomphant à Christa qui se posait de sérieuses questions sur ce Ross qui avait le pouvoir d’annuler les contrôles de la douane des deux côtés de la frontière. Cette coïncidence dépassait les bornes, mais en l’absence d’explication plausible, elle dut se résoudre à accorder sa confiance à son compagnon de voyage.

 

En retrait de la voie ferrée, dans le no man’s land entre les bâtiments des douanes des deux pays, les douaniers roumains et hongrois s’étaient lancés dans un match de foot international, à l’initiative du chef de la police aux frontières hongrois qui avait mis en jeu le montant d’une année de bakchich. Dans les rangs des supporters roumains, la fièvre montait : le piètre jeu de pieds des Hongrois révélait qu’ils auraient été plus à l’aise avec un ballon à la main, sur un terrain de handball… Au beau milieu du jeu, ses jambes épaisses bien plantées dans la boue, la jeune femme aux cheveux teints, sifflet aux lèvres, tenait le rôle d’arbitre et n’avait qu’une atroce idée en tête : elle allait devoir se refaire les ongles des orteils pour la huitième fois de la semaine. Satisfaite de la solution trouvée par Laszlo Fekete, dès qu’elle vit le train quitter la gare elle abandonna les deux équipes autour d’une insoluble faute dans la surface de réparation, tourna les talons et disparut. Le chef de la police des frontières fit de même, enfourchant sa moto et mettant les gaz pour retrouver sa famille.