Tous deux examinaient la transcription de Christa. Elle avait fait du bon travail. Il comprenait les mots, mais il en manquait trop pour que le texte soit intelligible. À l’évidence, il avait besoin de l’autre moitié. Alors il abandonna la transcription, ferma l’ordinateur et reprit le dessin avec les gratte-ciel.
Il l’observa, se creusant la tête. C’était trop. Il reposa le papier, dos à dos avec la photo dont Christa l’avait détaché, referma le dossier et le repoussa d’un geste ostentatoire.
Il décida de laisser tomber pour l’instant cette impasse. Tout en réfléchissant à autre chose, il avisa un dépliant touristique vantant les voyages en train à travers la Hongrie. Au verso, un schéma représentait le trajet jusqu’à Prague avec tous les arrêts. Il n’avait pas remarqué le document plus tôt. Puisqu’il était rédigé en hongrois, il avait dû être déposé là après le passage de la frontière. Il consulta le trajet du train et vit que, parmi les villes traversées, après Budapest figurait Višegrad.
— Regardez, on n’arrête pas les coïncidences. On va passer par la ville où Ţepeş a été retenu prisonnier pendant plus de dix ans.
— D’ailleurs, si on poursuivait notre jeu en essayant d’imaginer ce qu’il se serait passé si l’histoire avait été vraie ?
Christa avait observé comment l’esprit de Charles se mettait en marche. Une petite impulsion suffisait. Elle continua pour l’aiguillonner :
— Vous avez dit qu’après la visite en Albanie il se rend à Florence, à Mayence puis rentre chez lui. C’est à ce moment-là qu’il est arrêté ?
— Non. Pas du tout. Il se prépare alors tout juste à remonter sur le trône pour son règne le plus long. Un règne d’à peine plus de six années.
— Mais si le message est si dangereux et que Gutenberg, espionné, se fait confisquer son imprimerie, pourquoi Vlad n’est-il pas inquiété ?
— Encore une bonne question. Si seulement nous connaissions la nature du message et où il voulait distribuer les bibles, en supposant que tout cela est vrai, alors on y verrait plus clair. Là, nous sommes sur les sables mouvants des suppositions et ça, ce n’est jamais bon, pour un historien.
— C’est vrai, mais il arrive souvent qu’une hypothèse fantaisiste conduise à découvrir la réalité.
Charles était impressionné par la finesse de cette fille aux cheveux courts, avec de grandes mains aux ongles rongés jusqu’à la chair et des cicatrices dans le cou.
— On peut dire ça. Il est possible que le danger évoqué dans le message n’ait concerné que les États allemands ou les Autrichiens. La maison de Habsbourg louchait continuellement sur le trône de Hongrie. Toute cette histoire aurait pu arranger Matthias Corvin. Il a peut-être même pensé que ça l’aiderait à mettre plus vite la main sur la couronne. En tout cas, c’est une raison liée à cette affaire de message qui le poussera à arrêter Vlad, six ans plus tard, pour l’enfermer à Višegrad, expliqua Charles en tapotant de l’index le nom de la ville sur le dépliant.
— Mais vous avez dit qu’il a mené une guerre de communication qui fera de Vlad un Dracula. Pour détruire sa crédibilité.
— Il en fait un monstre. La version du vampire, c’est Bram Stoker qui s’en chargera quatre cents ans plus tard.
— Et le message que voulait faire passer Vlad ne pourrait pas être un moyen de contrer cette entreprise de discrédit ?
— Je suppose que oui, dans le monde infini des hypothèses. Je n’en ai trouvé confirmation nulle part. Et pourtant j’ai retourné le moindre document de l’époque.
— Et quelle est votre version ?
— La mienne ? Ce n’est pas obligatoirement la mienne. C’est celle de l’historiographie officielle. Il n’y a aucune certitude, mais c’est la plus probable.
Christa attendait la suite. Charles aimait défier des interlocuteurs intelligents qui parvenaient à lui répondre. Il avouait faire cours non pour enseigner, mais pour apprendre des étudiants. Selon lui, l’essentiel était dans ses livres, et quand une conférence lui avait permis de faire des rencontres marquantes, il lui était arrivé de restituer purement et simplement sa rétribution aux organisateurs. Le public des cours ou des conférences avait en général lu ses ouvrages et venait pour le spectacle qu’il offrait. Souvent, les étudiants pariaient sur la façon dont il aborderait tel ou tel sujet en cours. Ou bien ils le mettaient au défi d’identifier un document trouvé dans d’obscures archives, espérant l’embarrasser. Il n’était pas rare que ses anciens étudiants reviennent assister à ses cours. Les amphithéâtres étaient toujours pleins, et en deux heures les billets épuisés. Sa matière préférée restait l’histoire de la propagande et de la manipulation. Le domaine était si vaste, les sujets si intéressants et inattendus, la participation de la salle si intense qu’aucun cours ne ressemblait à un autre. Les étudiants savaient qu’il avait été le cerveau de la campagne du président Obama et qu’il était le précurseur de l’utilisation à grande échelle d’Internet et des réseaux sociaux dans une campagne électorale. Son objectif avait été non seulement de convaincre l’électorat de voter pour son candidat, mais aussi de pousser le plus grand nombre de personnes à s’inscrire pour voter.
Le mot « propagande » avait été inventé au XVIIe siècle par l’Église catholique en pleine contre-réforme, expliquait le professeur. Mais le phénomène que ce mot recouvrait existait depuis toujours. Le serpent convainc Ève de goûter au fruit défendu, et elle désobéit justement parce que c’est interdit. C’était un exemple de propagande inversée, ou, pour le dire autrement, de manipulation. Un autre exemple : Les Assyro-Babyloniens inscrivaient la liste de leurs victoires sur les pierres à l’intérieur des cités, pour montrer leur puissance et leur invincibilité : c’était de la com ! La ruse du cheval de Troie racontée par Homère rappelait la fourberie des Achéens. La grandeur d’Athènes ainsi décrite ne pouvait laisser insensible aucun auditeur.
Les études des meilleurs sociologues, expliquait Charles devant son auditoire montraient qu’aucune décision d’achat de biens n’intervenait de manière rationnelle. Le grand défi du marketing (évolution marchande de la propagande) était de convaincre que le bénéfice rationnel des uns faisait le bienfait émotionnel des autres : les acheteurs.
L’argument rationnel succédait toujours, selon Charles, à l’achat. Pour ne pas être ridicule après une acquisition, on trouve toujours le moyen de se justifier. Sinon, expliquait le professeur, on se retrouve dans un atroce conflit intérieur, une situation nommée « dissonance cognitive ». Or, personne ne pouvait se trouver en permanente contradiction avec son moi. Il n’y avait que deux solutions : devenir fou et se suicider ou se convaincre d’avoir eu raison… Raison, mais à moitié, puisque tout le reste était émotion, la question ne se posant plus de vendre, mais de se centrer sur l’action d’achat. Dans sa démonstration, le professeur prenait l’exemple de dix voitures récentes, de marques différentes, au même prix, 10 000 dollars, par exemple. Quelle était la différence réelle entre ces voitures ? Aucune. Tout était dans la marque du fabricant et dans sa façon de provoquer l’acte d’achat.
Il citait souvent l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, auteur d’une étude sur les membres d’une tribu australienne confrontés pour la première fois de leur vie à la diffusion d’un film. Interrogés sur ce qu’ils avaient vu, presque tous avaient répondu rien. Ils n’avaient aucune pratique de cette façon de refléter le monde. Ils ne comprenaient pas la convention, le langage. Un homme seulement avait répondu contre toute attente qu’il y avait vu une poule. Les anthropologues avaient été obligés de se repasser le film au ralenti pour observer finalement qu’il « y avait une scène où une poule traversait bien le champ de la caméra. « Nous ne reconnaissons que ce que nous connaissons », déclarait Charles à ce stade de son cours. Après avoir habitué les indigènes aux films, les scientifiques leur avaient montré des productions plus modernes utilisant l’ellipse. Aucun de leurs spectateurs ne comprenait comment un homme pouvait entrer dans une maison et subitement apparaître au lit, à son réveil. Il leur manquait le déroulement naturel des actions dans le temps. Des choses qui nous paraissent naturelles sont en réalité le fruit de décennies d’entraînement du cerveau. Si un homme d’il y a quatre cents ans pouvait être parachuté dans notre présent, il ne serait pas capable de s’adapter à notre monde actuel. Il mourrait de peur à la vue de la première automobile, comme ces autruches dans une ferme en bord de route qui mouraient d’un arrêt cardiaque lorsqu’elles apercevaient un camion venir à toute vitesse dans leur direction.
Souvent, Charles demandait aux personnes dans le public comment elles choisissaient leur shampoing. « Vous avez deux heures pour faire les courses de la semaine pour votre famille. Combien de temps allouez-vous au choix du shampoing ? Deux minutes ? Cinq ? Combien de shampoings sont en rayon ? Quelques dizaines ? Des centaines, peut-être ? Comment avez-vous le temps de tout regarder en cinq minutes ? Vous ne voyez que ce que vous reconnaissez. Comme les autochtones australiens de Lévi-Strauss. »