Chapitre 34

Charles examinait encore la photo sur le téléphone de Christa. Il ne savait pas quoi en dire. Toute cette histoire lui aurait semblé follement comique si de pauvres gens n’avaient pas été tués. Il se demandait à quel genre de taré il avait affaire.

— Cette photo est un faux. C’est évident, cette ombre n’en est pas une. Il y a trop de détails. Regardez ce que c’est, une ombre, avec n’importe quelle ombre, vous n’atteignez jamais ce degré de précision. Ce reflet métallique sur les dents et sur les griffes, c’est impossible.

— Je sais que ça vous paraît étrange, mais je vous assure que cette photo n’est pas truquée. On l’a archivérifiée. Nous, et la police londonienne, aussi. Elle a été récupérée directement du téléphone de la serveuse. En même temps que le téléphone, d’ailleurs. La pauvre femme est encore en état de choc. Elle a été entendue pendant des jours. Elle n’est absolument pas impliquée. Tout ce qu’elle a dit est vrai.

— Alors il y a autre chose, répliqua Charles. Un projecteur, caché quelque part.

Il s’efforçait de trouver une explication rationnelle. Il devait bien y en avoir une. Charles était convaincu que tout phénomène, aussi surnaturel qu’il paraisse, pouvait être expliqué par la raison. Ce qui bloquait, c’était l’incapacité des hommes à trouver cette explication. Tôt ou tard elle apparaîtrait. Il en était convaincu. Il n’y a pas si longtemps, les gens croyaient que le tonnerre, les éclairs ou les éclipses de Soleil existaient pour punir leurs péchés.

— Vous allez me ressortir l’histoire du rasoir d’Ockham ? fit Christa, un peu énervée. Je crois qu’il serait plus utile d’essayer de comprendre de quoi il s’agit. Pour ma part j’ai la conviction que tout est lié. Allez, essayons de démêler ça, tous les deux. Vous voulez entrer dans le détail de l’histoire de la deuxième bible ?

Charles était d’accord. Mais l’exiguïté du compartiment n’était pas adaptée pour une si longue histoire. Les couchettes du wagon-lit n’étaient pas rabattables, et hormis celle du bas il n’y avait pas d’autre endroit pour s’asseoir. Tout au plus pouvait-on s’appuyer contre l’abattant du lavabo, comme le faisait Christa. Il proposa de sortir dans le couloir ou d’aller au wagon-restaurant.

 

Quelques minutes plus tard, Christa et Charles luttaient dans le balancement des wagons. Après s’être traîné pendant des dizaines de kilomètres, le train semblait être entré sur une portion de voie ferrée plus rapide et en profitait. « Qu’est-ce que ça tangue ! », se disait Charles en ouvrant le chemin. Les couloirs étaient très étroits, ils avaient onze wagons à traverser, et il était difficile de se croiser ou de passer lorsque des voyageurs restaient accrochés aux vitres baissées pour fumer. À mi-chemin ils croisèrent une dame si corpulente qu’il leur fut impossible de se glisser sur le côté. Ils reculèrent pour trouver un compartiment vide où entrer le temps que la dame libère le couloir. Christa sourit largement et soupira d’une façon que Charles trouva très mignonne.

Juste au moment où ils battaient en retraite devant la dame, Charles aperçut l’homme à la musculature impressionnante croisé dans le hall de l’hôtel la veille. Il sortait des toilettes en refermant son pantalon puis passa près d’eux. Charles ne put se rendre compte s’il les avait vus, eux.

Ils arrivèrent au wagon-restaurant. Les huit tables étaient désertes. Seule une table était occupée par un individu légèrement ivre qui commençait sa journée par un petit verre de rhum accompagné d’une grande bière. Charles demanda s’ils pouvaient s’asseoir. Le serveur consulta sa montre et s’apprêtait à dire qu’il n’ouvrait qu’une demi-heure plus tard, mais, entendant l’accent étranger de ses premiers clients, il songea qu’un petit plus d’amabilité pourrait se concrétiser en pourboire. Alors il les invita, d’un geste ample, à s’installer où ils voudraient.

Ils choisirent une table de quatre qui était le plus à l’écart, au bout du wagon. Après s’être assis et avoir commandé deux cafés, Charles demanda au garçon s’il pouvait fumer. Ce dernier lui fit signe de patienter et se dirigea vers le milieu du wagon où il indiqua deux pages imprimées en noir et blanc collées sur la paroi. Une feuille portait une cigarette allumée, et, sur l’autre, la même cigarette était barrée. Une limite imaginaire partageait le wagon en deux, fumeurs d’un côté, non-fumeurs de l’autre. On ne comprenait pas le but de la manœuvre, les deux parties du wagon étant strictement identiques. Il n’y avait aucune aération à l’exception d’une vitre entrouverte, et la fumée passait de toute façon d’un côté à l’autre. Ils s’étaient assis du côté non-fumeurs et, au moment où Charles se demandait s’il allait leur falloir s’abstenir ou changer de place, il fit l’expérience de l’hospitalité roumaine. Dans un mouvement de danseur qui faillit le plaquer à terre à cause des secousses du train, le serveur attrapa les deux feuilles et, tel un prestidigitateur, les inversa. Puis il adressa un sourire complice à Charles. Après quoi, pour que les règles soient respectées en dépit de ces menues modifications, il fit déplacer le client au regard trouble en zone non-fumeurs.

— Nous sommes suivis, dit Charles tout en faisant un geste de remerciement en direction du serveur. L’homme qu’on a croisé un peu plus tôt, il était aussi à l’hôtel. Accompagné d’une femme du même gabarit. Elle se trouve probablement dans le train.