Chapitre 55

Le poste de police du village était une maison ordinaire, prolongée par une sorte de hangar aveugle. La lumière naturelle ne pénétrait que par les deux pièces où les policiers avaient leurs bureaux. La mieux éclairée était celle du chef, dans l’autre se trouvaient les postes de travail des trois autres. Il y avait un seul vieil ordinateur commun et une imprimante antédiluvienne. Dans le bureau du chef se trouvait aussi l’étagère en métal où étaient conservés les pistolets et une carabine que personne n’avait sortis de là depuis que les communistes avaient réquisitionné la maison pour la transformer en commissariat, plus d’un demi-siècle auparavant.

Dans sa grande mansuétude, le maire du village avait fait repeindre l’intérieur deux ans plus tôt. Il n’avait pas eu le budget pour l’extérieur, alors les deux drapeaux pendus sur la façade – celui de la République tchèque et celui de l’Union européenne, flambant neufs – juraient sur le crépi écaillé du bâtiment. Il n’y avait pas d’argent pour d’autres réparations, si bien que toutes sortes de bruits provenaient du dessous, comme si des populations entières de rats parcouraient en long et en large les canalisations qui vibraient et propulsaient de sinistres gargouillis. Les sols craquaient, rongés par les vers. Comme les portes des bureaux étaient fermées, pas un brin de clarté ne pénétrait dans le poste.

À l’entrée, la seule caméra de surveillance, cadeau d’un magnat du coin pour faire sortir de garde à vue son fils interpellé ivre au volant après avoir écrasé une poule, était orientée de la porte d’entrée vers l’intérieur, si bien qu’on pouvait voir la réception. L’accueil consistait en une étagère placée sur un reste d’échafaudage peint en blanc et fixé aux murs latéraux. Le charpentier du village leur avait fabriqué une sorte de comptoir rabattable que les policiers n’utilisaient plus depuis belle lurette, les charnières ayant cédé. Quelques sièges alignés le long du mur opposé complétaient cette salle d’attente. Près de la porte d’entrée, un couloir perpendiculaire desservait les deux bureaux et les toilettes. Au fond se trouvait une salle plus grande, l’ancien hangar où des grilles avaient été fixées sur toute la hauteur, la divisant en deux et la faisant ressembler à une cage à oiseaux. Une lourde porte à barreaux avec deux verrous permettait de garder au frais des détenus occasionnels, hébergés là pour vingt-quatre heures maximum. En général des ivrognes qui avaient besoin de dégriser ou des jeunes gens coupables de délits chez les villageois. Personne ne se souvenait si un criminel dangereux était jamais entré dans cette prison improvisée. La vie de policier dans ce petit village tchèque était une bénédiction.

Derrière les barreaux qui rappelaient ceux des cellules dans les westerns des années 50, Christa et Charles étaient assis sur un lit en fer que le chef de la police, Miloš Bambenek, avait rapporté de chez lui. Ils étaient là depuis une heure. Comme toute tentative pour parler avec les policiers avait échoué, ils attendaient de voir quel sort leur serait réservé. Dans peu de temps, l’aube pointerait.

 

Plus de onze voitures de police, camionnettes et ambulances étaient garées aux abords du champ où le train était arrêté. À l’intérieur et autour, ça grouillait d’uniformes. Après que les lieux eurent été sécurisés, photographiés, les empreintes relevées, les deux policiers qui semblaient les plus hauts gradés discutaient vivement du sort du train. L’un des passagers était responsable de ces crimes. Il fallait le trouver. Ils se demandaient comment ils pourraient retenir tout le monde pour les interrogatoires. Ne serait-ce que pour relever les empreintes. L’un d’entre eux soutenait que c’était l’endroit idéal parce que personne ne pouvait fuir. Tandis qu’en ville… Comme les caméras de télévision étaient pointées sur eux, ils attendaient la décision du ministre. Les voyageurs commençaient à vociférer avec plus de véhémence, ils avaient à faire, des vies à vivre, ils étaient retenus de manière abusive et en dehors de toutes règles de droit. Comme personne ne voulait assumer la moindre responsabilité, l’attente semblait devoir se prolonger indéfiniment. De plus, tout le trafic ferroviaire était sens dessus dessous, la ligne entre Brno et Prague étant la plus fréquentée du pays. Un cauchemar logistique.

Puis il passa par la tête de l’un des chefs de vérifier auprès de Bambenek s’il avait pensé à faire surveiller le village, au cas où le criminel aurait réussi à se glisser hors du train en profitant de la confusion. Ce dernier répondit fièrement que oui, ses gars patrouillaient, et qu’il pourrait leur demander des nouvelles si on lui prêtait un téléphone, le sien étant à plat. Il en obtint un et composa successivement les numéros de ses trois subalternes. Aucun ne répondit.

— Vous savez, le réseau tombe parfois en rade pendant des jours entiers, par ici, je vais appeler au poste, sur le fixe.

Au poste non plus personne ne décrocha. Cela lui parut étrange alors il se rendit à sa voiture pour essayer avec la radio. Sans succès, une fois de plus. Depuis le portable, il appela chez lui. Après plusieurs tentatives, une voix énervée d’avoir été tirée du sommeil lui répondit. C’était son fils de dix-neuf ans qui se trouvait à la maison pendant ses vacances universitaires. Miloš eut toutes les difficultés du monde à le convaincre de se rendre d’urgence au poste de police pour voir ce qu’il se passait. Son fils en profita pour lui arracher la promesse de se voir attribuer plus d’argent de poche. Son père lui demanda d’être prudent et de ne pas s’approcher du bâtiment s’il voyait quoi que ce soit de suspect.