Chapitre 59

Le romancier à la recherche d’un décor citadin pour y situer l’action d’un thriller réaliste devrait choisir Prague, car peu de villes rivalisent avec cette capitale. Ses innombrables ruelles renferment tant d’histoires mystérieuses, tant de contes étranges et de faits inexpliqués, on y admire tant de bâtiments historiques chargés de récits tous plus sinistres et terrifiants les uns que les autres, que cette ville est l’endroit parfait pour développer l’imagination. Un auteur versé dans les énigmes aurait le choix entre les symboles maçonniques du pont Charles, les statues de rois et de saints, chacune avec ses secrets, les gisants de la cathédrale Saint-Guy, sans compter l’histoire des instruments de torture, de l’Église catholique, des guerres hussites ou de celle de Trente Ans. Il pourrait imaginer des messages codés cachés dans les étranges inscriptions du pont Charles ou dans ses tours. Ou construire une énigme policière sur l’horloge astronomique ou sur le zodiaque de Prague, dont les lignes tracent le plan de la vieille ville.

Notre romancier pourrait aussi élucider les mystères du plus spectaculaire cimetière du monde, le cimetière juif où est née la légende du Golem, monstre créé par le rabbin Loeb. S’il était à la recherche de quelque chose de moins banal, il chercherait à s’inspirer des légendes de la Colonne du diable, du Serviteur pétrifié, des squelettes errants et de la terrible histoire de maître Hanuš. Sans parler de la possibilité d’enquêter sur la multitude d’alchimistes et de sorciers dont le premier était Rodolphe II, le souverain qui aura passé sa vie à chercher la pierre philosophale et à essayer de changer la substance éthérique ou le mercure en or.

Et c’est dans cette ville, surnommée la Cité aux toits d’or, que le professeur Charles Baker, toujours accompagné de Christa Wolf, devait retrouver le sabre perdu de Dracula et la première bible imprimée par Gutenberg.

Il était presque 8 heures du matin quand la Skoda gris métallisé de Christa entra dans Prague. Ils avaient déjà traversé la zone industrielle et commerciale de la périphérie quand ils avaient repéré un bus quittant son arrêt. Ils l’avaient doublé et, quand le bus marqua un nouvel arrêt moins d’un kilomètre plus loin, Christa s’arrêta juste devant. Ils abandonnèrent la voiture et s’engouffrèrent dans le bus. Quand ils eurent l’impression d’avoir dépassé les quartiers résidentiels d’immeubles hideux et de s’être rapprochés du centre, au premier croisement de plusieurs lignes de tram, ils montèrent dans l’un d’eux au hasard.

Ils n’achetèrent pas de billet, mais personne ne les contrôla. Quelques arrêts plus loin, quand Christa fut certaine qu’ils n’étaient pas suivis, ils descendirent. Cinq minutes plus tard ils se trouvaient dans un taxi qui les menait vers l’endroit connu sous le nom de Château de Prague.

Ils s’arrêtèrent place Hradčanské, près de la statue de Tomas Masaryk, et Charles, impatient, fonça. Christa dut se mettre à courir pour ne pas le perdre. Ils passèrent la première cour, la deuxième, et entrèrent sous l’arche du château, dans la troisième. Devant l’entrée sud de la cathédrale, la statue de saint Georges tuant le dragon – ou du moins une copie de l’original conservé au musée de la Galerie nationale – était transformée en une piètre fontaine artésienne. À peine trois gouttes d’eau jaillissaient de la gueule du dragon. Christa observa Charles puis elle ajusta avec tendresse le col de sa veste. Il n’était que 9 heures du matin, argumenta-t-elle, si leur interprétation du 10 sur le billet était correcte, ils avaient encore une heure devant eux. Elle lui suggéra d’entrer dans un des cafés. Charles regarda autour de lui. La cour commençait à se remplir. La cathédrale Saint-Guy ouvrait tout juste ses portes. Il ne remarqua rien d’intéressant ; il ne savait pas même ce qu’il devait chercher. Il hésita un peu et se laissa convaincre. Ils contournèrent la statue et la cathédrale par l’entrée ouest et prirent l’allée du Vicaire, une rue étroite séparant la cathédrale du Vikárka, où ils s’installèrent. Ils avalèrent leur café sans dire un mot. Charles perdait patience. Il agitait sa jambe dans un accès de nervosité. Christa se demanda si c’était bien le moment de lui faire part d’une révélation qu’elle venait d’avoir. Elle garda le silence.