Il était 11 heures quand le petit cimetière privé sur les rives du lac Halbert, voisin de la ville de Corsicana, au Texas, commença à s’animer. Quelques heures plus tard allait se dérouler l’enterrement de Franklin Foster Hearst. Sur ses terres, situées à moins de deux kilomètres de là, on procédait aux derniers préparatifs. Dans la chapelle familiale, le cercueil spécial, plus cher et plus luxueux que tout ce qui avait jamais été fait en la matière, restait fermé.
Le milliardaire d’origine irlandaise, de son vrai nom Patrick Buckley, était convaincu qu’il vivrait bien au-delà de ses 90 printemps. Au cas où, un jour où il était lassé de jouer avec ses six chiens préférés, il avait mis aux enchères la fabrication de son cercueil, qui devait être le plus imposant possible. Le concours avait duré trois ans, et les représentants en pompes funèbres qui avaient tenu jusqu’au bout s’étaient heurtés à de nombreux problèmes. Et il ne pouvait en être autrement puisque le vieillard trouvait dignes de mépris aussi bien le cercueil en or, d’une valeur de 40 000 dollars, de l’actrice Zsa Zsa Gabor, que celui du centre funéraire Xiao En de Kuala Lumpur. Celui de Michael Jackson, à presque 37 000 dollars, ne lui semblait pas plus estimable.
Au bout du compte, une société qui avait récemment engagé un designer italien remporta le concours pour presque 400 000 dollars. Leur projet était un assemblage d’acier et des bois les plus rares. Celui qui servait de base, l’arbre royal des Zoulous appelé aussi Pink Ivory, provenait du Zimbabwe et du Mozambique. C’est un bois rouge, très dur et résistant. Les ornements latéraux étaient confectionnés dans de l’amarante, issue des forêts d’Amazonie, appelée aussi bois de violette pour sa couleur. Enfin, les ornements supplémentaires, en or et platine, étaient fixés sur des pièces en dalberge, bubinga et bocote, trois bois plus tendres, se prêtant à l’ébénisterie.
Le cercueil était presque prêt quand le milliardaire originaire de Tipperay, Irlande, fut retrouvé massacré de telle manière qu’il était devenu méconnaissable, dans son bureau d’une tour de seize étages de Dallas. On aurait cru qu’un train était passé dans tous les sens sur sa tête séparée de son corps.
Franklin Foster Hearst était né dans une famille très pauvre. Son grand-père, émigré d’Irlande, avait reçu un morceau de terre situé au bout du monde. C’est là qu’il avait construit, avec ses trois fils, la baraque où Franklin était né. Entre-temps, la famille avait acquis quelques têtes de bétail, ce qui était comme un signe du destin, puisque leur nom Buckley provenait du gallois « O Buachalia » qui signifiait ni plus ni moins que « troupeau de vaches ». Et puisque le destin œuvre toujours selon ce qui est écrit, il devait aussi sa fortune à une vache. Une vache morte plus exactement. F. F. – car tel était le surnom donné à cet homme par ses huit épouses successives – se promenait pieds nus et revêtu de la culotte courte héritée de ses trois grands frères quand son père, voulant enterrer la vache, planta sa bêche dans le sol et se retrouva éclaboussé des pieds à la tête par un jus noir et boueux qui jaillissait de la terre.
Le pétrole trouvé sur leurs terres changea leur vie. Son père se perdit dans l’alcool, sa mère mourut du typhus et ses frères aînés dilapidèrent l’héritage en femmes de petite vertu et en parties de cartes. Il avait appris que deux d’entre eux avaient été abattus dans une maison borgne. Quant au troisième, il n’eut plus aucune nouvelle de lui dès l’instant où il franchit le seuil de la maison familiale. Il dut se débrouiller seul dès l’âge de neuf ans. Il accumula de l’argent et du pouvoir. Il n’en avait jamais assez. L’exploitation du pétrole lui permit d’acheter des actions dans une mine de diamants, puis il ouvrit des fabriques de brodequins pour l’armée et enfin des usines d’armement. Il fit l’acquisition de chaînes de restaurants entre l’Amérique du Sud et l’Asie et lors du plan Marshall il investit dans des banques et des institutions financières. Il ouvrit des maisons de courtage à Wall Street, Londres et Tokyo, et ses sociétés remportèrent tous les contrats pour la reconstruction de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Au cours des trente dernières années, il avait acheté des parts majoritaires dans les plus grands empires médiatiques du monde et il détenait une partie des géants de l’industrie pharmaceutique. Pourtant, son nom ne figurait dans aucun classement de milliardaires. Forbes n’en avait jamais parlé et, en dehors de quelques-uns, personne n’avait la moindre idée de son existence. Il était un fantôme. Il était dépourvu de toute ambition politique, voilà pourquoi. Il avait rapidement compris que le pouvoir réel n’est pas entre les mains de ceux qui sont sur le devant de la scène et que la célébrité mène à la perdition. Si bien qu’il n’avait jamais rien acheté en son nom propre. Au début il passait par toutes sortes d’intermédiaires, gratifiés de généreux chèques en échange de leur identité et de quelques signatures. D’ordinaire ces individus semblaient satisfaits et dans les rares cas où l’un ou l’autre se réveillait un matin avec l’envie de demander plus, toute trace d’argent disparaissait soudain de leurs comptes bancaires dans les institutions contrôlées par F. F. Ils ne pouvaient rien prouver, car Hearst ne laissait rien au hasard. Pas le moindre petit bout de papier. Du point de vue des autorités, il était toujours un éleveur qui avait moyennement réussi, à Corsicana, au Texas.
Puis il se mit à créer des sociétés fantômes, des fonds d’investissement avec des milliers d’actionnaires minoritaires, des organisations disséminées à travers le monde de sorte qu’aucune autorité, aucun individu ne puisse jamais remonter jusqu’à lui. Même lui ne pouvait plus mesurer son influence ni sa fortune.
Au début des années 70, il reçut la visite d’un homme qui se proposait de lui offrir ce dont peu de mortels osaient même rêver, à condition que tous ses actifs fusionnent avec une organisation du même genre. Avec le talent qu’il avait pour flairer les belles opportunités, il accepta. Pendant dix années, il passa par une multitude de contrôles, de rituels que toute personne normale aurait trouvés suspects ou ridicules. Il devint chevalier de l’Ordre secret contrôlé par le Conseil des douze, puis un des trois électeurs et finalement, quand son prédécesseur mourut, il fut désigné pour représenter l’organisation dans le Conseil des douze.
Deux jours plus tôt, en découvrant son assistante et ses deux secrétaires baignant dans une mare de sang, il fit le rapprochement entre les décès de membres du Conseil au cours de l’année et il sut que sa fin était arrivée.
Il accueillit le tueur avec le sourire aux lèvres, comme il avait vécu toute sa vie, sans jamais éprouver une once de pitié ou de compassion pour quiconque, y compris pour lui-même. Il se contenta de lancer, avant que la machette ne lui coupe la tête :
— Ça ne résoudra rien !