Chapitre 71

Appuyé contre la balustrade de la terrasse, Werner regardait Beata nager dans la piscine joliment éclairée. Aux États-Unis, c’était le début de l’après-midi et, tel qu’il connaissait Eastwood, il allait bientôt l’appeler pour s’informer du déroulement des événements. Il s’en voulait de n’avoir pas réussi à décoder le message et Charles avait quitté la chambre, laissant tout ça pour plus tard. Il se demanda s’il n’aurait pas mieux fait d’envoyer Beata les surveiller, mais il savait aussi que Baker avait dû aller dîner et qu’à table il ne faisait que badiner, séparant bien les affaires et les loisirs. Ensuite, il avait de nouveau entendu la porte, des pas, un bruit de papier et la porte s’était refermée. Il a dû oublier ses cigares, s’était-il dit. Et ses pensées l’emportèrent de nouveau. Il était si proche du but. Depuis plus de vingt ans, depuis qu’il avait appris l’existence du Conseil des douze, il n’avait plus eu d’autre objectif, d’autre obsession que d’en faire partie. Sans grande fortune et sans relations haut placées, ses seuls arguments étaient son esprit brillant et une ambition démesurée. L’identité des Douze était secrète. Eux-mêmes ne se connaissaient pas entre eux, alors la probabilité que Werner en identifie un était minime.

Des événements en lien avec sa famille et avec le groupe dont son père, le général Ernst Fischer, faisait partie, lui avaient permis d’apprendre l’existence de Martin Eastwood et quelle était sa responsabilité exécutive dans le Conseil. Avec intelligence et patience, il l’avait manipulé afin qu’il veuille à toute force l’engager. Un coup de maître. Il avait si bien inversé les rôles que Martin lui avait désespérément couru après.

 

Lors d’un des entretiens que Martin sollicitait de plus en plus souvent, il s’était arrangé pour laisser visible un quart de page d’une bible secrète de Gutenberg. Et cela n’avait pas échappé à Martin. Quand ce dernier lui avait demandé de quoi il s’agissait, Werner lui avait répondu qu’il avait entendu parler de légendes autour d’un groupe de personnes qui dirigeaient le monde et d’un exemplaire d’une bible perdue contenant des informations si explosives qu’elles mettraient en péril l’existence de ce groupe. Il avait ajouté qu’il devait s’agir d’une nouvelle fable comme les trésors enfouis, l’Atlantide, le Saint-Graal ou la Zone 51, mais qu’il détenait des indices permettant de retrouver la bible en question, si elle existait réellement.

Eastwood n’avait pas réagi immédiatement et Werner n’avait pas abordé le sujet pendant plus de deux ans. Il savait que son chef avait vérifié et revérifié son parcours et il avait même craint que Martin n’ait réussi à creuser très loin et à percer le secret le mieux gardé de son père. Il avait été soulagé quand Eastwood l’avait invité au ski dans l’immense chalet que l’Institut détenait à Aspen. Il félicita en pensée son père qui avait si bien réussi à dissimuler sa véritable identité comme ses véritables préoccupations et à lui apprendre à faire de même. Il n’avait pas skié et avait seulement accompagné Martin au pied des pistes où il avait passé le week-end à l’attendre au bar, le temps que son chef assouvisse sa passion pour le sport, passion qui n’avait jamais touché Werner.

Le dernier soir, Martin lui avait révélé que cela n’avait rien d’une fable, que le groupe, ou le Conseil des douze, existait, qu’il en faisait partie et que, si Werner acceptait de rentrer à l’Institut, de travailler pour lui, d’être son bras droit, et trouvait le livre, il ferait en sorte de lui obtenir une place à la table du pouvoir suprême. De nombreuses années s’étaient écoulées et depuis plus de dix ans Werner dirigeait l’Institut avec efficacité. Il avait encore enrichi les plus riches. Il avait créé de nouvelles méthodes de manipulation des masses et inventé des moyens pour décupler la dépendance des populations du monde entier. Il avait mis au point des stratégies financières et bancaires sophistiquées, élaboré des technologies de pointe, inventé des produits fantômes qui siphonnaient les richesses des pays en faveur de sphères privées de plus en plus concentrées. Il avait conçu la recette parfaite de mondialisation, nationalisant les dettes et privatisant les profits. Le Conseil était satisfait de ses services, mais l’invitation à les rejoindre tardait. Et, ces derniers temps, il n’avait plus été question de la bible.

Il avait rassemblé les données, avec l’aide de tout ce qu’il avait appris dans le groupe secret dont son père avait fait partie. Les membres du groupe avaient initié Werner en tant que successeur de son père, et lui avaient confié la mission de surveiller Martin Eastwood et de collecter le maximum d’informations compromettantes à son sujet. Il était devenu une sorte d’agent double qui travaillait en plus pour son propre compte. Il avait alors appris que le nombre des membres du Conseil ne pouvait être modifié et qu’une place ne se libérait qu’au décès de l’un des douze ou bien s’il se retirait. Comme en dix ans aucune place ne s’était libérée, Werner avait perdu patience et commencé, petit à petit, à forcer le destin. Il avait réussi à en tuer un premier, puis un deuxième, et, deux jours plus tôt, un troisième, le milliardaire sénile Franklin Foster Hearst. Les deux premières places avaient déjà été pourvues. Et pas par lui. Le seul qu’il connaissait était Eastwood, il ne savait pas qui étaient les dix autres et, s’il ne réagissait pas au plus vite, la onzième place serait occupée. En dépit de toutes les ressources dont il disposait, cela avait été si compliqué d’identifier les trois premiers, qu’il se désespérait de penser qu’il faudrait tout recommencer depuis le début.

Les trois crimes avaient, cependant, produit l’effet escompté. Le Conseil paniquait et les onze membres – un peu avec son aide, un peu en y pensant d’eux-mêmes – en étaient arrivés à la conclusion que le message de la bible avait été partiellement ou entièrement dévoilé et qu’ils devaient réagir pour empêcher la catastrophe. C’est ainsi que Werner était devenu un personnage clé et, comme le lui avait dit Martin, le seul siège vacant lui était destiné, à condition qu’il trouve et détruise la bible.