Chapitre 73

Le corbillard avançait lentement, suivi par une file de véhicules. Quand il s’arrêta devant le cimetière, la trentaine de personnes présentes se disposèrent autour du caveau préparé pour accueillir le cercueil. Il fut apporté par les quatre employés des pompes funèbres et déposé sur des barres métalliques placées en travers de la fosse. Quand le service religieux commença, Martin Eastwood mit fin à la conversation qu’il tenait dans sa limousine avec les trois électeurs de la confédération d’organisations que Hearst avait représentée au Conseil des douze. Eastwood leur demandait de patienter le temps qu’il choisisse la personne à désigner pour remplacer le défunt. Il proposerait peut-être un nom. Il savait que cela contrevenait à tous les usages depuis quelques centaines d’années, mais l’intérêt du Conseil imposerait probablement ce recours.

Martin Eastwood était le seul du Conseil à connaître l’identité de tous les membres. Il était responsable exécutif et administratif. Toute communication entre les Douze passait par Martin, sauf si l’un d’entre eux souhaitait révéler son identité et discuter en tête à tête.

Les Douze sont les hommes les plus puissants et les plus riches de la planète. Ils tiennent entre leurs mains et dans le plus total anonymat toute la fortune du monde. Ils sont les propriétaires réels des organismes financiers et des multinationales. Des banques aux exploitations pétrolières, des détergents aux médicaments, de l’alimentation au prêt-à-porter, les Douze contrôlent tout le domaine des affaires. Ils cachent leur identité derrière des holdings et des fonds d’investissement. Via leurs représentants, ils contrôlent la plupart des gouvernements et presque tous les organismes internationaux, de la Banque mondiale au FMI, de l’ONU à l’Organisation mondiale de la santé. Ils supervisent presque tous les services secrets ainsi que les organismes de réglementation des marchés financiers. Polymorphes et évanescents, ils n’interviennent personnellement qu’en cas d’absolue nécessité et par des canaux réservés. Leurs armes les plus puissantes sont la corruption au plus haut niveau et le cercle vicieux des pots-de-vin, de la manipulation, de la désinformation, du chantage et même du crime. La plupart de ceux qui les servent n’ont pas idée de leur existence et ne peuvent même pas entrevoir de quelle façon le monde tourne. Seuls les Douze ont une vue globale des phénomènes économiques et politiques et une vision stratégique de ce qui va suivre.

Le Conseil est passé, au cours des six cents ans de son existence, par plusieurs formes. En fonction du contexte, le Conseil a traversé des moments de recul et de rassemblement, de réorganisation totale et même de désespoir. La révolution bourgeoise en Angleterre et la Révolution française l’ont mené au bord du gouffre. Tout comme l’Indépendance américaine et la guerre de Sécession ou l’abolition de l’esclavage. Sa capacité à s’adapter à tout, à la manière des caméléons, l’a sauvé et rendu plus fort encore. Il est comme un virus mortel dont on ne trouve pas l’antidote, qui s’adapte et qui évolue. La libre circulation de l’information, qui l’a d’abord terrifié, a tourné ensuite à son avantage, le transformant d’association régionale en organisation au pouvoir universel. Internet, qui représentait au départ un énorme danger, est devenu, comme les médias, son allié le plus précieux. Les Douze n’auraient pu imaginer que les gens, qui avaient entre les mains l’arme pour briser les barrières de la domination, ignoreraient sa puissance et l’utiliseraient comme instrument de leur propre assujettissement. L’intelligence diabolique de Werner et son génie créatif étaient à l’origine de tout cela.

À la fin des années 80, avec la fin de la guerre froide et le développement des systèmes de reproduction libre de l’information, les Douze étaient si paniqués qu’ils en étaient au seuil de la dissolution. L’absence d’un ennemi clairement identifié vers lequel diriger la haine et la peur de l’opinion publique était devenue dangereuse pour le Conseil. Ils avaient réussi à combler cette lacune et préparaient aujourd’hui une nouvelle guerre froide, bien plus sinistre que celle qui suivit la Seconde Guerre mondiale.

Leur conspiration, puisqu’il est question de cela, a cependant un défaut capital. Alors qu’ils contrôlent les grands mouvements et tout ce qu’il se passe au niveau macroéconomique, macropolitique et macrofinancier, ils n’ont aucune prise sur les événements sociaux.

Car eux aussi ont peur. Une peur qui pourrait les paralyser. À plusieurs reprises dans l’histoire, ils ont triomphé, car toutes les révolutions positives – de celle de Luther qui s’est opposé à l’Église catholique à la Révolution française, en passant par les francs-maçons qui ont fait l’Amérique et par les révolutions de 1848 – se sont transformées en leur contraire. Ces meneurs qui parviennent au pouvoir avec les meilleures intentions finissent corrompus par le pouvoir lui-même, comme l’ont été leurs prédécesseurs.

Le Conseil a vu Luther signer avec la noblesse un pacte contre les paysans. Dans la révolte de 1525, 100 000 furent tués. De l’opposition à une élite anachronique, il était passé au soutien sans fard d’une autre élite détenant des privilèges. Il en était arrivé à dire que, même devant un pouvoir faible, aux actions injustes, personne n’a le droit ni la légitimité de s’élever. Convaincu au départ que le diable pouvait fuir devant « un bon pet luthérien », il préconisa ensuite le bûcher pour les femmes possédées et la noyade dans les eaux glacées des rivières pour les enfants dont le corps abritait le Malin.

Le Conseil a vu la Révolution française, dont la devise était « Liberté, égalité, fraternité », se transformer en l’un des plus sinistres massacres de civils de l’histoire. La Révolution dévorant ses enfants. La dictature jacobine de Danton contre l’Ancien Régime, puis Robespierre et Saint Just envoyant Danton à la guillotine pour être à leur tour exécutés par les thermidoriens, le tout se terminant, après une longue période de convulsions, par l’arrivée au pouvoir d’un nouveau dictateur, Napoléon Bonaparte.

Et pourtant, la Révolution française a été le moment historique qui a donné le plus de frissons à l’organisation parce qu’elle a produit, de leur point de vue, le plus monstrueux document de l’histoire, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Werner, arrivé justement dans l’Organisation pour tenter de développer un programme centré sur ces zones grises échappant au contrôle, savait très bien – comme son illustre prédécesseur en physique, dont il portait d’ailleurs le prénom, Werner Heisenberg, l’avait démontré – que toute amélioration de la mesure d’un système change la précision des positions de ce système, lequel devient autre chose ; et plus on précise l’exactitude d’un des facteurs, plus on s’écarte de la précision des autres. Il savait à quel défi il s’attelait. Quand il avait entrepris de les chasser et de les manipuler, ils s’étaient montrés particulièrement sans défense, en dépit du pouvoir qu’ils détenaient. Par ses trois exécutions, il avait réussi à rallumer la peur du message caché dans la bible de Gutenberg dont l’auteur était Vlad Ţepeş Dracula. Il avait semé la panique dans les rangs du Conseil et il devait maintenant l’utiliser intelligemment pour devenir l’un des douze membres.

Les ambitions de Werner ne s’arrêtaient pas là. Son projet était de s’approprier tous les secrets du Conseil et de le détruire, afin de rester seul maître à bord de cet empire planétaire.

 

Martin descendit de sa voiture, prit le sentier jusqu’au caveau, embrassa la veuve du milliardaire et resta à ses côtés tout le temps du service. En retrait, cinq limousines aux vitres fumées étaient garées. L’une d’elles était celle de Martin. Des autres, personne ne descendit. Les seuls membres du Conseil qui étaient venus à l’enterrement y assistaient de leur voiture et se demandaient lequel d’entre eux serait le suivant.