La sonnerie insistante du téléphone de la chambre réveilla Charles. Il ouvrit les yeux, mais la lumière vive les lui fit refermer. Il tâtonna sur la table de nuit jusqu’à trouver le récepteur.
— Je vous demande pardon, professeur. Un monsieur de la police vous attend depuis plus de deux heures. Je l’ai fait attendre, mais il perd patience, dit le réceptionniste, un peu gêné.
— Quelle heure est-il ? s’enquit Charles en essayant de comprendre ce que l’homme de la réception venait de lui dire.
— Presque 11 heures.
11 heures ? Il avait dormi dix heures d’une seule traite. Il sentit son estomac se révolter.
— Le petit déjeuner est passé ?
— Malheureusement oui, mais nous pouvons vous préparer quelque chose.
— Ma collègue a déjeuné ?
— Mme Wolf a pris son petit déjeuner et elle est sortie en ville. Elle vous a laissé un message. Je vous prie de m’excuser si j’insiste. Que dois-je dire à ce monsieur ?
Charles ouvrit les yeux pour de bon et s’assit au bord du lit.
— Dites-lui que je serai en bas dans vingt minutes, mais que s’il veut me parler il faudra m’accompagner à table. Et je vous prie de me préparer un petit déjeuner bien copieux. Je suis affamé.
— Avec plaisir, répondit le réceptionniste, heureux que Charles n’ait pas été dérangé par son appel. Vous avez des préférences ?
— Je vous fais confiance, répondit Charles, puis il raccrocha.
Après une toilette rapide, il consulta son téléphone. Il avait deux appels en absence. De Ross et de Christa. Il lut le message dans lequel Christa disait qu’elle se rendait à l’antenne praguoise d’Interpol pour des formalités. Elle l’appellerait quand elle aurait terminé.
Il s’habilla légèrement et descendit par l’ascenseur. À la réception, l’adjoint Honza se tenait debout comme un soldat, baïonnette au pied, et il attendait. Charles le reconnut tout de suite, puisqu’il était présent lors de l’étrange rencontre avec Ledvina, mais il fit comme s’il ne l’avait pas vu et s’approcha du bureau de la réception. L’employé le pria de le suivre et le conduisit à l’Inn Ox Lounge qui était encore fermé, mais où on lui avait préparé une table. Honza les suivit et se planta à l’entrée du restaurant, là où un panneau indiquait en grand « fermé ». Charles le considéra avec curiosité tout en beurrant une tartine de pain grillé encore tiède. Honza se balançait d’un pied sur l’autre. Charles s’amusait intérieurement du respect que le policier montrait pour cette pancarte. Il le laissa encore mariner le temps d’ajouter de la confiture de cynorrhodon sur son toast, puis il lui fit signe d’entrer.
Honza obéit. Charles lui indiqua de la main tenant sa tartine la chaise vide en face de lui, mais l’adjoint du commissaire resta debout. Il s’adressa à lui dans un anglais approximatif :
— Mon chef s’excuse pour l’incident d’hier et il vous invite à lui faire une visite dans son cabinet.
Il fit une pause et regarda Charles. Comme Baker semblait attendre la suite, Honza tira de son arsenal secret l’argument qui fait mouche :
— Le chef est convaincu que la visite vous fera plaisir. Il a des choses là-bas…
Puis il fit un large mouvement circulaire de la main.
Charles songea que deux heures avec ce personnage original, cela pourrait être intéressant. Pile avant le retour de Christa. De plus, comme il avait remporté la première manche dans leur combat de coqs, il ne craignait aucunement le commissaire. Il but une nouvelle gorgée de café et se leva. Honza eut un regard triste pour toutes les bonnes choses restées sur la table et il ravala sa salive.
En se dirigeant vers la voiture, Charles faillit renverser des panneaux qu’il n’avait pas remarqués à l’aller. C’étaient des flèches avec des inscriptions, comme les panneaux indicateurs dans les rues. Il lut Tosca et Aïda. Il se souvint qu’il avait un jour donné une conférence dans la grande salle, mais elle s’appelait alors Carlo IV. Il se tourna vers le policier et lui dit :
— Attendez-moi quelques instants.
Puis il suivit les flèches. S’il y a Tosca et Aïda, il doit bien y avoir aussi Traviata et Turandot, pensa Charles. Juste après le coin apparut un panneau avec Carmen, et plus loin suivirent Traviata et Turandot. Les salles de conférences, comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Comment cela ne m’est-il pas passé par la tête ? La première où il entra fut Turandot. Au centre de la plus petite des salles de l’hôtel se trouvait une table avec douze chaises. Charles regarda alentour. Il passa les sièges en revue et se pencha sous la table. Il n’y avait rien. Il sortit et se dirigea vers la Traviata. Il avait parié qu’elle contiendrait vingt-quatre places. Pari gagné. Il examina cette salle à son tour. Là non plus il ne trouva rien. Il sourit. Il avait trouvé ce qu’il cherchait. Ce soir-là, à 19 heures pile, il serait là. Il revint sur ses pas d’une façon si alerte, et si satisfait de sa découverte que cela sauta aux yeux de Honza. Il se demanda ce qui avait pu changer sa vision de la vie en un temps si court, mais il se dit aussi que tous ces intellos qui deviennent des vedettes avaient une case en moins, et que cela ne valait pas la peine de se tracasser pour ça.
— La voiture nous attend devant, monsieur le professeur ! dit Honza en lui indiquant le chemin.