— Et vous n’avez pas vu qui a commis tous ces crimes ? demanda Ledvina qui connaissait déjà la réponse.
Charles secoua la tête. Ledvina le regarda longuement puis saisit le dossier dont il avait extrait des clichés. Il prit la dernière photographie. Il hésita un peu, en se balançant d’une jambe sur l’autre.
— Et vous ne savez pas ce qui est arrivé dans le train ?
— J’ai vu des brancardiers qui trimbalaient des cadavres recouverts d’un drap. À part ça…
— Nous avons retrouvé le tueur, mort, dans un fossé. Abattu à bout portant. Sur ses vêtements, nous avons trouvé son sang et celui de l’une de ses victimes. Vous voulez voir les photos ? Vous allez peut-être les reconnaître.
— Non, merci, fit Charles en détachant les deux mots.
Il avait été sur le point d’ajouter qu’il avait, en quelques jours, vu assez de morts pour sa vie entière.
Le commissaire perçut l’hésitation de Baker. Il décida de ne pas trop le bousculer. Il ne croyait pas l’émérite professeur capable de tuer de cette manière. Il s’approcha et lui tendit la photo. Charles reconnut la maison abritant le poste de police d’où ils s’étaient évadés, ou plutôt d’où on les avait aidés à sortir, lui et Christa. Sur la façade s’étalait, fine et pointue, une ombre aux griffes gigantesques et dotée de ces dents métalliques qu’il était impossible de voir sur une ombre.
— C’est une photo retouchée, dit Charles. Aucune ombre véritable…
— … ne ressemble à ça, compléta le commissaire en lui ôtant les mots de la bouche. Je sais. Le truc, c’est qu’elle n’est pas du tout retouchée. Elle provient telle quelle du téléphone du fils du chef de poste, qui se trouve encore à l’hôpital, en état de choc.
— Dans ce cas, quelqu’un a projeté ça. C’est une farce.
— Sur la photo on ne voit personne. Et vous remarquez ce qui est intéressant, non ?
Charles l’observa sans mot dire. Il savait ce qui allait suivre.
— Il manque ce qui provoque l’ombre. La source de lumière est de toute évidence cette ampoule, ici, précisa Ledvina tout en l’entourant d’un trait de marqueur. Quelqu’un ou quelque chose, un animal ou que sais-je encore, devrait se trouver entre la source de lumière et le mur.
— Et vous, vous croyez le plus sérieusement du monde que nous avons affaire à un vampire ? Plus précisément à l’ombre d’un vampire ? Car on ne voit aucun vampire. Et, autant que je sache, les vampires n’ont pas d’ombre.
— En effet, c’est ce qu’on croyait jusqu’à présent.
— Donc le monde tourne à l’envers. Après un vampire qui n’a pas d’ombre, chose logique puisqu’il n’est pas une personne, mais une sorte d’esprit, nous avons maintenant une ombre, mais pas de vampire ! Ça n’a pas de sens.
Ledvina resta songeur. Il ne savait ni quoi rétorquer ni s’il devait poursuivre. Il était convaincu que Baker en savait beaucoup plus, alors il choisit de l’inciter à parler, et, comme il savait combien les vedettes du genre du professeur sont orgueilleuses, il le provoqua sur son terrain.
— J’ai lu vos livres, vous savez. Il est évident que vous n’avez pas la moindre inclination pour le surnaturel. Vous êtes d’une froideur de reptile.
Charles apprécia très moyennement la comparaison. Il se recroquevilla comme sous l’effet d’un frisson. Ledvina n’en perdit pas une miette.
— Vous vous trompez.
— Pardon si cette comparaison est déplacée. J’entendais par là que vous avez beaucoup de détachement pour les phénomènes que vous étudiez.
— Un jugement critique nécessite de la distanciation. Je suis certain que vous le savez par expérience : vous attacher à quelqu’un dans une affaire, c’est affecter votre jugement.
— Vous avez raison. Mais je ne traite ni mes informateurs ni mes suspects avec le mépris souverain qui vous caractérise. Dans les deux livres comportant quelques chapitres dédiés au surnaturel, vous vous moquez carrément de ceux qui y croient. Vous parlez de superstitions. Dans le meilleur des cas de manipulation, de lavage de cerveau. Je ne comprends pas comment votre subjectivisme pourrait être qualifié de distanciation critique. Elle ne devrait pas être objective ? C’est à ça que je pensais quand j’ai dit que vous étiez froid.
— Nous sommes des sujets, donc subjectifs. Seuls les objets sont objectifs. Les êtres humains sont tributaires de leur éducation, de leur manière de penser et surtout de l’expérience acquise au fil du temps ou de la manière dont ils l’ont comprise. Cela ne rend en rien leur travail de recherche moins sérieux. Et en général je ne permets à personne de mettre en doute mon sérieux. Cela ne me pose aucun problème que l’on conteste mes conclusions, mais qu’on le fasse de manière courtoise et avec des arguments. Il existe des règles, dans la polémique, et vous, probablement, vous ne les connaissez pas ou bien vous ne les respectez pas. Ce que vous faites est de l’ordre du tabou absolu dans n’importe quelle conversation civilisée, même si elle est menée sur le mode de la contradiction. En communication, on appelle ça un argument ad hominem, c’est-à-dire une attaque à la personne. Et je vous demande le plus sérieusement du monde combien de temps je vais devoir supporter ça. Je vous l’avoue, ces démonstrations de force, celles d’hier, plus celles d’aujourd’hui, m’agacent au plus haut point. Vous avez un peu d’ascendant sur moi et vous en profitez pour me faire chanter, mais je vous préviens que je réagis rarement comme s’y attendent les maîtres chanteurs. Alors si vous voulez que l’on discute de choses concrètes, je vous prie de le faire de manière civilisée. Sinon je me lève et je pars. Et vous n’aurez qu’à m’arrêter, pour voir.
La température montait entre les deux hommes qui ressemblaient à deux coqs gonflant leurs plumes, prêts à se sauter à la gorge. Ledvina hésitait : fallait-il laisser Charles se calmer ou le garder dans cet état d’énervement. N’ayant pas de partenaire, il devait jouer les deux rôles, celui du bon flic et celui du méchant flic. D’ordinaire, il savait parfaitement doser ses interventions. Là, il n’en était plus si sûr. Charles était sans nul doute l’individu le plus imprévisible qu’il ait eu à interroger. Il s’approcha de lui avec son siège, si près que leurs genoux se touchaient presque.
— C’est dans mes attributions de résoudre ces crimes horribles. Et je vais le faire aussi rapidement que possible et dans la plus grande discrétion. Six cadavres en une seule nuit, notre petit pays n’a pas vu ça depuis l’invasion russe. De toute ma carrière il n’y a pas une affaire que je n’aie réussi à résoudre. Et j’en ai traité des centaines.
Il se leva, fit deux pas et se rassit. Il approcha son visage de celui de Charles, si près que ce dernier put sentir sa respiration. Puis il souffla entre ses dents :
— Et je résoudrai cette affaire aussi. À tout prix. Personne ne m’en empêchera.
Il se recula et poursuivit :
— On peut tourner tout ça dans tous les sens, ce qui est certain, c’est que vous êtes présent pour cinq des six crimes. Je ne pense pas que vous en êtes l’auteur, mais jusqu’à présent vous êtes le seul lien entre tous. Vous et Mme Interpol. Admettez que vous ne vous attendiez pas à ce qu’on vous laisse tranquille. Alors plus vite vous me raconterez ce que vous savez, plus vite chacun de nous pourra retourner à ses affaires.
Charles ne répondit rien. Il savait que Ledvina avait raison. Il n’appréciait pas sa façon de faire, mais il se dit qu’en se montrant ouvert à une collaboration il pourrait s’en débarrasser. Au bout du compte, il n’allait pas rester si longtemps dans ce pays.
— OK. Posez vos questions.
Charles fut interrompu par le téléphone qui sonnait, dans sa poche. C’était Ross. Le temps qu’il se décide à répondre, le gigantesque commissaire lui avait déjà fait signe qu’il pouvait décrocher, que de toute façon il devait aller aux toilettes. Charles fut de nouveau interloqué par cette sensibilité qu’il commençait à soupçonner chez le flic. Ses brusques changements d’humeur évoquaient un syndrome maniaco-dépressif. Il n’eut pas le temps de répondre que la sonnerie s’arrêta. Il eut d’abord l’intention de rappeler Ross, mais il se dit qu’il ferait mieux de profiter de la courte absence de Ledvina pour inspecter le cabinet de curiosités.