Chapitre 78

Une fois seul, Charles entreprit de faire le tour de la pièce. Il était devenu habituel que toute collection de plus de cinq objets ineptes reliés à un nom plus ou moins célèbre se transforme en musée, aussi se sentit-il presque coupable de ne pas déposer quelques pièces de monnaie en échange d’un billet d’entrée. Près de la porte, il faillit tomber sur ce qui ressemblait à un caïman à deux têtes dont le support, fait de deux bâtons croisés, semblait détruit. En face de l’armoire couvrant tout le côté est de la pièce, Charles observa avec attention un dispositif de transformation du mercure en or. Une multitude de bocaux remplis de liquides colorés donnait à la pièce l’apparence d’un labo de chimie comme ceux des universités. Au sol, une trace de liquide violet semblait encore fraîche. Baker se demanda si Ledvina n’avait pas essayé de fabriquer quelque substance interdite dans son petit laboratoire. Derrière, l’un à côté de l’autre, deux crânes. Devant le premier, une étiquette mentionnait « Crâne de saint Jean Népomucène à dix ans ». Devant le second, un peu plus volumineux, figurait « Crâne de saint Jean Népomucène à seize ans ». Devant un emplacement vide, Charles put lire l’étiquette suivante : « Crâne de saint Jean Népomucène à quarante-cinq ans ». Soit trois ans avant la disparition du vénérable saint. Malheureusement, ce crâne manquait. Quelqu’un l’aura sans doute volé, s’amusa Charles.

Au-dessus, les étagères de gauche et de droite étaient remplies de dizaines, peut-être de centaines d’objets rassemblés dans un ensemble éclectique. Il y avait là des horloges anciennes et des mécanismes étranges dont Charles ne pouvait dire avec certitude à quoi ils auraient pu servir, toutes sortes de cubes et de sphères du zodiaque, même deux boules de cristal, des dizaines de variantes de cartes de tarot et une pèlerine du cavalier Christian Rosenkreutz. Sous certains objets, des petits billets avaient été collés, si bien qu’ils étaient plus faciles à identifier. On trouvait donc là le sextant de Christophe Colomb, la couronne de Vercingétorix et les chaînes qui l’avaient entravé dans la cage qui avait servi aux Romains pour l’exhiber à Rome. Il vit, sans surprise, des clous de la sainte croix, un morceau du Mur de Berlin, le poignard qui aurait servi au sacrifice du premier cochon après la conquête de Jérusalem par Godefroi de Bouillon, le masque de fer et la clé de la cellule de Monte Cristo au château d’If. Bien entendu, il y avait un bout de la lance ayant transpercé le Christ, un morceau de tissu identifié comme « du véritable saint suaire de Turin », pas du faux qui se trouvait justement à Turin, des cages avec des oiseaux empaillés, des animaux de toutes sortes, certains dans des bocaux de formol, et un godemiché, petit, en ivoire, qui aurait appartenu à Cléopâtre, reine d’Égypte. Il vit aussi une pierre issue du mur d’enceinte de Monségur et une pipe ayant appartenu à Franz Kafka alors qu’il n’était pas fumeur.

Charles retrouvait sa bonne humeur à mesure qu’il découvrait cet incroyable reliquaire qui dépassait tout ce qu’il avait jamais vu, d’autant que cela ressemblait à une collection, en continuelle expansion. Dans une caisse, se trouvaient certainement d’autres objets attendant d’être étiquetés, placés en vitrine, exposés. Il fouilla un peu dedans et trouva une boîte sur laquelle il était écrit qu’elle contenait ni plus ni moins que la balle qui avait tué l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo.

L’objet qui attira le plus son attention, bien que relégué au fond d’une étagère, fut une statuette du diable en culotte d’hermine figurant dans le Codex Gigas. Charles se demanda s’il y avait un lien entre tout ce qui était arrivé et Ledvina, mais il se dit qu’une telle statuette pouvait être achetée dans les magasins de souvenirs. Il lui sembla entendre la voix de Ledvina quelque part au fond du couloir, alors il laissa à regret le cabinet de curiosités et se tourna vers la bibliothèque.

Il voulait jeter en particulier un œil aux rayonnages les plus hauts. Alors il traversa la pièce jusque derrière le fauteuil où il s’était assis, tira l’échelle qui glissa facilement sur la barre en métal qui faisait le tour de la pièce, et il s’y jucha. Le premier livre sur lequel il tomba était un Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires, du bénédictin Dom Calment, publié en 1746. Il était donc en plein dans le sujet. Debout sur l’échelle, il découvrait les merveilles qui se trouvaient là, se promenait comme un enfant sur un manège dans un Luna Park. De temps à autre il s’arrêtait, lisait un titre, sortait un livre pour le feuilleter puis le reposait pour examiner le suivant. Il trouva Humanité posthume, du mathématicien Adolphe d’Assier, publié à Paris en 1883, qui traitait du corps astral des vampires puis, bien sûr, le livre de chevet de l’incontournable théosophe Helena Blavatski, Isis dévoilée, à la base de tous les délires occultes du XXe siècle, un tas de livres de, et sur Aleister Crowley, le fondateur de la magie moderne, membre de l’Ordre hermétique de l’Aube dorée, encore aujourd’hui en activité, inventeur du vampirisme psychique et père spirituel des mouvements de sorcières connus sous le nom de Wicca. Il passa rapidement sur les occultistes et tomba à nouveau sur d’autres occultistes. Il trouva l’Apologia compendiaria fraternitatis des Rose-Croix, publié en 1616, et le Tractatus apologeticus integritatem societatis de Rosea Cruce defendens, en 1617, tous deux de Robert Fludd, médecin ayant étudié à Oxford, mais grand alchimiste et kabbaliste, Arcana arcanissima, en 1616, de Michael Maier, originaire de Bohème et qui, dit-on, aurait apporté le rosicrucianisme en Angleterre.

Il descendit d’un échelon parce qu’il avait aperçu l’immense ouvrage en vingt volumes de l’italien Giovanni Battista Della Porta, Magiae naturalis sive de miraculis rerum naturalium, publié en 1589. L’auteur était un célèbre savant de l’époque, le fondateur de « l’Académie des secrets de Naples », grand sorcier, savant et alchimiste. Il trouva aussi le livre d’hermétisme de John Webster, publié en 1654, Academiarum examen, et le célèbre Cheiragogia Heliana. A Manuduction to the Philosopher’s Magical Gold : out of Which Profound, and Subtile Discourse ; Two of the Particular Tinctures, That of Saturn and Jupiter Conflate ; and of Jupiter Single, Are Recommended as Short and Profitable Works, by the Restorer of It to the Light. To Which is Added ; Antron Mitras ; Zoroaster’s Cave : or, an Intellectual Echo, & c. Together With the Famous Catholic Epistle of John Pontanus Upon the Minerall Fire. Signé George Thor. Astromagus, Londres, et imprimé pour Humphrey Moseley au Prince’s Armes dans la cathédrale Saint-Paul en 1659. Il y avait encore là des livres sur les vampires, probablement les plus célèbres dans le monde, signés Ivan Gaidar et Orhan Regep, publiés aux prestigieuses éditions berlinoises Mount Los Erdogan.

Charles en avait presque le vertige. Des livres anciens. Dans leur immense majorité, rares et de grande valeur. Il se demanda si Ledvina connaissait le latin et s’il avait lu quoi que ce soit de ce qui se trouvait là. Il hésitait à le lui demander, craignant de le mettre mal à l’aise. Il descendit de l’échelle et son regard fut attiré par une étagère sur le mur ouest de la pièce où, à la différence du reste de la bibliothèque, plusieurs livres étaient sortis et laissés en désordre. Ledvina avait dû les étudier récemment. Le premier était le plus célèbre manuel de l’Inquisition jamais publié, le Malleus maleficarum, rédigé par Heinrich Kramer, parfois attribué à Jacob Sprenger, en 1487. Un livre maléfique en soi. Après avoir, dans une première partie, édifié les lecteurs sur ce qu’était la sorcellerie et qui elle servait, il se transformait en un véritable manuel de chasse aux sorcières : comment les reconnaître, les capturer, puis, sur des dizaines de pages, de quelle manière les torturer pour qu’elles avouent et, enfin, comment il convenait de les exécuter. Ce livre rencontra un succès fou à l’époque, surtout grâce à l’apparition de l’imprimerie. Plus de quarante éditions sortirent des presses en moins d’un siècle, même si, il faut le préciser, l’Église l’avait condamné trois ans après sa publication. Le livre suivant était de Johannis Wieri, De praestigiis daemonum, et incantationibus ac veneficiis libri sex, aucti et recogniti qui prend la défense des sorcières plutôt que des différents types de diables qui, selon l’auteur, constitueraient le véritable danger. Ensuite venait l’ouvrage du juge Martin Delrio, Disquisitionum magicarum libri sex, 1599, un des best-sellers toutes catégories de l’époque, devenu lui aussi un guide de condamnation des sorcières. Puis Charles écarta le monceau de livres sur la sorcellerie parce qu’il venait de voir du coin de l’œil, juste derrière, une autre pile de livres encore plus intéressants. Il en connaissait la plupart. Comment un pauvre flic proche de la retraite avait-il pu mettre la main sur des ouvrages rarissimes, tous dans des éditions originales et que n’importe quelle bibliothèque aurait voulu se procurer ? Charles ne trouva aucune réponse satisfaisante. Ce qui était certain, c’était qu’il avait devant lui le livre de François Richard, Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable à Sant-Erini, isle de l’Archipel, depuis l’établissement des Pères de la Compagnie de Iesus en icelle, un des premiers ouvrages étudiant les « vroukolakes », ces ancêtres supposés des vampires, rencontrés en Grèce à partir de 1200. Puis il reconnut celui écrit par Leone Allacci, docteur et magistère en philosophie et théologie, De templis graecorum recentioribus, ad Joannem Morinum ; de narthece ecclesiae veteris, ad Gasparem de Simeonibus ; nec non de graecorum hodie quorundam opinationibus, ad Paullum Zacchiam, publié vers 1650. Ce livre, sous la forme d’une lettre interminable adressée à un célèbre médecin légiste, Paolo Zacchia, traite largement des superstitions et des croyances populaires des Grecs au Moyen Âge, et représente une étude étendue des mêmes vrykolaks. Charles vit aussi le livre de Walter Map, De nugis curialium, de la fin du XIe siècle, un traité sur les origines des différents types de vampires. On y étudie largement les caractéristiques de ces « revenants », des morts qui sortent des tombeaux, et leurs aventures. Au moment où il se disait qu’il ne manquait plus qu’Historia rerum anglicarum, de William de Newburgh, de la même période, qui évoque aussi les croyances en ces « revenants » et décrit largement avec force détails comment ils s’échappent de leur tombe et y retournent, il l’aperçut à la base de la pile de livres.

Il eut encore le temps de jeter un œil à trois autres titres : Henrici Cornelii Agrippae ab Nettesheym – de occulta philosophia libri tres, de 1551 ; Dissertations sur les apparitions des anges, des démons et des esprits, et sur les revenants et vampires de Hongrie, de Bohême, de Moravie et de Silésie, d’Augustin Calmet, en 1746, et le célébrissime Relation d’un voyage fait au Levant dans laquelle il est curieusement traité des Estats sujets au Grand Seigneur, des mœurs, religions, forces, gouvernemens, politiques, langues & coustumes des habitants de ce Grand Empire. Et des singularitez particulieres de l’Archipel, Constantinople, Terre-Sainte, Égypte, pyramides, mumies, déserts d’Arabie, la Meque : Et de plusieurs autres lieux de l’Asie et de l’Afrique, remarquees depuis peu & non encore décrits jusqu’à present. Outre les choses mémorables arrivees au dernier Siege de Bagder, les Ceremonies faites aux receptions des ambassadeurs du Mogol : Et l’entretien de l’Autheur avec celuy du Pretejan, où il est parlé des sources du Nil, de Jean De Thevenot, 1664, quand il entendit la voix du commissaire. Il se pressa de retourner à sa place. Ledvina ouvrit la porte sur Charles qui sirotait son café et lui demandait du regard, cigare à la main, s’il pouvait fumer. Comme on pouvait s’y attendre, le commissaire n’eut rien contre.