— Avez-vous trouvé ma bibliothèque intéressante ? s’enquit Ledvina en souriant.
Charles songea qu’il y avait peut-être des caméras de surveillance cachées dans l’immense pièce et l’absence polie du commissaire avait peut-être été un prétexte pour que le policier tchèque puisse le surveiller à distance. Ce procédé ne cadrait pas avec le personnage, mais Charles n’avait aucun moyen d’en être sûr. Ledvina devina ce que le professeur avait dans la tête et il prit les devants.
— Impossible pour une personne comme vous de résister à la tentation de jeter ne serait-ce qu’un œil. Je sais que cette bibliothèque est très impressionnante. En plus, les livres sur les vampires que j’ai étudiés ce matin ont été déplacés. Ce qui ressemble à du désordre pour les autres est pour moi un système de classement et, croyez-moi ou pas, je sais exactement où se trouve chaque document. Et donc ?
Charles parut satisfait des explications du commissaire. Mais il avait oublié la question initiale. Il haussa les épaules, manière de dire « Et donc, quoi ? »
— Je vous demandais si vous aimiez ma bibliothèque, ajouta Ledvina.
— Vous avez lu tous ces livres ? demanda Charles, contournant à nouveau la question.
— Non. Ma passion n’est pas du tout la lecture et, même si je vous parais maboul, je n’ai aucune inclination pour l’occultisme. Je suis un être positif et optimiste par excellence. Mais je suis flic, je crois, de naissance. C’est mon truc. C’est ce que je sais faire. Et je sais pertinemment que je suis un putain de bon flic, j’ai un don extraordinaire pour ce boulot et mère Nature m’a doté d’une intuition tellement hors du commun que certains disent que je suis une sorte de médium. Ce que ces crétins ne savent pas c’est que je prends mon travail très au sérieux. Et si je dois m’informer sur les vampires, je le fais, très sérieusement. Je crois qu’en cela nous nous ressemblons un peu.
Charles n’avait pas l’impression de ressembler en quoi que ce soit à cette brute semi-docte.
— J’ai l’intention de vous faire un compliment, reprit Ledvina, mais le début risque de passer pour une offense. Et comme on s’est un peu échauffés, tout à l’heure, je voudrais vous prier d’écouter jusqu’au bout ce que j’ai à vous dire, avant de vous énerver.
Charles tira sur son cigare et tenta un sourire aimable.
— Il y a de cela quelque temps, vous avez expliqué, lors d’un entretien pour la télévision tchèque, non sans éluder les questions crétines du genre « comment vous est venue cette idée ? » et « citez trois livres que vous emporteriez sur une île déserte », que vos deux personnalités préférées dans toute l’histoire du monde sont Diogène et Walt Disney. Beaucoup de gens ont été choqués. Vous avez expliqué que le cynique Diogène représentait l’esprit impertinent qui définit la liberté et que Disney, lui, avait redéfini l’univers enfantin.
— J’ai dit cela ? Moi ? demanda Charles. Bien. Cela signifie que je suis cohérent avec moi-même.
— Votre affirmation m’a contrarié. Je n’ai pas pu m’empêcher de creuser un peu l’histoire de ce personnage qu’un intellectuel de votre envergure considère comme l’homme le plus important qui ait jamais vécu sur terre. Ce Diogène qui a dit à Alexandre le Grand : « Ôte-toi de mon soleil », lequel Alexandre, roi de Macédoine, interrogé sur ce qu’il voudrait être s’il n’était lui-même, a répondu avec une superbe absolue : « Diogène. » Pour prendre à contre-pied les idées de Platon, qui soutenait que l’homme était un animal bipède sans plumes, Diogène a jeté à ses pieds un poulet déplumé en s’exclamant : « Voilà l’homme de Platon ! » Et vous avez encore ajouté, dans votre style inégalable pour allier bel esprit et profondeur d’analyse à l’ironie délicate, mais aussi à l’humour à deux balles, parfois à la limite des convenances, que Diogène était la seule personne que deux des prostituées les plus célèbres d’Athènes honoraient gratuitement.
Charles en resta bouche bée. Il ne s’attendait pas à ça. Comment une phrase si cohérente, courtoise et précise avait-elle pu sortir de la bouche de cet ours batailleur ? Ledvina était peut-être plus que ce qu’il paraissait à première vue. Et il semblait bien que Nicky tenait à le surprendre de nouveau.
On entendit frapper à la porte et une jeune secrétaire portant une jupe scandaleusement courte apporta sur un plateau deux petits verres, deux grands verres d’eau, une bouteille d’alcool blanc avec une étiquette écrite à la main « Hruškovice 2010 », une bouteille d’eau gazeuse et deux petits cafés. Le commissaire se leva et lui fit signe de le poser sur la table basse devant Charles, puis il la renvoya d’un signe de la main. Tout en se rapprochant du professeur et en remplissant les verres minuscules, il dit :
— Je ne vous ai même pas demandé si je pouvais vous servir quelque chose. J’ai là une liqueur de poire du jardin de mon beau-frère, qu’il distille lui-même. C’est une des meilleures que j’aie jamais bues. Je vous en prie, ne refusez pas.
Charles se dit qu’une goutte d’alcool pourrait avoir l’avantage de le détendre, alors il prit le verre minuscule rempli à ras bord. Ledvina trinqua contre le verre de Charles et but cul sec en claquant la langue de satisfaction. Charles comprit qu’il ne pourrait pas savourer le premier verre alors il imita son hôte. Il lui sembla que ses yeux allaient exploser, mais il s’abstint de le montrer. Le commissaire, tout content, remplit de nouveau les verres et voulut trinquer, mais Charles retira vivement son verre, si bien que quelques gouttes atterrirent sur le sol.
— Allons-y lentement, dit Charles, je n’y suis pas très habitué.
Le commissaire le dévisagea en vidant son verre puis il se dirigea vers son bureau. Il s’étendit par-dessus le tas de dossiers et dans une pile – qui, de l’avis de Charles, n’avait rien de différent des autres, quelque part sur la troisième rangée, premier quart en partant du bas –, il attrapa sans rien déplacer un dossier qui ressemblait à tous les autres. Le policier n’avait pas exagéré en disant qu’il s’y retrouvait à merveille dans son désordre.
— Que savez-vous de Nosferatu ? demanda Ledvina, qui attendait, dossier en main, une réponse.
— C’est l’autre nom que Bram Stoker utilise pour désigner Dracula. Il semble qu’il l’ait piqué à Emily Gerard, qui l’utilise dans un article publié quelques années auparavant. Mais il est fort possible qu’il soit apparu pour la première fois plus tôt, vers 1860, dans un ouvrage de Heinrich Von Wlislocki, intitulé Les Superstitions des Roumains. Cela a-t-il de l’importance ?
Ledvina ne le quittait pas du regard, tenant toujours le dossier à la main. Il attendait la suite.
— L’étymologie est incertaine, reprit Charles. La théorie la plus récente dit que ce nom viendrait du latin « non spirare », « ne respire pas », et qui définirait donc un mort. Je suis enclin à croire aux théories antérieures, qui se réfèrent à un mot roumain, « necuratu », l’un des noms donnés au diable.
Charles comprit que Nicky avait quelque chose à lui montrer, qu’il considérait comme très important, et qu’il préparait son effet. Le policier tira une feuille d’une enveloppe et la tendit à Charles qui s’en empara.
— Je ne saisis pas, vous m’avez déjà montré ça.
— Oui. Et c’est quoi ?
Charles crut alors que le commissaire était fou. La conversation devenait de nouveau désagréable.
— Il s’agit d’une technique d’interrogatoire ? Elle se veut subtile ? Ça ne fonctionne pas vraiment, votre truc.
Il fit une pause. Et comme Ledvina ne disait rien, Baker ajouta :
— C’est la photo qui se trouvait dans le téléphone de je ne sais plus qui, celle de l’ombre portée sur le poste de police du village… D’ailleurs comment il s’appelait, ce bled ?
Ledvina ne répondit pas. Et en faisant toujours autant de mystère, il sortit un autre papier. Charles le prit, curieux de voir à quel petit jeu Ledvina se prêtait, et l’examina longuement.
— Ça ressemble à un dessin d’après la photo que vous venez de me montrer. La justice américaine a recours à cette pratique du dessin d’audience. On appelle ça du « courtroom sketch » et ça a débuté avec le procès des sorcières de Salem. Ça a un rapport avec les sorcières ? demanda Charles.
Ledvina fit non de la tête.
— Cette technique a été utilisée tant que les appareils photos n’existaient pas et encore aujourd’hui quand ils ne sont pas permis durant les procès. Elle tend à se transformer en pratique artistique, à mesure que le rôle documentaire décline.
— Rien ne vous paraît bizarre dans ce dessin ?
Charles regarda avec attention. C’était un dessin à la plume, à l’encre, réalisé par quelqu’un qui s’y connaissait vraiment.
— Même si ça a l’air d’une copie d’après les photos, ça semble quand même ancien ou fait pour paraître daté.
— La créature est la même, dit Ledvina, mais comme vous pouvez l’observer, la maison ne l’est pas. C’est donc une autre apparition du même phénomène.
Charles avait vu dans le train la photo faite par la serveuse à Londres, et il n’était donc pas surpris.
— Et elle n’est pas travaillée pour avoir l’air ancienne, elle l’est vraiment, ancienne, poursuivit Ledvina. Elle est en ma possession depuis plus de trente ans. Et celui qui me l’a vendue l’avait soustraite aux archives de Scotland Yard bien des années plus tôt.
— Je vous écoute, dit Charles qui voulait en finir avec ce suspense.
— C’est un dessin réalisé par le témoin d’un crime atroce qui a eu lieu dans la nuit du 30 au 31 août 1888. Le croquis représente une grange de Buck’s Row, qui est aujourd’hui Durward Street, près de Whitechapel Road, à Londres. Ce dessin n’a jamais été rendu public. Je vous en garantis l’authenticité.
Charles avait la chair de poule. Sa première réaction, le temps que le scepticisme reprenne ses droits. Ledvina nota une fois de plus sa réaction.
— C’est au pied de cette grange que fut tuée Mary Ann Nichols.
— La première victime de Jacques l’Éventreur ? demanda Charles.
Le commissaire acquiesça. Comme Charles s’apprêtait à prendre la parole, Ledvina intervint :
— Avant d’en revenir à votre verbiage sceptique, laissez-moi terminer.
Il tira un nouveau croquis de sa poche et il le lui tendit. On pouvait y voir le mur de ce qui ressemblait à une grange, quelque part en plein champ, et la même ombre.
— Un autre dessin, toujours issu des archives de la police anglaise, sauf qu’il date de 1827. Le bâtiment que vous voyez est connu sous le nom de la « Grange rouge ». Ici a été abattue Maria Marten, par son amant, William Corder. La même ombre est dessinée également lors de l’exécution de ce dernier, un an plus tard. L’ombre, comme vous le voyez, apparaît sur la foule des badauds, dessinée d’en haut. La foule qui assistait à l’exécution ne pouvait la voir.
Charles en restait sans voix. Il n’avait pas du tout connaissance de ces apparitions historiques. Autant qu’il pouvait en juger, les dessins paraissaient authentiques.
— J’ai ici la lettre d’un témoin qui décrit la même ombre lors de l’attaque d’une voiture de poste reliant Paris à Lyon. Les messagers sont tués et l’argent destiné à la campagne d’Italie disparaît. Nous sommes en avril 1796. En octobre de la même année, la Grande Catherine meurt. En voici un dessin sur son lit de mort. À côté d’elle se trouve le prince Paul. Regardez ce qu’on aperçoit derrière, ajouta Ledvina en posant son doigt dessus. La même ombre.
Charles n’avait plus de mots.
— J’ai encore ici des témoignages et des dessins attestant de la même présence, en 1766, quand les loups attaquent les gens dans le Gévaudan, dans le centre et le sud de la France. Il n’est pas seulement question de la bête du Gévaudan qui a des crocs d’une taille inconcevable, mais d’une autre présence, relatée après coup par deux témoins qui ont échappé à l’attaque. Je crois que vous savez déjà de quoi je parle. Cette année-là, la même ombre, comme vous le voyez ici – le commissaire tendit un autre dessin –, se dessine lors de l’exécution de Jean-François de La Barre, qui fut torturé et décapité, avant que l’on cloue sur son torse un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire et que l’on brûle son corps. Vous savez de quoi le noble français s’était rendu coupable ?
— On dit qu’il n’avait pas salué une procession catholique, mais ce ne fut qu’un prétexte. Dickens lui rend hommage dans Un conte de deux villes.
Ledvina jetait une page après l’autre sur la table, parlant maintenant à toute vitesse.
— Des descriptions et des dessins d’apparitions identiques en 1672 à la bataille de Solebay, et la même année, lors du passage du Rhin par l’armée française de Louis XIV, dans ce qui sera le siège d’Utrecht. En 1610, pas de dessin, mais quelques témoignages épars sur la même apparition, lors de l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac. Ici, l’apparition est signalée rue de La Ferronnerie. Et, cette année-là encore, lors de l’enterrement du célèbre peintre Michelangelo Merisi.
— Le Caravage ? demanda Charles, de plus en plus étonné et contrarié. Quel rapport avec tout cela ?
Ledvina continuait de présenter des documents et de les faire voler tout en parlant. On l’aurait dit en transe.
— En 1548, à l’assassinat de Lorenzino de Médicis. En 1517 pendant le cinquième conseil du Latran. Et enfin, la même année, sur le mur de l’église du château de Wittemberg au moment précis ou Martin Luther affichait ses 95 thèses. Quatre témoins décrivent la même bête.
— Là, on pourrait avancer qu’il s’agit de l’imagination des catholiques terrifiés par le nouvel antéchrist attaquant sans vergogne l’Église officielle, répliqua Charles.
Ledvina était imperturbable.
— En 1485, lors de la bataille de Bosworth, deux témoins rapportent séparément qu’ils ont vu l’ombre au moment précis où Richard III d’Angleterre fut tué.
Charles se réveilla pour de bon. Il passa le bras par-dessus la table pour prendre la lettre et l’observa attentivement.
— Richard III ? J’ai passé des années à étudier la guerre des Deux-Roses et à tenter de résoudre un mystère…
— … que vous avez baptisé « de la bosse perdue ». Je sais. Enfin, continua Ledvina, voici une photocopie de la page de garde d’un des exemplaires du manuel Malleus maleficarum, 1487.
Charles examina une gravure de l’ombre qu’il connaissait déjà par cœur, dans tous ses détails, et qui trônait sous le titre.
— Et l’original, il est où ? J’ai vu que vous avez un exemplaire, vous aussi. C’est celui-là ?
Ledvina haussa les épaules.
— Pensez-vous que vous pourriez me prêter une partie de tout ça ? Pour que j’essaie de trouver la solution ?
— Peut-être. On verra.
Le commissaire se versa un autre petit verre de poire et l’avala aussitôt. Charles ne toucha pas au sien. Ledvina contourna de nouveau la table et se rassit dans le fauteuil antédiluvien au cuir craquelé. Comme si de rien n’était, il lança :
— Vous êtes de quelle année ?
— De 1979, répondit Baker.
— Vous avez conservé des photos et des films de votre enfance ? Et du lycée ?
Charles comprit où Ledvina voulait en venir et se mit à rire.
— Oui. Un tas. Je ne suis pas immortel. Ni le comte de Saint-Germain, et l’ombre, ce n’est pas moi non plus.
Le commissaire marmonna quelque chose d’inintelligible. Il reprit son discours :
— J’ai fait un calcul en rapport avec ces apparitions. Les apparitions suivent la chronologie suivante : 1485, 1517, 1548, 1610, 1672, 1766, 1796, 1828, 1888 et, après une longue pause, 2014. Leur fréquence d’apparition…
— … est de 30, 31 ou 32 ans, à part les périodes sans, plus longues, mais qui sont elles aussi des multiples de 30, 31 ou 32.
— Oui. J’ai cru qu’il était possible que ça se soit arrêté en 1888. Mais avec ce que je vois aujourd’hui… Il me manque trois occurrences entre 1888 et aujourd’hui, et cinq autres, plus tôt.
— La première apparition date de quand ?
— 1485.
— Au total, vous dites qu’il y en a eu 10, dont on connaît les dates, plus 8. C’est-à-dire 18 ?
Ledvina acquiesça.
— Pourtant, par rapport aux victimes actuelles, aucune ne présente des traces de morsures dans le cou, n’est-ce pas ?
— Non, mais vous avez connaissance d’au moins un autre cas de ce genre, cette année.
Charles lui jeta un regard étonné. Il savait qu’il venait ainsi de se trahir.
— Donc, jusqu’à présent, cette chose, allez savoir ce que c’est, n’aurait été que témoin et, soudain, elle se serait décidée à agir personnellement ? Voyons, monsieur le commissaire, on est tous devenus fous. Et quel serait le lien entre toutes ces affaires ?
— Si j’étais bête, je dirais vous.
Le téléphone de Charles sonna de nouveau. Cette fois c’était Christa. Ledvina voulut se lever, mais Charles leva la main pour lui signifier que ce n’était pas la peine de sortir.
Christa lui dit qu’elle avait terminé ce qu’elle avait à faire et lui demanda comment ça allait.
— Je suis chez le commissaire Ledvina. Non. Non, il ne m’a rien fait de mal.
Il rit et dit en le regardant :
— Ah non, pas même un pieu dans le cœur, et il n’a pas non plus tiré sur moi avec une balle en argent… D’accord. Je vous rejoindrai à l’hôtel.