Chapitre 82

Sur la banquette arrière de la Skoda Superb qui le conduisait à vive allure vers l’hôtel Boscolo et pour laquelle plus aucun feu rouge n’existait, pas plus que les sens interdits, Charles essayait de renouer le fil de ses pensées à la suite de la très étrange rencontre avec le commissaire Ledvina. Il avait finalement réussi à le convaincre qu’il devait partir, et le commissaire avait tenu parole en mettant à sa disposition son meilleur chauffeur.

Il avait appris beaucoup de choses qu’il ne s’attendait pas à découvrir. Ainsi de l’ombre, qui non seulement n’était pas une plaisanterie, mais était mentionnée par une longue liste de témoins et dessinée à plusieurs reprises à travers l’histoire. La première que Ledvina avait évoquée remontait à 1485, soit plus de cinq cent vingt-neuf ans plus tôt. Étant donné que l’apparition se manifestait tous les trente ans, à un an ou deux près, il pouvait faire remonter la première apparition à cinq cent vingt-huit ans en arrière, afin d’obtenir un nombre divisible par trois. Dix-huit cycles s’étaient écoulés depuis, et le commissaire avait trouvé dix preuves de la présence de l’ombre. Pour certaines preuves, il n’avait trouvé que parce qu’il savait quoi chercher. Cela prouvait donc que son calcul était juste. Ledvina avait aussi affirmé que cet intervalle de trois décennies pouvait représenter, par convention, une génération. Charles était de plus en plus convaincu, en dépit de son scepticisme, que Ledvina tenait quelque chose. Mais il ne savait pas quoi. Cette pensée le perturbait. Tout autant que cette histoire au sujet de la promotion du roman de Bram Stoker, Dracula. S’il était vrai que tout cela n’avait eu pour but que de discréditer une personnalité de l’époque et que cela avait un lien avec l’ordre du Dragon, alors l’affaire ressemblait diablement à la campagne de discrédit lancée contre Vlad Ţepeş lui-même ainsi qu’aux menaces qu’on lui avait personnellement adressées.

Les choses étaient liées, mais Baker ne comprenait pas qui ou quoi se trouvait derrière. Il était cependant convaincu qu’il y avait une explication logique. Il espérait y voir plus clair d’ici quelques minutes.

Il était sept heures moins dix. La voiture arriva à l’hôtel. Charles en descendit aussitôt, entra dans l’établissement et courut vers les salles de conférences. Il y avait beaucoup de monde dans le hall. Probablement en raison d’un événement sur le point de commencer. Il dut slalomer entre les invités sur leur trente et un et de très belle humeur. Dès qu’il tourna le coin vers les salles les plus petites, la foule s’évanouit comme par miracle. Il n’y avait personne dans le couloir. Il entra dans la salle avec vingt-quatre sièges, la Traviata. Les lumières étaient éteintes. Il chercha un interrupteur et les alluma. Tout semblait inchangé depuis midi. Il fouilla de nouveau partout. Il regarda même sous la table. Rien. Il sortit en laissant allumé et fit la même chose dans l’autre salle, celle de douze places. Quelqu’un aurait dû venir. Il consulta sa montre. Plus qu’une minute avant 19 heures. Depuis le couloir, il voyait les deux salles. L’heure passa, et vingt minutes s’écoulèrent. Rien. Le découragement l’envahit. Où s’était-il trompé ? Il reprit tout son raisonnement. Cela ne pouvait pas être une simple coïncidence. « Love singing starts at normal hours. » L’heure habituelle pour le début des spectacles d’opéra était 19 heures ou 20 heures. Il se dit alors que cela devait être 20 heures. Et que c’était absurde d’attendre là. Un verre de single malt semblait une bonne idée. Il se dirigea vers le Cigar Bar.

Le bar de l’hôtel se composait de deux parties. La première était un élégant salon, avec des fauteuils et des canapés en cuir. À l’arrière, on avait aménagé une extension qui ressemblait à une salle des coffres dans une banque, une sorte de salon privé. Il n’appréciait pas tellement l’endroit parce que c’était étroit. Le lieu de toutes les conspirations. Mais là, il pourrait échapper à la foule de gens qui peuplait l’hôtel à cette heure. Heureusement, le salon était libre. Alors il commanda un verre de whisky et quelques-uns de ses cigares favoris.

Tant d’idées se faisaient concurrence dans sa tête qu’il décida de ne plus penser à rien et de patienter une demi-heure. Par conséquent, il sortit son téléphone. Il s’apprêtait à appeler Christa quand il vit l’appel en absence de Ross. Il composa son numéro.

De nouveau, Ross répondit très rapidement. Comme s’il l’attendait, le téléphone à la main.

— Ça va ? Tu t’es greffé le téléphone à l’oreille ?

— Pourquoi ? fit Ross en riant.

— Eh bien, tu réponds plus vite que ton ombre.

— Ah, ça, c’est difficile, répliqua Ross en continuant de rire. Alors, qu’est-ce que tu as fait ?

— Dans quel sens tu poses la question ?

— Dans quel pétrin tu as réussi à te fourrer, cette fois ? À peine sors-tu de sous mon aile que tu te retrouves dans la mouise. Je t’ai déjà dit de ne pas quitter ton petit nid universitaire. Laisse les aventures à d’autres. Parce que, quoi qu’il arrive, tu as finalement besoin de moi.

— Et dans quel pétrin me suis-je mis ?

— Je ne sais pas. C’est à toi de me le dire. Quel homme normal a besoin qu’on intervienne pour lui faire passer la douane sans passeport ? Et surtout, qui a besoin de son ami de toujours, même s’il ne l’a pas vu depuis des lustres, pour le sauver des méchants qui veulent l’enfermer et jeter la clé ?

— M’enfermer ? Mais qu’est-ce que tu me racontes là ?

— La vérité. Il y a un mandat d’arrêt à ton nom. Heureusement pour toi, tu es citoyen américain et les autorités des pays européens y vont avec des pincettes dans ce cas-là, surtout quand il s’agit d’une personnalité ayant des relations haut placées. Ils ont besoin de l’aval du ministre de l’Intérieur. Le problème est que les demandes se multiplient. Quelqu’un a peur de te louper. Quatre requêtes en douze heures.

— Des requêtes ? De quoi tu parles ? Qui fait ces requêtes ?

— Un certain M. Lerina.

— Ledvina ?

— Oui. Probablement. Le nom est écrit à la main.

— Ledvina veut m’arrêter ? Mais je viens de passer plus de cinq heures à discuter avec lui !

— Tu es allé à la police ? Ils t’ont interrogé ?

— Pas vraiment. J’ai été invité dans son bureau. Une bizarrerie que tu aurais dû voir. Même si le type est un peu brutal par moments, il ne m’a pas agressé. Il m’a appelé pour une discussion amicale.

— Avec ces communistes, le pire qui puisse t’arriver est d’avoir avec eux une « conversation amicale ».

— Il m’a même servi à boire.

— Tu as avalé quelque chose là-bas ? Tu te sens comment ? Il n’a pas mis quelque chose dans ton verre ?

Charles marqua un silence, se demandant si cela aurait été possible. Puis il entendit Ross rigoler.

— J’ai fait ce que j’ai pu pour bloquer les requêtes en question, mais je n’y suis pas arrivé. Le programme est mal foutu. Alors du coup j’ai dû tout bloquer. Il va leur falloir un certain temps pour s’en rendre compte. Le type a l’air maniaque, quand il verra qu’on ne lui répond pas, il donnera un coup de fil, il s’agitera en tous sens, il se déplacera en personne.

— Et il est possible qu’il obtienne l’approbation ?

— Ce sera difficile. Il faut discuter avec notre ambassade. Et puis il a besoin de preuves. Cela dit, on ne sait jamais. Il pourrait t’embêter. Mais rappelle-toi, sans mandat, il ne peut rien faire. Pas même t’obliger à lui parler. Et, grâce à moi, tu as une petite longueur d’avance.

— Combien de temps ?

— Je ne sais pas exactement. Le plus sûr serait que tu partes d’ici en moins de quarante-huit heures. Jusque-là, je pense que tu es encore en sécurité. Ils ne travaillent pas le week-end.

— Tu as dit « d’ici ». Tu es à Prague ?

Ross rigola de nouveau, mais ne répondit pas.

— Tu es descendu où ? Toujours au Boscolo ? Je dois raccrocher. On se rappelle.

Il raccrocha.