Chapitre 84

Charles mesurait combien sa vie s’était compliquée en quelques jours seulement. Et tout cela à cause d’un satané sabre sur lequel son grand-père avait fait une inexplicable fixation. Il commençait à s’inquiéter et songeait sérieusement à contacter le Département d’État pour demander à son amie – secrétaire d’État aux Affaires étrangères et sénatrice qu’il avait aidée à conquérir l’électorat au cours de trois campagnes sénatoriales – de lui obtenir d’urgence un statut diplomatique provisoire et de lui faire quitter l’Europe au plus vite.

Il vida son verre, éteignit le cigare entamé et se dirigea vers les deux salles. La foule était encore plus compacte et traverser le hall se révéla difficile. Alors qu’il entrait dans le couloir, un type avec une capuche passa en courant et le bouscula. Le temps que Charles tourne la tête vers lui, il avait déjà disparu. La porte de la plus petite des salles, portant le nom de l’opéra de Puccini, Turandot, était entrouverte. Charles pressa le pas. Sur la table se trouvait un paquet en forme de polochon, comme la couverture des cow-boys, roulée et attachée sur la selle de leur cheval avec une corde à chaque extrémité, qui servait, dans les westerns, à ranger un fusil.

Il posa la main sur le paquet avec un frisson d’excitation. Il le palpa et sentit à l’intérieur un objet dur et courbé d’un côté. De l’autre, il devenait plus épais. Il avait tenu en main de si nombreux sabres, de tous types, qu’il n’avait aucun doute : c’en était bien un. Il brûlait d’impatience d’ouvrir le paquet, mais n’importe qui pouvait entrer alors il l’emporta, direction l’ascenseur. Haletant d’émotion, il ne se mêla pas au groupe compact qui patientait devant, et prit l’escalier. La chambre de Christa était un étage en dessous du sien, la première au début du couloir, alors il décida de lui faire la surprise et d’ouvrir le paquet avec elle. Il frappa. Quelques secondes plus tard il entendit un « j’arrive ». Puis Christa ouvrit, en peignoir, les cheveux mouillés et le porte-monnaie à la main. Elle le fit entrer.

— Vous attendiez quelqu’un ?

— Oui. Le sèche-cheveux a un problème, alors j’en ai réclamé un à la réception. Je m’apprêtais à laisser un pourboire au groom.

Elle remarqua que Baker était en nage. Elle allait demander pourquoi quand elle vit le paquet.

— Ne me dites pas que…

Charles acquiesça d’un signe de tête. Ses yeux brillaient. Il posa le paquet sur le lit et tira sur les ficelles. Tendu comme il était, il ne parvenait à rien, aussi Christa posa une main légère sur son épaule pour qu’il la laisse faire. Alors qu’elle dénouait les liens, son peignoir entrebâillé découvrait le haut de ses cuisses. Christa écarta la couverture et un splendide sabre dans une protection en velours rouge apparut. Charles, émerveillé, le saisit et en caressa le fourreau. Sa main remonta lentement vers la poignée et atteignit le médaillon aux arabesques d’or serti de turquoises, d’émeraudes et de rubis. Il reconnut le sabre des photos vues à Princeton, exactement tel que son grand-père le lui avait si souvent décrit. Il tira lentement le sabre de son fourreau et effleura l’acier froid et couvert de rayures. Il identifia immédiatement le modèle connu sous le nom de cimeterre (shamsher) en Perse, kilij en Turquie, talwar dans l’Empire mongol. C’était le sabre courbé utilisé dans l’Empire ottoman et au Proche Orient. Pour Charles, l’acier spécial de Damas était immédiatement reconnaissable en raison des motifs imprimés par le forgeage et le polissage. Ce maillage métallique unique de microparticules et d’impuretés donnait un acier tellement solide que ce type de sabre était presque indestructible. Pas étonnant que l’arme ait résisté depuis des centaines d’années.

— Alors, c’est le sabre de Vlad Ţepeş ? demanda Christa en admirant la poignée aux décorations luxuriantes.

— Je le crois. Celui que le sultan lui a offert quand il l’a pour la première fois placé sur le trône de Valachie.

Charles sortit totalement le sabre de son fourreau et se plaça en position de combat. Quelque chose d’étrange à la pointe attira son regard et il colla son nez dessus. Juste avant la courbure du sabre, on avait encastré dans le métal un mécanisme circulaire composé de trois anneaux concentriques. Chacun portait trois saillies dentées différemment et trois creux. Charles appuya sur l’une des saillies et elle se rétracta. Il appuya sur les autres, mais rien ne se produisit. Charles se dit que soit c’était prévu ainsi, soit elles étaient bloquées par le temps, même si on ne distinguait aucune trace de rouille et qu’il était impossible que le métal se soit détérioré.

— Ce bouton, cette rosace de trois cercles est faite dans un autre matériau, c’est clair. Cela a dû être ajouté par la suite. C’est étrange, mais je reconnais ce modèle de sabre.

— Bien sûr, puisque votre grand-père vous en a tout dit.

— Je ne pensais pas à ça. Il ressemble à un sabre de la collection que Gustav Adolf a reçue en cadeau vers 1620, donc deux cents ans après Ţepeş, d’un prince de Transylvanie et roi de Hongrie, qui se nommait Gábor Bethlen. Il y avait dans cet ensemble un sabre, une masse d’armes, et une dague. Mais le sabre ne peut être celui de la collection, car celui de Gustav Adolf est recouvert d’or sur la partie non tranchante, sur presque toute la longueur.

— Et ces crans, ils servaient à quoi ?

Charles, préoccupé par la rosette, n’avait pas remarqué que la pointe de la lame avait été limée en forme de quatre dents, comme ces vieilles clés destinées à ouvrir des portes monumentales. Pendant que le professeur s’interrogeait à ce sujet – jamais dans sa longue expérience de collectionneur il n’avait rencontré une chose pareille –, Christa entreprit de lire à haute voix l’inscription figurant sur le fourreau de velours rouge :

— « IO SOI CALIBURN FUE FECHA EN EL ERA DE MILE QUATTROCENTO. »

Comme si on l’avait pincé, Charles tourna vivement la tête vers elle, semblant reconnaître quelque chose. Puis il sortit son portefeuille de la poche arrière de son pantalon. Il chercha le billet reçu de la femme à Sighișoara, au petit déjeuner le deuxième jour, et il lut : « … rn. Seuls ces deux sabres entrent dans le même fourreau. »

— Caliburn.

Christa ne comprenait pas.

— Les lettres « rn » du début du message. Un des sabres est Caliburn. Donc, la partie brûlée du message contenait le nom des deux sabres. Le texte complet devait être : « X et Caliburn. Seuls ces deux sabres entrent dans le même fourreau. »

— Et le texte sur le fourreau dit : « Je suis Caliburn. J’ai été fait en l’an 1400 », précisa Christa.

— En espagnol ? Excalibur, un nom de sabre des légendes britanniques, et une inscription en espagnol sur un sabre ottoman ? Quel micmac ! fit Charles.

— Excalibur ? La légendaire épée d’Arthur ? fit Christa.

— Oui. Elle est connue sous plusieurs noms, en fonction des sources et de leur origine. En gallois, elle est Caledfwich, en breton Kaledvoulch, et en latin Caliburnus. Chrétien de Troyes l’appelle Escalibor dans Perceval. Quelques dizaines d’autres variantes circulent. Le sultan aurait-il pu la nommer d’après une légende ? Le cycle du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde circulait déjà à l’époque. Les troubadours colportaient l’histoire à travers toute l’Europe. Il n’est pas exclu qu’elle soit arrivée jusqu’à Istanbul. Admettons que Mourad ait baptisé son sabre d’après un célèbre modèle de l’histoire chevaleresque. Mais pourquoi l’aurait-il fait écrire en espagnol ? Il examina le fourreau. À l’opposé de l’inscription se trouvaient six blasons l’un au-dessus de l’autre. Charles les identifia sans difficulté. Son esprit tentait d’ordonner l’avalanche d’informations. Il se sentit pris de vertige et dut s’asseoir sur le lit. Christa lui demanda s’il allait bien. Il hocha la tête dans un mouvement mécanique. Puis elle lui proposa un verre d’eau. Il refusa de la même manière. Il restait mutique, le regard perdu dans le vide.

— Vous êtes sûr que ça va ?

— Oui, marmonna Charles. J’essaie d’établir un lien. De comprendre ce que signifient ces blasons et l’histoire du sabre.