Charles n’en pouvait plus d’attendre. Il tournait autour de la statue de saint Georges et guettait la personne qui s’approcherait de lui ou le tirerait par la manche. Il scrutait les flots de gens qui se déversaient en direction de la cathédrale, essayant de deviner qui il devait rencontrer. Il s’adossa à la rambarde qui encerclait la fontaine, le plus près possible de la statue afin qu’on n’ait aucune chance de le rater. Il alluma une cigarette, puis une autre, et reprit ses cercles concentriques entre la tour de l’Horloge, le monument et la statue au centre de la place. Il consultait sa montre toutes les deux ou trois minutes et se remettait à patrouiller et à dévisager les visiteurs du palais.
Un peu à l’écart, Christa était inquiète. Elle ne le quittait pas des yeux et semblait compatir à la déception qui se lisait sur son visage.
Il était plus de 11 heures quand Charles se décolla de la fontaine et s’éloigna à grandes enjambées vers l’entrée sud de la cathédrale. Il gravit les quelques marches et disparut à l’intérieur. Christa le suivit. Il faisait le tour de l’immense cathédrale et s’arrêtait devant chaque statue, dans chaque chapelle, comme pour essayer de trouver où il s’était trompé dans ses déductions, espérant sans doute qu’un détail le mettrait sur la bonne piste.
La cathédrale métropolitaine des saints Guy, Venceslas et Adalbert (Vito, Vaclav et Vojtech, en tchèque) est un chef-d’œuvre gothique, l’emblème de Prague, et a exercé au fil des siècles une influence majeure sur l’architecture religieuse de toute l’Europe. Pour que la vaste cathédrale ressemble à ce qu’elle est aujourd’hui, il fallut plus de mille ans, de la première pierre posée au Xe siècle par le prince Vaclav – connu sous le nom latin de Wenceslaus, plus tard élevé au rang de saint – à 1929. Elle n’était au départ qu’une modeste basilique qui connut de continuelles extensions, démolitions, rajouts et modifications. Aussi l’éclectisme de ses styles, surtout à l’intérieur, est-il dû à l’évolution du goût religieux et artistique au fil de son existence. C’est là que furent inhumés des rois de Bohême, les principaux saints de la région, mais aussi les artistes les plus importants qui contribuèrent à la réalisation de ce chef-d’œuvre.
Charles s’arrêtait devant chaque tombeau, examinait la moindre statue en essayant de trouver un lien, un détail, tout ce qui aurait pu lui permettre de soulever ne serait-ce qu’un coin du voile pesant sur le mystère. L’idée qu’il pouvait être victime d’un gigantesque canular lui traversa l’esprit, mais le quitta rapidement. Entre-temps, Christa l’avait rattrapé et lui prit le bras. Il était mort de fatigue et, puisque personne n’était venu au rendez-vous, elle estimait qu’un bain chaud et un peu de repos l’aideraient sûrement à remettre de l’ordre dans ses idées. Charles acquiesça. Il jeta encore un regard au tombeau de Barbara de Cilli et sortit de la cathédrale.
À l’extérieur, alors qu’ils se dirigeaient vers la fontaine, il dit à Christa qu’il voulait aller à l’hôtel où il descendait chaque fois qu’il venait à Prague. Il y était connu et il n’aurait donc peut-être pas besoin de montrer ses papiers.
Charles regardait pensivement par la vitre du taxi qui roulait vers l’hôtel Boscolo à petite allure, à cause des embouteillages dans le centre. Il éprouvait d’ordinaire une sorte d’enchantement quand il se trouvait à Prague. Cette fois pourtant, la magie avait disparu. Il se tourna vers Christa.
— Tout ça se tient plus que je ne le pensais.
Christa l’interrogea du regard.
— Personne n’est venu au rendez-vous, poursuivit-il, peut-être parce que j’ai mal compris le message. Je vais me plonger dans un bain chaud et je n’en sortirai pas tant que je n’aurai pas mis de l’ordre dans toutes ces informations. J’ai dû me tromper et ce 10.00 ne devait pas indiquer l’heure. Certains éléments apparaissent à plusieurs reprises. Testis unus, testis nullus disaient les Latins. Ce qui signifie « témoin unique, témoin nul », parce que cela relève du hasard. À partir de deux, ce n’est plus une coïncidence. Pour qu’un phénomène devienne un commencement de règle, il faut qu’il se répète au moins trois fois. Mon grand-père apparaît deux fois. La première en rapport avec le sabre qui l’obsédait. La seconde dans la chambre où l’homme m’a dit ces choses qu’il ne pouvait connaître qu’en ayant vu notre cave, ou bien parce que quelqu’un lui en avait parlé. On n’est plus sur le terrain des coïncidences, parce que le texte arraché aux pages de la prétendue bible est aussi celui qui figure dans notre cave. Sur le billet, il y avait le dessin de la tour de l’Horloge comme indication du lieu où se trouvait le sabre de Ţepeş, et quelque chose comme deux épées dans le même fourreau, mais il y avait aussi un message caché au sujet de saint Georges. Non seulement saint Georges est le patron de l’ordre du Dragon, dont le père de Vlad et Vlad lui-même étaient membres, mais Ţepeş apparaît aussi dans cette histoire de bible de Gutenberg, ce qui fait trois fois. Ce n’est plus vraiment une coïncidence.
Le taxi s’arrêta, Charles sortit par réflexe sa carte de crédit et la tendit au chauffeur. Le portier de l’hôtel vint leur ouvrir et Charles continua à dérouler sa pensée tout en se dirigeant vers la réception :
— Vous savez à qui appartenait le tombeau devant lequel je me suis arrêté avant de quitter la cathédrale ?
C’était une question rhétorique. Baker n’attendit pas la réponse de Christa.
— Celui d’une dame surnommée la Messaline d’Allemagne, de son vrai nom Barbara de Cilli, seconde épouse du fondateur de l’ordre du Dragon, Sigismond de Luxembourg, qui lui a succédé sur le trône de Hongrie. Une grande manipulatrice, accusée d’hérésie, de sorcellerie, d’avoir pratiqué l’alchimie, et qui est morte de la peste. On se trouve devant une énigme circulaire. La solution est à portée de main, j’en suis sûr, mais je n’arrive pas à la trouver.
À la réception, le directeur de l’hôtel reconnut Charles et les accueillit avec un large sourire avant d’ordonner au réceptionniste de lui donner la clé de la suite que le professeur occupait à chacun de ses séjours. Charles était un très bon client, célèbre, et surtout généreux. À la réception, dans une vitrine, étaient exposés deux de ses livres, ouverts à la page de la dédicace. Christa sourit devant l’étonnement du directeur quand elle demanda une chambre séparée, comprenant que Baker n’était pas toujours descendu seul au Boscolo. Elle dut laisser son passeport. On ne demanda rien à Charles.
— Je vous attendais, lui dit le directeur.
Un pli avait été déposé à son intention, lui expliqua-t-il, et il lui tendit une enveloppe de format A4 fermée. Charles s’en saisit d’un air absent, il remercia et suivit le jeune homme qui avait pris son bagage. En allant vers l’ascenseur, il poursuivit :
— On a donc le sabre, Ţepeş, l’ordre du Dragon et Prague. On a aussi le texte de Kafka qui se trouve d’une manière inexplicable sur la dernière page d’un livre imprimé quatre cent cinquante ans avant sa naissance. Mais ça aussi, ça nous ramène à Prague. Donc Prague, Prague. Il faut aussi déchiffrer le fameux poème avec le roi assassiné. Mais je sens bien que c’est aussi en lien avec Prague. Et même avec la cathédrale Saint-Guy. Plus exactement avec l’un des rois qui y est enterré. Reste à savoir lequel. Peut-être que cela nous conduira à plusieurs réponses.
Ils montèrent dans l’ascenseur. Alors il sembla sortir d’une transe. Il remarqua l’enveloppe qu’il tenait à la main et l’ouvrit. Quand il en sortit ce qu’elle contenait, Christa et lui restèrent bouche bée, les yeux écarquillés devant le passeport de Charles – le document resté à Sighişoara.