Charles mangeait machinalement, sans un mot, et Christa n’osait pas interrompre le fil de ses pensées. À un moment, il s’excusa et se leva de table. Il traversa le rez-de-chaussée de l’hôtel et quand il se retrouva dehors il inspira une grande bouffée d’air. Il consulta sa montre. À Washington, il devait être l’heure du déjeuner. Il sortit son téléphone et composa un numéro.
Le téléphone personnel de la secrétaire d’État aux Affaires étrangères vibra sur son bureau. Étant donné que seules des personnes très proches connaissaient ce numéro, la dame de fer de la politique étrangère regarda l’écran et répondit :
— Quelle surprise ! Charlie, cela fait des années !
— Hé, pas tout à fait. Plutôt quelques mois, dit Charles en prenant le ton le plus chaleureux possible, comme il convient lorsqu’il s’agit de demander un service important à une personne haut placée. Comment vas-tu ?
— Je suppose que tu sais mieux que moi comment je vais. Je voulais t’appeler ces jours-ci, mais j’ai été prise par des tas de choses. Je sais que tu ne t’occupes plus de ça, mais j’ai un très bon ami qui aurait besoin, pour une période très courte, de tes services. Crois-tu qu’on pourrait se voir ?
— Avec grand plaisir. Pour toi je reviens sur toutes mes décisions définitives. Je l’ai déjà fait, et à deux reprises.
La discussion était sur de bons rails. Charles savait que la trouver de bonne humeur jouait en sa faveur. Il se sentit revivre. D’autant qu’elle l’avait appelé Charlie, ce qui représentait le maximum de familiarité auquel on pouvait s’attendre de sa part.
— Je suppose que tu ne m’as pas appelée seulement pour prendre de mes nouvelles. Ces jours-là sont révolus. Alors s’il te plaît dis-moi vite ce que je peux faire pour toi.
— Hum !
Charles marqua intentionnellement un long silence.
— Allez, vas-y. Ça ne peut pas être si grave que ça.
— J’ai un problème, s’avança Charles. Je suis à Prague et je dois rapporter un objet que j’ai récupéré au prix de grandes difficultés et après de longues années dans ce qu’il reste de la famille de mon arrière-grand-père de Roumanie.
— Ta famille est de Roumanie ? Tu ne m’en avais jamais parlé.
— Tu ne me l’as pas demandé.
La femme éclata de rire. C’était de bon augure.
— Il s’agit de quelque chose qui pourrait entrer dans tes collections ?
— Tu as toujours un point d’avance. Comment fais-tu ?
La dame ignora cette flatterie un peu évidente, même si la remarque lui fit plaisir.
— C’est quoi ? Un pistolet ? Un sabre ?
— Comme je disais, un point d’avance. Un sabre, en effet. Et j’aurais besoin d’éviter les formalités habituelles. Parce que je dois rentrer très très vite.
— Mais tu ne l’as pas acheté aux enchères ? Tu n’as pas les documents ? Tu es en République tchèque, c’est ça ?
— Oui. C’est une longue histoire. Je suis simplement allé dans le village de mon aïeul où une proche parente presque aveugle détenait une sorte de testament de son père selon lequel l’objet devait revenir à mon grand-père. Le sabre était dans une grange avec tout un tas d’objets du précambrien.
— J’espère que tu ne me demandes pas de commettre une quelconque infraction ? demanda la femme qui ne plaisantait qu’à moitié.
— Tu me connais et tu sais bien que je ne ferais jamais ça. C’est un bout de ferraille qui me parle de ma famille. Mais tu sais comment sont ces gens de l’Est. Avec leur bureaucratie et leur corruption.
— Et comment tu es arrivé à Prague avec le sabre ?
— C’est une histoire compliquée. L’avion ne me permettait pas de m’arrêter dans tous les monastères que je voulais visiter en chemin… Et puis, comme tu sais, dans l’Union européenne on circule librement.
Charles n’était pas habitué à mentir. Il fut surpris du naturel avec lequel il débitait toutes ces fadaises.
— Il n’y a qu’une seule solution. Que tu le transportes par la valise diplomatique. Mais tu ne veux pas la placer dans un colis, n’est-ce pas ?
— Pas trop.
— OK. Laisse-moi quelques minutes. Je te rappelle.
Charles n’eut pas le temps d’ajouter un mot. La secrétaire d’État avait raccroché. Il était habitué. Elle était charmante au téléphone, mais quand elle avait fini elle saluait de manière expéditive et raccrochait.
Puisqu’il était dehors, il en profita pour rallumer sa moitié de cigare et pour appeler son père. À sa grande surprise, une voix féminine répondit. Charles voulut raccrocher, croyant s’être trompé de numéro, mais la femme le devança :
— Vous êtes monsieur Baker fils ?
— Oui, répondit Charles. Il est arrivé quelque chose à mon père ?
— Tout d’abord je ne voudrais pas vous alarmer.
Charles eut le souffle coupé. Mais la voix poursuivit rapidement, semblant deviner par quelles émotions il passait :
— Votre père est hors de danger.
— Hors de danger ? Qu’est-ce que vous dites ?
— Je suis son assistante.
Son assistante ? Quel genre d’assistante ? Son père n’avait jamais eu d’assistant, même quand à Princeton on avait insisté pour qu’il engage quelqu’un. De nouveau la femme sembla lire dans ses pensées.
— Votre père a subi une intervention cardiaque. On lui a posé un stent. C’est une opération très peu invasive. À présent il est chez lui, hors de danger. Le professeur qui s’est occupé de lui, j’ai oublié son nom, mais j’ai compris que vous êtes de vieux amis, a considéré qu’il valait mieux le garder sous surveillance pendant quelques jours.
— Mon père a eu une opération du cœur ? J’arrive.
— À présent il ne peut pas parler. Il se repose. Voulez-vous que je le réveille ?
— Non. Pas la peine. Je prends le premier avion.
— Il savait que vous diriez ça. Il m’a demandé, si vous appelez, de vous dire qu’il va bien et que vous n’exagériez pas comme vous le faites d’habitude.
Les propos de l’assistante lui étaient familiers, c’était bien le style de son père, de ne rien prendre au sérieux, de ne pas s’inquiéter, ou de ne pas laisser les autres s’inquiéter. C’était exactement la raison pour laquelle le père de Charles n’avait jamais pris au sérieux l’histoire du sabre, comme toutes les autres obsessions que le grand-père avait transmises, en revanche, à son petit-fils.
— Quand puis-je rappeler ?
— Quand vous voulez, dans quelques heures. Le médecin lui a donné un somnifère. Ce serait peut-être mieux qu’il vous rappelle, lui. Il a essayé de vous joindre hier. Et il m’a dit que si vous rappeliez, je devais me charger de vous transmettre la ou les photos que vous lui avez demandées.
Charles ne savait pas quoi répondre. Son père devait avoir raison. Si cela avait été grave, on ne l’aurait pas laissé à domicile. Le vieux Baker était ami avec toutes les sommités dans le domaine médical aux États-Unis. Avec certains médecins, depuis presque un demi-siècle. Il savait qu’en cas de maladie les membres de sa famille seraient entre les meilleures mains.
— Allô ! Vous êtes encore là ?
— Oui. Bien. De toute façon je rentre dans deux ou trois jours. J’insiste pour qu’il me rappelle.
— Bien sûr. Quelles photographies dois-je vous envoyer ?
Charles expliqua brièvement où se trouvait la cave au nord du petit château. Elle devait sortir par la terrasse à l’arrière de la bibliothèque et descendre dans un tunnel. Il lui fallait des photos de toute la cave, sous tous les angles, en particulier des ornements aux murs. Il ne voulait pas trop entrer dans les détails. La femme demanda si des photos prises avec le téléphone pourraient convenir et Charles répondit que ce serait très bien. Elle promit d’envoyer les photos immédiatement.
En plus de tout le reste, il y avait à présent l’histoire de son père. Avant de jeter son cigare, Charles nota que les ennuis s’accumulaient. Il décida de stopper cet effet boule de neige le plus rapidement possible.
À l’instant où il rentrait dans l’hôtel, son téléphone sonna. C’était la secrétaire d’État.
— La seule solution est de t’employer provisoirement à un poste diplomatique mineur qui te permettra d’obtenir un passeport diplomatique autorisant les bagages sous scellés. Tu es dès lors attaché aux problèmes de sécurité auprès de notre ambassade à Londres.
— À Londres ?
— Malheureusement c’est l’endroit le plus proche que j’ai pu trouver.
— Et comment le sabre arrivera jusqu’à Londres ?
— Je suis efficace, comme tu le sais.
Charles savait. Quand la dame de fer se mettait en tête de résoudre un problème, rien ne l’arrêtait.
— Il faudra que tu te rendes avec ton paquet à notre ambassade à Prague. Le consul, Patrick Johnson, t’attend demain matin. Ils vont sceller le colis et tu le récupéreras à l’ambassade à Londres. Tous les papiers seront prêts en moins de quarante-huit heures. C’est tout ce que j’ai pu faire. J’espère que c’est bon pour toi. Maintenant excuse-moi, j’ai un rendez-vous.
Et elle raccrocha de nouveau.