Quand Charles revint à table, Christa remarqua qu’il était de meilleure humeur. Il était clair qu’il avait appris quelque chose ou éclairci le message inscrit sur le fourreau. D’ailleurs, les premiers mots qu’il prononça étaient directement en rapport avec le sabre.
— Vous avez les photos prises dans la chambre ?
Christa lui tendit le téléphone. Charles relut le texte et dit :
— Ce texte en espagnol n’a pas de rapport avec ce sabre. En fait, je crois que c’est un indice pour trouver l’autre.
Christa ne saisissait pas, elle attendait impatiemment la suite.
— Si je me souviens bien, ce texte figure sur un autre sabre que j’ai vu au musée de Burgos. En plein sur la lame, il est écrit « IO SOI TISONA FUE FECHA EN LA ERA DE MIL E QUARENTA. »
C’est-à-dire « Je suis Tizona et j’ai été fait en l’an 1040 ». Comme je ne pense pas que le sabre ait disparu du musée de Burgos, cela signifie que le nôtre en est une variante. Aucun historien sérieux n’a jamais affirmé avec certitude qu’il s’agit du véritable sabre du Cid.
— Le Cid ?
— Oui. Don Rodrigo Diaz de Bivar, célèbre figure de la Reconquista espagnole, c’est-à-dire de la lutte des chrétiens pour reprendre la Péninsule ibérique aux mains des Maures. Les provinces de Navarre, de Castille et de León, le Portugal et l’Asturie ont été le terrain d’une lutte de plus de sept cents ans, menée par l’Église pour bouter les Arabes hors d’Europe. Le Cid est un héros national que les Espagnols ont transformé en légende, et qu’ils ont été sur le point de sanctifier. D’autant qu’à son ouverture sa tombe a exhalé un parfum floral incomparable. Philippe II a demandé au pape son approbation pour une sanctification.
Il avait repris ses digressions habituelles. Christa eut un soupir de soulagement. Elle n’aimait pas le Charles maussade et pensif, à la limite de l’évanouissement.
— Et il est devenu saint ?
— Non, mais je ne sais plus pourquoi. De toute façon cela aurait été une grave erreur. Parce que le Cid, dont le surnom provient de l’arabe sayyd, qui veut dire « maître » ou « seigneur », a tué autant de chrétiens que de musulmans. C’était en réalité un mercenaire qui passait du côté qui payait le mieux. Parfois les uns, parfois les autres. Et son orgueil était démesuré. Juste avant de mourir, il avait conquis Valence rien que pour lui.
— Ce n’est pas celui du film avec Charlton Heston, attaché sur son cheval alors qu’il est mort, et tous les Arabes s’enfuient en le voyant arriver, croyant qu’il est vivant ?
— Si si, répondit Charles en riant. C’est lui. Et le cheval s’appelait Babieca, c’est-à-dire « Nigaud ». Le Cid avait deux épées : Tisona, ou Tizona, et La Colada.
— Une épée de Tolède ?
— C’est ce qu’on raconte. Mais l’épée exposée au musée de Burgos était en acier de Damas, comme le sabre de Ţepeş, et on a supposé qu’elle avait été forgée par les Arabes de Cordoue.
— Donc vous avez trouvé les deux sabres ?
— Non. Vous en avez vu un deuxième ? On en a un. Le texte semble indiquer l’existence d’un deuxième.
— Qui entrerait dans le même fourreau ? Vous n’avez pas dit que Ţepeş a reçu lui deux sabres ? Celui des Turcs et celui de Tolède, héritage de son père ?
— Oui, mais celui-là ne peut pas être Tizona, comme celui-là n’est pas non plus Excalibur. Pourtant, ceux qui les ont baptisés ainsi veulent me faire comprendre quelque chose. Il n’y a plus aucun doute que ces messages me sont adressés. Qui pense que je suis joueur, je l’ignore. Et je ne sais pas non plus pourquoi je suis entré dans ce jeu stupide.
— On ne sait pas qui, mais cette personne connaissait votre goût pour les énigmes historiques et savait que vous alliez entrer dans la danse. Ou du moins elle le soupçonnait.
— Et c’est une raison pour tuer des gens comme ça, sans pitié ? Et ces mises en scène, pourquoi ?
— Et s’il s’agissait de personnes différentes ? Si on était tombés entre deux bandes rivales qui s’affrontent ? Je vous l’ai dit, dans le train. C’était ma première intuition. Elle a été en quelque sorte confirmée. Sinon, pourquoi se massacreraient-ils entre eux ?
— Et ces signes héraldiques ?
C’est à ce moment seulement que les six blasons lui revinrent en tête. Il passa en revue les photos du téléphone et s’arrêta sur eux.
— Ce sont les blasons des confréries médiévales les plus célèbres. Le premier est celui des Forgerons. Le deuxième celui des Charpentiers, le suivant celui des Bouchers, puis les Poissonniers, les Doreurs et les Tanneurs.
— Pourquoi seulement six ? C’étaient les métiers les plus importants ?
— Pas vraiment. Il y en avait une multitude. Dans chaque ville médiévale. Paris en comptait plus d’une centaine, à un moment. Rome aussi. Il y en avait beaucoup dans d’autres villes d’Italie, en particulier à Bologne et à Padoue. Dans les villes allemandes également. En Angleterre, à Londres, on trouvait certaines des corporations les mieux organisées. Mais la championne en la matière était Florence. Il y avait là-bas une hiérarchie des corporations très précise.
Il s’interrompit, comme s’il venait d’avoir une révélation. Christa crut deviner de quoi il s’agissait :
— Vous n’avez pas raconté que Vlad Ţepeş était soutenu par les corporations et que, en route pour retrouver Gutenberg, il s’était arrêté à Florence ?
— C’est ce que m’a rapporté l’homme au dossier marron. Je suppose qu’il savait ce qu’il disait.
— C’est à ça que vous pensiez ?
— Non, mais c’est bien d’avoir ça aussi à l’esprit. Chez mon grand-père, où vit maintenant mon père, il existe une pièce contiguë à la cave à vins, qu’il avait surnommée « salle d’armes ». Encastrée dans le mur de séparation, il y avait, et il s’y trouve encore je crois, une sorte de pierre polie qui ressemble à une pierre de meule. Je ne crois pas que quiconque soit entré dans cette salle depuis une vingtaine d’années. Aussi j’en ai retiré toutes les armes pour les rapporter chez moi.
— Dans votre collection ?
— Oui. Mon père descend encore dans la cave à vins, mais il ne met plus les pieds dans la salle d’armes parce que ça le rend fou. Mon grand-père a tout fait pour le former au duel, mais il n’y avait pas moyen. Mon père se roulait par terre et hurlait. Pas l’étoffe d’un combattant. Grand-père lui répétait sans cesse qu’il n’était pas un homme. Enfin, j’ai voulu emporter aussi cette fameuse pierre qui était utilisée comme support. Je dois dire que c’était très beau, toutes les épées et les sabres plantés dedans, en demi-cercle. Le seul truc étrange est qu’il n’y avait aucune épée plantée au centre. Un jour j’ai demandé pourquoi, mais je ne crois pas avoir reçu de réponse. En tout cas je ne me souviens pas. Je sais juste que j’ai essayé de desceller la pierre et que je n’y suis pas arrivé. J’ai même eu peur que toute la voûte ne s’écroule.
Charles marqua un silence puis il dit, comme pour lui-même :
— J’aurais dû lui demander d’en faire aussi une photo.
— À qui ?
— Pardon ? demanda Charles qui n’avait pas réalisé avoir parlé tout haut. Ah non, rien.
Le serveur apporta l’addition et Charles fit signe à Christa qui avait déjà ouvert son portefeuille. Il aperçut de nouveau son badge Interpol, il paya et dit :
— Je pense que mon esprit est plus vif, le soir.
— Et vous voulez aller au bar pour fumer un cigare.
— Tout à fait, confirma Charles en se levant.
Le défilé de mode était fini et l’hôtel était de nouveau plein. Dans le bar, il n’y avait plus de places assises, mais une foule de fumeurs s’entassaient. Les accros au tabac se marchaient dessus.
Charles prit Christa par le bras et l’entraîna à travers la foule jusqu’à la réception. Charles demanda si tout était en ordre au sujet de son paquet. Ayant reçu une réponse rassurante, il dit à Christa :
— Je crois qu’une promenade nous ferait du bien. Fumer en plein air a quelque chose d’incomparable.
Il faisait très doux à l’extérieur et le centre de Prague était animé. Les promeneurs, bien habillés, cherchaient une place dans la multitude de cafés et de restaurants, tous archipleins à cette heure de la soirée. Ils descendirent le boulevard. Charles reprit la discussion du restaurant.
— C’est sur cette pierre dans la cave que j’ai vu les blasons des corporations pour la première fois. Pas en couleur, bien entendu, mais gravés. Ils étaient douze, placés comme sur le cadran d’une horloge. Au centre, il y a trois autres blasons. Celui qui est exactement au centre, je ne l’ai pas oublié, est celui des Boulangers. Parce que notre nom est Baker, c’est-à-dire « boulanger ». Je ne me souviens pas si tous y étaient, mais cette disposition géométrique étrange m’a souvent fait penser à ce que cela représentait. Je l’ai appris plus tard, en rédigeant une étude sur ce thème.
Christa s’arrêta soudain et tourna la tête. Elle avait de nouveau la même sensation que le matin. Celle d’être suivie. Elle regarda en arrière, laissant passer quelques groupes qui marchaient derrière eux. Mais elle ne vit personne de louche. Charles, se rendant compte qu’elle avait aperçu ou entendu quelque chose, regardait lui aussi aux alentours.
— Ce n’est rien, dit Christa. Continuez, je vous en prie.
Ils reprirent leur promenade et Charles poursuivit :
— Nous devons donc trouver le second sabre. Et on manque d’indices.
Il s’arrêta et sortit le petit billet de sa poche. Il avait résolu l’énigme d’Agrippa d’Aubigné, celle de la tour à l’Horloge et il avait trouvé le sabre. Il avait refait la phrase avec les deux sabres dans le même fourreau. Il avait reconstitué la partie brûlée. Les seules choses qui restaient obscures étaient Agios Georgios et le dessin d’oiseau. Et bien entendu ce 10.00 dont Charles continuait de penser qu’il représentait l’heure du rendez-vous.
— Si nous découvrons ce que signifient saint Georges et cet oiseau, peut-être que nous trouverons le second sabre. Et que nous comprendrons ce que représente ce fameux fourreau.
— Je crois qu’il faudrait regarder dans le dossier marron. Quelque chose nous a sans doute échappé.
— Oui. Et j’attends aussi de recevoir l’autre partie du texte.
Charles sortit son téléphone pour vérifier si le message n’était pas arrivé. Rien. Il se demanda si l’assistante de son père était réelle ou si cette inconnue ne s’était pas moquée de lui. C’était peu probable. Trop de choses concordaient. Il décida de patienter un peu avant de rappeler.
— Et puis Kafka, reprit-il. Je dois comprendre de quoi il s’agit dans ce texte. Je crois que nous irons demain matin dans la ruelle d’Or.
— Là où a vécu Kafka ?
— Oui. Même s’il n’y a plus rien là-bas. La rue a été raccourcie et les maisonnettes qui semblent faites pour des nains ne sont plus que des boutiques de souvenirs. Vous y êtes déjà allée ?
Christa hocha la tête.
— Vous savez, vous avez dit que votre nom provient d’un nom de métier. Moi je croyais que c’était de Sherlock Holmes.
— De Baker Street ?
Charles avait demandé sérieusement, mais elle se mit à rire.
— Vous plaisantez, c’est ça ?
— Un peu, répondit Christa qui se mit à courir.
Elle traversa la rue et s’engagea sous un porche dans une rue latérale. Charles la suivit. On aurait dit deux amoureux qui flirtaient. À peine entra-t-il sous le porche qu’elle le prit par l’épaule et l’attira à elle en posant le doigt sur sa bouche pour qu’il se taise. Ils attendirent en silence, le temps d’entendre des pas. Quelqu’un arrivait. Quand l’ombre passa le porche, Christa se jeta sur elle et la plaqua au sol. Un mendiant dans un vieux manteau se mit à bégayer et à rouler de grands yeux ronds. C’était un SDF, probablement sourd-muet et malade mental. Il se cacha les yeux et se mit à pousser des cris. Christa recula, terrifiée. Charles, inquiet, aida le vagabond à se relever et lui tendit de l’argent en s’excusant.
— Je crois que vous êtes un peu tendue. On devrait aller se coucher.
Beata s’arrêta à l’entrée du square, cachée derrière un mur, attendant de les voir s’avancer sous le porche et s’engager sur le sentier. Quand soudain, marmonnant et dodelinant de la tête, un mendiant passa près d’elle.