Chapitre 91

Gian Maria Legnaiolo, très conscient de l’importance de sa mission, monta à bord de l’avion qui le ramènerait à la résidence de son chef à Olbia, en Sardaigne. Il n’était toujours pas revenu de l’émotion qui l’avait étreint quelques heures plus tôt quand il avait vu le signal déployé au minuscule balcon du Palazzo dei Drappieri. Depuis sa naissance, il se préparait pour ce moment. Les diplômes obtenus, toute son éducation, les endroits où il était allé et même ses jeux d’enfant avaient eu un lien avec cette mission à venir. Quand il avait atteint l’âge de seize ans, il avait appris de son père que leur famille avait eu l’honneur, à une époque qui se perdait dans les profondeurs de l’histoire, d’être chargée de mener la mission à son terme.

L’arbre généalogique qu’ils avaient pu reconstituer jusqu’à 1580 menait, de fils aîné en fils aîné, jusqu’à lui – un prospère homme d’affaires et espion. La grande chance de la famille Legnaiolo, un nom qu’ils avaient choisi lors du tout premier recensement pour entrer dans les registres de l’époque, fut de compter à chaque génération au moins un fils et qu’il survive, en bonne santé, robuste, intelligent et parfaitement dédié à la cause. Les pères avaient tous réussi à transmettre à leur fils l’importance cruciale de leur mission, mais aussi de leur insuffler l’ambition et l’esprit nécessaires pour la mener à bien. Les aînés des Legnaiolo, et parfois leurs frères et sœurs, étaient devenus des fondamentalistes de cette cause, prêts à donner leur vie pour elle à tout moment.

Ils tenaient leur nom de la corporation des charpentiers, dont ils avaient fait partie, mais qui fut dissoute peu de temps après sous l’impitoyable pression de l’histoire.

Gian Maria, Gianni comme tout le monde l’appelait, avait été envoyé faire ses études en Grande-Bretagne, à la London School of Economics, dont il était sorti major de sa promotion. Ensuite, selon un plan échafaudé pendant quatre années avec son père et ses deux frères, il était entré au service de sa cible, le grand magnat des finances Galeazzo Visconti.

Ce dernier était apparu sans crier gare, au milieu des années 60, près de Milan, vêtu d’un costume noir chiffonné, d’une chemise blanche et de chaussettes de la même couleur. À vingt-cinq ans, il avait pour seul bagage une énorme valise remplie d’argent. Il l’avait rapidement investi, en particulier dans des terrains placés en des lieux stratégiques, proches de futurs immeubles de bureaux, de nouveaux quartiers et de routes importantes. Ces informations provenaient du cœur même du gouvernement italien après avoir transité par des amis siciliens. Il se disait d’ailleurs que le jeune homme, de son vrai nom Rocco Antunuzzu Ciuppia, n’était autre que la face publique d’une des plus puissantes familles de Cosa Nostra.

Le pas suivant pour le jeune investisseur fut de financer la construction de quelques quartiers à la périphérie de la capitale lombarde. Et parce que son nom pouvait susciter la défiance, il dépensa une partie de l’argent dans l’achat de documents falsifiés, dont certains historiques. Il graissa la patte de fonctionnaires de l’état civil pour se créer une nouvelle identité. Il se choisit une ascendance nobiliaire et déclarait être issu d’une liaison secrète entre les vieilles familles Visconti et Sforza. Étant donné qu’il existait plusieurs Galeazzo dans les deux familles, il avait choisi ce prénom.

Puis ç’avait été l’époque des investissements dans les médias italiens et français. Au moment où des journalistes – finalement réduits au silence parce qu’on les avait achetés, menacés ou même assassinés – avaient commencé à remettre en question l’identité du jeune milliardaire, il avait transféré toutes ses actions italiennes à un parent. L’origine de l’argent avait été si bien dissimulée derrière des holdings, dont l’unique but était de détenir les actions d’autres compagnies, que personne n’était parvenu à la retrouver. Mais selon la rumeur de l’époque, personne n’avait particulièrement tenu à fouiller son passé.

Libre de toute attache, il s’était installé à New York, avait pris un luxueux appartement dans l’Upper East Side et avait commencé à investir en Bourse. Au moment où il fut élu dans le Conseil des douze, Visconti détenait le plus grand fonds d’investissement de la planète. Il contrôlait les plus grandes sociétés de capital-risque, les fonds communs de placement et de capitaux privés du monde. Il était un exceptionnel joueur d’échecs et un visionnaire sans pareil. Son dada était la statistique. Il savait tirer les enseignements d’interminables pages de chiffres et saisissait au vol les moindres tendances. Il s’était spécialisé en avantage positionnel et en rendement surdimensionné.

Ses employés fourmillaient dans toutes les grandes places financières du monde, la plupart d’entre eux à Wall Street ou à la City. Il avait dans le monde entier des armées d’informateurs, d’analystes, de collecteurs de données. Du Cap à Tokyo, de Berlin à Punta Arenas. Les premiers hommes politiques à avoir bénéficié de son soutien et de ses pots-de-vin furent les dictateurs déments des pays africains. Sa créativité sans limites mena à la conception des produits financiers les plus sophistiqués et les plus complexes de l’histoire. Il avait inventé tellement de types de dérivées de risques que même un groupe formé des esprits les plus éclairés du monde n’aurait pas pu les comprendre, sans parler de saisir leur enjeu à long terme ni leur finalité. Rien ou presque de la gigantesque bulle spéculative à l’origine de la crise de 2008 n’était étranger aux manœuvres de Galeazzo.

Mais les grands changements à l’origine de sa colossale fortune – toujours aussi bien dissimulée qu’en Italie dans sa jeunesse, mais infiniment plus sophistiquée – furent la globalisation et la grande révolution technologique d’une part et la chute du communisme d’autre part. En particulier la privatisation agressive dans l’ex-Union soviétique, où les ressources nationales avaient été bradées pour trois fois rien, le capitalisme de l’entre-soi, la suppression des barrières commerciales et l’absence ou le manque de synchronisation des réglementations des marchés internationaux, le soutien massif accordé aux nouveaux capitalistes des marchés émergents devenus par la suite des oligarques – tout cela ne représentait qu’une infime partie du cocktail létal qu’il avait réussi à la perfection.

 

L’étape suivante, naturelle et logique, avait été de contrôler les États. Et d’exercer un lobbying envahissant, de corrompre des hauts fonctionnaires partout dans le monde, des membres des gouvernements, des parlementaires qui proposaient partout des lois sur mesure pour les produits dans lesquels Visconti avait des intérêts commerciaux. Tout cela se mêlait élégamment au travail d’influence des pouvoirs judiciaires, à la pression continuelle exercée sur les organismes de réglementation des marchés – y compris sur les gouvernements pour sauver, après la crise de 2008, les banques responsables de la crise –, aux énormes pots-de-vin passant les frontières des entreprises multinationales pour arroser les gouvernements des jeunes démocraties, investir dans leurs campagnes électorales, tuer la concurrence par des pratiques déloyales et occuper les marchés.

Le journaliste américain Matt Taibbi avait même trouvé une comparaison éloquente pour décrire ce phénomène. Il l’avait nommé « Vampire Squid », le Vampire des Abysses qui se serait posé sur la face de l’humanité pour en sucer le sang. Le journaliste de Rolling Stone parlait ainsi de Goldman Sachs, mais le surnom pouvait s’appliquer sans difficulté à l’ensemble du phénomène. C’était du moins ce que croyait Galeazzo Visconti dont le cynisme sans bornes le faisait apprécier cette expression. Il démarrait parfois sa journée en demandant à son assistant, gendre et bras droit Gian Maria Legnaiolo, le sang de qui il allait sucer ce jour-là.

 

Dans l’avion qui l’emmenait vers un des lieux de villégiature de son beau-père, Gianni passait mentalement en revue tout ce qu’il devrait faire jusqu’au moment tant attendu. Il conservait sur un disque dur externe tous les documents compromettants qu’il avait pu trouver sur Visconti. Il savait que, s’il savait comment s’y prendre, celui qui mettrait la main sur ces informations changerait la face du monde. Le visage hideux de la ploutocratie mondiale apparaîtrait au grand jour.

Pendant plus de dix ans, Gianni avait rassemblé toutes les données possibles sur les opérations illégales et amorales entreprises par son beau-père. Il y avait tout, des documents originaux aux enregistrements audio et vidéo de discussions avec les grands de ce monde, des relevés bancaires aux schémas du maillage complexe de compagnies offshore où était caché l’argent ainsi que les mécanismes pour son blanchiment, mais aussi les preuves des pressions exercées sur les gouvernements et les organismes internationaux, les listes interminables des personnes redevables à Visconti, quand et comment ils avaient été rétribués, les écoutes téléphoniques, le pillage sur des générations d’êtres humains à travers le monde et ainsi de suite. Une liste presque interminable. Si tout cela était rendu public, en même temps que les révélations des onze autres, qui, comme lui, collectaient des preuves depuis des années, le séisme ébranlerait le monde entier. Bien malin celui qui pourrait dire ce qu’il en resterait.

Il lui avait fallu quelques années pour atteindre Galeazzo Visconti et gagner sa confiance. Il avait fini par trouver son talon d’Achille. C’était l’amour presque pathologique que le multimilliardaire éprouvait pour les chiens. Visconti finançait toute une chaîne d’ONG via lesquelles, aimait-il faire remarquer, il rendait à la société un peu de ce qu’il avait reçu d’elle. Il se passionnait pour la sauvegarde des animaux et était apprécié pour cela. Il se targuait notamment d’avoir pu sortir de la tête des oligarques des ex-pays communistes leur obsession féodale pour le carnage des animaux sauvages.

Il avait même réussi à faire adopter par plusieurs Parlements des lois antichasse. Les tueries pour le plaisir de bêtes innocentes lui semblaient la chose la plus abjecte chez ces nouveaux parvenus d’après la chute du Mur de Berlin. C’était la survivance d’un réflexe de caste du parti communiste, le signe de leur impuissance. Il avait toujours considéré que l’homme s’abaissant à être violent avec les femmes, avec les animaux, avec ses subalternes et avec toute personne sans défense est en réalité un criminel en puissance, un maniaque et un lâche. Ce type d’homme utilise cet ersatz pour assouvir ses désirs, sa soif de sang et son plaisir à provoquer la souffrance de l’autre. Il avait pas mal manœuvré avec ces gens de l’Est. Cela avait été un peu plus dur avec les hommes d’affaires de l’Ouest qui jubilaient et salivaient à l’idée de participer à des massacres où ils étaient encore permis. La Transylvanie était un de ces endroits. Ainsi un ancien tennisman, profitant de la dérive postcommuniste, était devenu milliardaire en invitant ses associés de toute l’Europe à tuer des sangliers à la chaîne.

 

L’occasion idéale pour impressionner Visconti avait été prévue dans les moindres détails.

C’était un soir, alors qu’à la sortie de l’opéra il échangeait quelques mots avec un ami, sous le parapluie tendu par le chauffeur, juste avant de monter dans sa limousine. Alors qu’il pleuvait des cordes, un jeune homme en chemise, couvert de sang, heurta le véhicule. Il portait dans ses bras un chien blessé. Le jeune Gianni était ce jeune homme. Il avait failli tomber, mais n’avait pas lâché l’animal. Galeazzo l’avait remarqué. Lorsqu’il apprit que l’animal avait été renversé par une voiture et que Gianni courait vers le cabinet vétérinaire le plus proche, le milliardaire lui proposa de le conduire dans sa propre clinique vétérinaire. Gianni se montrait très préoccupé et veilla l’animal toute la nuit, dans l’attente de savoir qu’il était sorti d’affaire. Le chien n’avait qu’une blessure superficielle, ce que le jeune homme savait parfaitement puisqu’il la lui avait lui-même infligée.

Cette nuit-là, il passa du temps à discuter avec Visconti, tout aussi soucieux du sort de l’animal, et le milliardaire fut impressionné par l’empathie du jeune homme autant que par sa capacité à parler de sujets économiques pointus. Il l’invita à déjeuner le lendemain. Il avait toujours voulu un fils et ce jeune homme ressemblait beaucoup à celui dont il avait rêvé. Il le soumit à toutes sortes de tests, persuadé que Gianni ne s’en rendait pas compte et peu à peu il lui confia des tâches, d’abord simples puis, à mesure que le temps passait et qu’il s’en acquittait avec brio, de plus en plus difficiles. Sa fille courtaude et très myope avait abdiqué devant sa beauté. Deux ans plus tard, Gianni était devenu son bras droit et son gendre. Le beau-père partageait avec lui presque tous ses secrets, mais ne lui avait encore rien dit du Conseil ni de l’Ordre dont il faisait partie. Il aimait l’idée que Gianni pourrait lui succéder. Mais il était convaincu que ce moment était encore loin.

L’avion atterrit sur l’aéroport d’Olbia et Visconti monta dans sa Ferrari qu’il avait laissée là. Il devait se rendre aux États-Unis pour la réunion extraordinaire du Conseil, mais il voulait auparavant passer la soirée en compagnie de sa femme, de sa fille, de son gendre et de leurs jumeaux.